samedi 21 décembre 2013

La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain. Et nous, et nous...

Le grand entretien 25/05/2013
Pierre Haski | Cofondateur


« Chindiafrique » de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski, Ed. Odile Jacob

En 2030, dans à peine dix-sept ans, la Chine, l’Inde, et l’Afrique compteront chacune un milliard et demi d’habitants. Et le monde sera différent.

Partant de ce constat, Jean-Joseph Boillot, économiste, et Stanislas Dembinski, journaliste économique, dessinent dans leur livre « Chindiafrique » (Ed. Odile Jacob) le monde de demain, dans lequel la vieille Europe est menacée d’effacement. Un livre destiné à nous faire comprendre que nous ne sommes plus le centre du monde...

Rencontré le week-end dernier à Saint-Malo, dans le cadre du Festival Etonnants voyageurs qui avait invité cette année un fort contingent d’auteurs africains de la nouvelle génération, porteurs de dynamisme et de créativité, Jean-Joseph Boillot a dressé pour Rue89 le panorama de ce triangle émergent en plein essor, Chine-Inde-Afrique, lourd d’incertitudes, de menaces, et d’opportunités.

Au même moment, le Premier ministre chinois, Li Keqiang, effectuait sa première visite en Inde, peu de temps après la tournée africaine du Président chinois Xi Jinping... La « Chindiafrique » est en marche. Entretien. 



Le premier ministre chinois Li Keqiang à son arrivée à New Delhi dimanche 19 mai (AP Photo)

Rue89. Pourquoi ce concept de « Chindiafrique » ?

Jean-Joseph Boillot. On connaît généralement « Chindia », cette idée née dans les années 2000, selon laquelle ce n’était pas une, mais deux grandes puissances, la Chine et l’Inde, qui allaient marquer le « siècle de l’Asie ».

Ce concept ne m’avait pas semblé pertinent à l’époque, mais surtout il était véhiculé par un lobby, en l’occurrence celui des économistes indiens qui peuplent les banques d’affaires américaines ! 


Derrière eux, il y avait ce rêve d’une Inde décollant à deux chiffres et rattrapant la Chine... 


Jean-Joseph Boillot le 21 mai à Saint-Malo (Pierre Haski/Rue89)

Derrière Chindia, il y avait la course du lièvre et de la tortue. Le lièvre était chinois et il allait s’épuiser sur les courbes démographiques, alors que l’Inde avait le temps pour elle...

Il manquait à cette approche un élément que montrent les courbes sur lesquelles j’ai travaillé : l’Afrique, dont l’évolution démographique croise en 2030 celle des deux géants d’Asie.

A partir de ce constat, j’ai tenté de comprendre ce qui pouvait se passer, en observant à la fois la démographie, mais aussi le plan scientifique, les stratégies économiques etc. 


Conclusion : 

la Chine est là pour durer : je n’appartiens pas à l’école qui voit la Chine s’effondrer ;
l’Inde, malgré toutes ses difficultés, est lancée et va continuer à son rythme ;
indéniablement, ce n’est pas seulement l’illusion des matières premières, il y a aussi un bateau africain qui s’est ébranlé, avec une jeunesse qui pousse au changement institutionnel.

On voit aussi que ces trois géants vont travailler ensemble. La Chine est déjà le premier partenaire de l’Afrique, l’Inde en est le troisième, les entreprises chinoises, indiennes ou africaines se comprennent bien. 


Les Chinois travaillent en Afrique dans les mêmes conditions que la Chine des années 80, l’Inde est dans le même contexte que l’Afrique.

Ces trois mondes ont beaucoup de points communs et assez peu de divergences sur le fond à court terme. Et compte tenu de leur effet-masse, leurs paradigmes économiques et politiques vont marquer le monde. 



Entrepreneur chinois au Nigéria. Photo du livre « Chinafrique » (Paolo Woods)

En quoi ce poids démographique et le dynamisme économique formatent-ils nécessairement le monde ?

Tous les Français comprennent le baby-boom qui a marqué la France des années 60. Quand on parle de démographie, ce n’est pas le nombre qui compte, mais la dynamique sociodémographique, le « capital humain », le nombre de jeunes actifs, le niveau moyen d’études, etc.

