lundi 19 mai 2014

Congo Inc, laboratoire du futur

25 avril 2014

Une fiction ? Allons donc !


Voici un livre dont le lecteur, pour peu qu’il se soit jamais intéressé au Congo, a l’impression de connaître tous les protagonistes. Un roman ? Comment le qualifier ainsi alors que la trame de cet ouvrage se découpe chaque jour dans l’actualité ? 

Pas plus que le jeu video qui fait l’éducation du jeune Pygmée Isookanga, l’histoire n’est imaginaire que par l’enchaînement des séquences…

Le point de départ du récit est tellement évident, que nul, avant In Koli Jean Bofane n’avait osé l’énoncer aussi simplement : le Congo, avec ses guerres, ses cruautés, ses convoitises, n’est pas en retard sur l’époque, il est en avance. 

Précurseur de désordres futurs, de rapprochements insoupçonnés, annonciateur d’une débrouillardise universelle qui sera la condition de la survie sur une planète privée de repères. 

Sous la voûte d’une forêt tropicale qu’il voudrait voir disparaître car elle fait obstacle à ses ambitions, Isookanga, futur chef de la tribu pygmée des Ekonda, croit au progrès, à l’internationalisme, il se moque des traditions de ses ancêtres. 

Le jeu video Raging Trade, découvert sur l’ordinateur volé à une jeune anthropologue, a donné à l’aspirant mondialiste les clés de compréhension qui lui manquaient : par le biais de groupes armés et de compagnies de sécurité, les multinationales se disputent un territoire d’une richesse insolente, le « Gondavanaland ». 

Le nom des sociétés, à lui seul, annonce le programme et la couleur : Skulls and Bones Mining Fields, Mass Graves Petroleum, Hiroshima-Naga, Blood and Oil, Uranium et Sécurité sans oublier l’ennemi avec lequel il faut toujours compter, Kannibal Dawa, redoutable dans le lobbying et la négociation, toujours prêt à trahir. 

A la tête de Congo Bololo (Congo amer…) Isookanga se veut un raider vorace. Tout lui est bon à prendre, pétrole, eau, terres mais surtout, oh surtout, ressources minières. A cette fin, à lui comme aux autres, tout est permis, les bombardements, le nettoyage ethnique, les viols massifs, les déplacements de population, la mise en esclavage de villageois obligés de creuser jusqu’au bout de la vie. 

Autofinancées, ces guerres comportent parfois des désagréments, aisément surmontables d’ailleurs, embargos de l’Onu, gel des comptes bancaires voire tribunaux internationaux… 

Rien ne réussit cependant à interrompre la lancinante rengaine de Raging Trade, « run nigga run », une chanson qui fait courir le jeune Pygmée jusque Kinshasa et l’aide à se tailler une place au soleil, non plus dans le jeu virtuel, mais dans un monde réel où « run mothafucker run » (cours, violeur de ta mère) n’est plus un couplet mais une réalité.

Isookanga, le fil (fils ?) conducteur croise et recroise des personnages à la fois réalistes, attachants mais qui ont un air de déjà vu : Shasha la Jactance, une fille qui, après avoir échappé à un massacre dans l ’Est s’est réfugiée parmi les shege (enfants des rues ) de Kinshasa, Waldemar Mirnas le Casque bleu lithuanien, Zhang Xia le jeune Chinois abandonné par son patron mais qui se concocte un business plan d’enfer avec son pote le Pygmée. 

Le récit est dominé par la prestance de Kiro Bizimungu, l’ex commandant Kobra Zulu dont les camions chargés de militaires avaient un jour débarqué dans le territoire de Mwenga (Sud Kivu) « afin de contribuer à réaliser l’utopie des ex hommes d’Etat et des milliardaires réunis à Urugwiro Village (siège de la présidence du Rwanda) : épouvanter les habitants du Kivu qui ne voulaient ni se terrer ni disparaître afin qu’ils finissent par quitter la terre de leur plein gré ». 

Décrivant le déferlements de la cruauté et du sadisme, Jean Bofane est allé aussi loin que les rapports de Human Right Watch ou de la Cour pénale internationale, mais le talent de l’écrivain l’a emporté sur la prose froide des enquêteurs : son personnage de Kiro Bizimungu est plus réaliste, plus crédible encore que celui de son modèle Bosco Ntaganga…

Kinshasa, lieu de concentration de la fission, laboratoire du futur et accessoirement capitale de la nébuleuse Congo Inc : seul un conteur hors pair pouvait nous y amener, nous faire accepter que dans ce récit monté de toutes pièces, tout pourrait être vrai…
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Le carnet de Colette Braeckman
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In Koli Jean Bofane, Congo Inc, le testament de Bismarck, Actes Sud

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