La jeunesse conditionne les modes de vie et de consommation. On l’a vu en Chine ces vingt dernières années, on le voit en Inde avec le mariage que j’appellerai « Bollywood », et on le voit en Afrique avec l’explosion des téléphones mobiles par exemple.

L’Europe, a contrario, a plus de 50% de sa population ayant plus de 50 ans. C’est un vieux monde.

Le rythme de la production et de la consommation des quinze prochaines années sera incontestablement conditionné par ces trois mondes. On voit par exemple les entreprises chinoises cibler de plus en plus l’Afrique et l’Inde : elles ont compris qu’elles avaient atteint une limite aux Etats-Unis et en Europe.

La Chine est déjà devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique comme de l’Inde... Et elle espère que la croissance africaine pourra se substituer à la demande européenne en berne.

N’y a-t-il pas aussi beaucoup de contradictions entre ces trois mondes ? Ce triangle semble très inégalitaire...

La figure du triangle n’est jamais totalement équilibrée. La thèse généralement est que la Chine est la puissance dominante, ce qui est indéniable ; elle est aussi asymétrique vis-à-vis de l’Afrique comme de l’Inde : la Chine peut se passer de ces pays, eux moins.

Néanmoins, même si la Chine est la puissance dominante économiquement, sans l’Afrique il lui manquerait une bouffée d’oxygène, à la fois pour les matières premières et le marché.

Dans l’espace de la culture, le « soft power », qui joue énormément, là encore la Chine est loin d’être faible même si on considère généralement que c’est l’Inde qui a l’ascendant.

La culture chinoise en Afrique a droit de cité, il n’y a que les Européens à ne pas le comprendre. Il y a des instituts Confucius partout. En Afrique comme en Inde, il y a une fascination pour la Chine.

Au total, quand on fait jouer le bouclage économique et les pondérations géopolitiques qui vont jouer beaucoup, et enfin le culturel, on s’aperçoit que ce triangle est très équilibré.

On voit déjà que dans les relations sino-africaines, il n’y a déjà plus le défilé des dirigeants africains à Pékin pour chercher de l’argent, mais un durcissement de la relation, y compris au niveau officiel.

Idem avec l’Inde qui ne manque pas d’alliés diplomatiques. Le rapport économique entre Chine et Inde, qui est de 1 à 4, est loin d’être déséquilibré en termes diplomatiques.

Les trois pôles ont bien compris qu’ils ont besoin l’un de l’autre, ce qui explique, par exemple, que les Indiens aient peu réagi aux incursions chinoises récentes sur leur territoire, et ont trouvé un compromis.

Est-ce valable de considérer l’Afrique comme un tout quand elle compte 54 Etats souverains ?

Oui, oui et oui, sans ambages ! Mes voyages en Afrique m’ont d’abord montré un continent africain. Et j’ai le regard de quelqu’un qui est allé en Chine et en Inde, pas seulement d’un Européen.

Les 54 pays n’ont pas d’existence. Ce sont des créations ex nihilo. Ce qui est important est de savoir si le principe de l’identité africaine est dans ces Etats-là.

Trois éléments me poussent à dire oui : 


Vis-à-vis du reste du monde, notamment vis-à-vis de la Chine et de l’Inde, s’est construite une identité africaine. C’est impressionnant de voir comment les Africains, ensemble, ont le sentiment d’avoir un avenir commun ; 


derrière les 1 000 à 1 500 ethnies, ce qui dépasse à un moment donné, ce n’est pas le pays puisque les frontières sont artificielles, ce sont les langues qui couvrent de vastes espaces comme le swahili ou l’haoussa. Et paradoxalement, de plus en plus l’anglais et le français qui sont les langues véhiculaires ; 


le troisième élément, c’est le marché économique. Les entreprises qui créent l’Afrique de demain ne sont pas des entreprises locales. L’Afrique du Sud concentre 50% de la capitalisation boursière du continent, mais ses entreprises sont présentes partout. 


Les entreprises chinoises ou turques construisent elles aussi un grand marché africain. 

La jeunesse africaine elle aussi circule de pays en pays pour trouver du travail, elle considère le continent comme un vaste ensemble.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas diversité de situations et elle explique que notre évaluation ne soit pas nécessairement très optimiste. Je suis confiant qu’il y a une dynamique qui va permettre de régler un certain nombre de problèmes, mais on voit bien qu’il reste de nombreuses fractures.

Si on prend par exemple le cas de l’Ethiopie, pays à forte croissance, elle décolle économiquement, mais comme le faisaient les Philippines de Marcos, sous la férule d’un dictateur bienveillant assis sur une Cocotte-minute. 


Et l’Ethiopie connaîtra sans doute le destin des Philippines ou de l’Indonésie d’ici une quinzaine d’années : ça pétera, sans trop qu’on sache où elle ira...

Il y a donc des fragilités qui tiennent au fait que l’Afrique n’est pas homogène, loin de là, mais cette diversité explique aussi l’agilité du continent. Dans notre monde, l’agilité est un atout.

Il y a aussi de nombreuses fragilités dans les trois géants, avec des questions sur la soutenabilité de leurs modèles économiques, l’épuisement des ressources, le vieillissement de la population en Chine etc.

Je me suis opposé à l’emploi du mot « géants » en couverture du livre, car ça aurait donné l’impression de rouleaux compresseurs. Le livre pointe au contraire les défis auxquels doivent faire face ces trois entités. Et si on ne comprend pas leurs défis, on ne peut pas non plus comprendre les opportunités qu’ils représentent.

Des trois, l’Afrique est le plus fragile, et nous n’utilisons pas l’expression « décollage de l’Afrique ». Il y a un frémissement, il y a un phénomène de cercles vertueux, mais il y a aussi les fragilités.

Et il y a le phénomène d’insoutenabilité à l’échelle de la planète. Le changement climatique est un élément menaçant pour la Chine, pour l’Inde et pour l’Afrique, bien plus que pour les pays développés qui sont riches et peuvent se protéger.

On voit bien que la Chine a copié le modèle occidental, mais ce n’est pas le cas de l’Inde et de l’Afrique qui sont obligées d’inventer d’autres modèles.

Et dans ce triangle, le « segment » Inde-Afrique marche extrêmement bien, car la frugalité des « business models » indiens est au moins aussi compétitive que l’efficacité des modèles chinois.

Exemple, le secteur médical. C’est l’Inde qui a l’ascendant sur le continent africain, par la mise sur le marché de ses médicaments génériques, autant que sur le plan des modèles d’hôpitaux de type indiens, c’est-à-dire la capacité de faire des opérations du cœur à 500 euros au lieu de 100 000 euros aux Etats-Unis. La Chine, elle, est à des niveaux de prix assez élevés.

Il y a un yin-yang asiatique qui apporte à l’Afrique le meilleur de lui-même, et l’Afrique fait bien la synthèse.

L’impact sur la gouvernance mondiale sera énorme, et le livre évoque trois hypothèses, une hypermondialisation féroce, un repli national lourd de menaces, et entre les deux une « mondialisation modérée ». Pourquoi ces trois options ?

Nous sommes clairement dans une période de rupture, non seulement liée à la crise économique, mais aussi à la crise de l’hyperpuissance américaine et du camp occidental. L’idée était d’étudier l’impact de ce triangle sur les sorties de crise.

On ne peut pas écarter l’idée d’une hypermondialisation non régulée. La Chine, l’Inde et l’Afrique sont très demandeuses de la poursuite de cette ouverture qui a été à l’origine de leur essor économique. Ils sont les trois dans une phase ascendante.

Mais cette hypothèse d’hypermondialisation n’est pas crédible, car il n’y aurait pas de processus d’arbitrage politique.

Ils auront plus intérêt dans l’avenir à une mondialisation dite modérée, résultant de négociations sur les coûts et les avantages, etc. Cela signifie que les institutions internationales dites de Washington (FMI, Banque mondiale) devront faire plus de place, non seulement à la Chine et à l’Inde, mais aussi à l’Afrique.

Il existe une diplomatie de la Chindiafrique, on l’a vu au récent sommet des Brics (Brésil, Russie, Chine, Inde, Afrique du Sud) à Durban, et elle fait concurrence à l’« autre ». 



Sommet des Brics à Durban, Afrique du Sud, mars 2013 (AP Photo/Sabelo Mngoma)

On va vers un monde véritablement multipolaire, ce qui écarte l’hypothèse d’un G-2 américano-chinois auquel je ne crois pas du tout, comme celle d’un éclatement car nous sommes trop solidaires les uns des autres.

Ils sont tous les trois demandeurs de la poursuite de l’ouverture mondiale, et ils ont de surcroît des diasporas très nombreuses.

Reste évidemment le scénario du repli nationaliste, qu’on ne peut pas totalement écarter. Paradoxalement, c’est l’Europe qui entraînerait cela, elle est aujourd’hui le maillon faible.

Pourquoi avoir laissé le Brésil hors de cette équation, qui n’a certes pas 1,5 milliard d’habitants, mais fait partie des Brics et est particulièrement dynamique ?

J’ai aussi laissé dehors la Russie dont je ne pense pas qu’elle fera le monde de demain, enlevant donc le B et le R des fameux Brics !

S’agissant du Brésil, plusieurs facteurs me poussent à l’écarter ou en tout cas à le considérer comme un acteur relativement secondaire : 


il y a un vieillissement extrêmement rapide de la population qui pose problème. Les ressources humaines de l’Amérique latine se vident au profit des Etats-Unis qui deviennent un pays latino-américain ; 


le Brésil (et l’Argentine) garde un pouvoir agroalimentaire fort, mais ça ne serait un vrai pouvoir que dans le scénario de l’hypermondialisation. Aujourd’hui, tout le monde veut garder la clé de la sécurité alimentaire. 


La Chine en particulier ne peut pas rester dépendante pour son alimentation et pousse la recherche génétique ; 

le Brésil est un échec scientifique. En dix ans, il est passé d’un pays en voie de s’industrialiser à un pays de nouveau dépendant de ses matières premières et produits de base sous le coup de boutoir de la demande chinoise ; 


il lui reste la carte géopolitique. Le Brésil joue-t-il réellement un rôle dans la nouvelle architecture de demain ? Très faible, et cette faiblesse s’est accentuée depuis le départ de Lula.

L’Europe est-elle la grande perdante de cette restructuration du monde, ou peut-elle y trouver son compte ?

En termes de potentiel, elle est bien placée : 


elle est à la porte de l’Afrique, en termes de distance, de culture, de relations historiques... ;
sur la Chine, elle a plutôt bien joué, elle est extrêmement présente, et Pékin est demandeur d’Europe pour contrebalancer les Etats-Unis.

Le problème est qu’il y a une fenêtre d’opportunité pour l’Europe, mais pas de certitudes. 


L’Europe sera-t-elle capable de travailler sur ses faiblesses afin d’être capable de peser sur ce jeu-là, ou, au contraire, ce qui est en train de se produire, se laissera-t-elle fissurer par l’émergence de Chindiafrique ?

Le problème est que, lorsqu’on s’éloigne de l’Europe, les diplomates européens se bouffent le nez, les diplomaties européennes sont en rivalité sur ces théâtres d’opérations.

On voit bien la divergence entre pays européens : l’« Europe des commerçants », celle du nord, qui s’est toujours façonnée autour du commerce – l’Allemagne, les pays nordiques... –, a bien réagi sur ces nouveaux marchés, surtout en Chine et en Inde. Pas celle du sud.

L’Allemagne fait 25% de son commerce extérieur vers la Chine, et est très présente en Inde. Dans ce dernier pays, le différentiel France-Allemagne est de 1 à 6 !

La France n’a pas encore un positionnement net par rapport à cette nouvelle demande mondiale. Elle continue à vouloir tout faire, alors que la logique serait de se spécialiser, d’avoir en Europe des pays ou des zones spécialisées, comme l’Allemagne sur l’industrie.

La France ne valorise même pas le secteur dans lequel elle est la mieux placée, le tourisme. Les touristes chinois se plaignent de l’accueil, et passent autant de temps à Vienne qu’à Paris, parce que l’accueil autrichien a été conçu en fonction de cette nouvelle demande.

Si cette Europe assume que face à cette redistribution des cartes, elle doit réorganiser sa géographie économique et son architecture politique, alors elle a tout à gagner à l’émergence de ce nouveau monde. Je doute qu’elle le fasse.

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