mercredi 11 février 2015

Le Paris perdu des dictateurs

6 février 2015


Photo Sipa L’ex-président tunisien Zine Ben Ali et sa femme, Leila, en 2006.

Pour les dirigeants étrangers qui mènent grand train à Paris grâce à des fonds publics, c’est la fin de l’impunité. Juges français et Etats spoliés lancent l’offensive contre leurs biens mal acquis, dont la valeur frôle le milliard d’euros.



Longtemps, la loi du silence fut de mise. Ces dictateurs menaient grand train dans les commerces chics des beaux quartiers et les imposantes suites des palaces parisiens. 

Ils organisaient fréquemment des fêtes outrancières avec amis mondains et courtisans, parfois des prostituées de luxe, dans leurs propriétés. Des « biens mal acquis » achetés grâce à l’argent public de leur pays.

Pendant trois ou quatre décennies, ces chefs d’Etat ont ainsi acquis pour eux et leurs familles les plus beaux appartements et hôtels particuliers. Sans vouloir s’interroger sur ces flots d’argent, les notaires, agents immobiliers, banquiers, architectes, hommes d’affaires leur ouvraient grand leurs portes. 

C’est donc peu dire que le coup de massue qui s’abat actuellement sur cet univers le laisse tétanisé. Plusieurs événements annoncent, selon nos informations, une offensive d’huissiers et de policiers contre les trésors parisiens de ces dirigeants. 

  
Le Président syrien Bachar al-Assad et sa femme, Asma, lors d’une visite officielle à Paris, en 2010. © AFP.

1. Les saisies se multiplient

Trois propriétés des beaux quartiers de Paris d’une valeur globale de plus de 5 millions d’euros, avenue Kléber, rue de Ponthieu et rue Le Sueur, ont été saisies l’été dernier par des juges d’instruction. 

Un tel acte devient banal en matière de lutte contre le crime, mais pour les autocrates de toute la planète, il retentit comme un signal d’alarme. Selon la procédure judiciaire dont nous avons pu prendre connaissance, ces trois logements ont été achetés par Slim Chiboub et Mohamed el Materi, les gendres de l’ancien président tunisien Zine Ben Ali, chassé en 2011 par la première révolution arabe. 

Ces biens sont désormais susceptibles d’être restitués à l’Etat tunisien, au terme de l’enquête pour « recel de détournement de fonds publics », ouverte en 2011. 

  
L’ex-Président sénégalais Abdoulaye Wade (à gauche), ici à Dakar en 2008 avec son fils Karim. Ce dernier, qui a exercé la fonction de ministre, est écroué et jugé depuis juillet 2014 au Sénégal pour « enrichissement illicite ». © AFP.

2. Les ONG ont lancé le mouvement

Cette accélération est le fait des juges, le pouvoir politique français se montrant plutôt embarrassé. C’est contre sa volonté, et malgré l’opposition du procureur de Paris, que la Cour de cassation avait ouvert la brèche en permettant une première enquête, le 9 novembre 2010. 

La plus haute juridiction de France avait considéré, pour la première fois, que la plainte d’une ONG, Transparency International en l’occurrence, pouvait légalement obliger la justice à enquêter, les Etats victimes des prédateurs étant dans l’incapacité de se défendre puisqu’ils étaient dirigés par leurs propres pillards. 

Ce fut l’œuvre des associations Transparency International, Sherpa, CCFD-Terre solidaire et de leur avocat William Bourdon, qui déposa les premières plaintes en 2007 et 2008.

La brèche s’élargit aujourd’hui et cinq informations judiciaires conduites par les ténors du pôle d’instruction financier de Paris, Roger Le Loire, René Grouman, Renaud Van Ruymbeke et Serge Tournaire, sont aujourd’hui ouvertes sur les richesses frauduleuses imputées aux dirigeants ou ex-dirigeants de Guinée équatoriale, République du Congo, Egypte, Tunisie, Syrie, Ouzbékistan et du Gabon. 

Selon nos estimations, plusieurs dizaines d’immeubles luxueux et des patrimoines financiers et mobiliers – d’un montant global de l’ordre du milliard d’euros – sont en jeu. 

L’Etat français rechigne toujours à suivre et les moyens alloués aux enquêtes policières sont plutôt maigres. Les intéressés résistent et ont recruté l’élite du barreau français pour une lutte juridique qui s’annonce âpre.

L’arme de la saisie préalable – un nouveau dispositif mis en place en 2010 pour faciliter les saisies et les confiscations en matière pénale – avait été utilisée une première fois en 2012, concernant un hôtel particulier au 42, avenue Foch, acheté sept ans plus tôt par Teodorin Obiang, fils du président de la Guinée équatoriale, et dont la valeur est estimée à 110 millions d’euros. 

L’opération avait frappé les esprits, les policiers saisissant en ces lieux un trésor, avec environ un millier d’objets d’arts, des voitures de luxe, des vins fins et des meubles de collection. Teodorin Obiang est devenu, en mars 2014, le premier dignitaire des régimes visés à être mis en examen pour blanchiment.

Les immeubles acquis par l’ex-dictateur égyptien Hosni Moubarak et ses proches pourraient aussi être saisis, de même que ceux détenus par Rifaat al-Assad, oncle du président syrien Bachar al-Assad et ancien vice-président de son pays passé dans l’opposition. 

Le juge Renaud Van Ruymbeke recense actuellement l’incroyable patrimoine accumulé par cet homme : il se compterait en milliards d’euros sur le plan international et, à Paris, comprendrait, entre autres, un immeuble de sept étages avenue Foch, un hôtel particulier dans le 16e et plusieurs dizaines d’appartements avenue Kennedy.

La tâche des juges est épineuse quand ils visent des régimes toujours en place et proches diplomatiquement de Paris, notamment ceux d’Ali Bongo, président du Gabon, et de Denis Sassou-Nguesso, président de la République du Congo, qui possèdent des dizaines d’immeubles et de logements en France. 

Selon nos informations cependant, des pas décisifs ont été franchis dans ces dossiers. Le 4 novembre dernier, l’homme de confiance de la famille Bongo à Paris, Daniel Mentrier, 69 ans, a été mis en examen pour complicité de blanchiment de détournement de fonds publics et recel. 

Il a admis que 53 millions d’euros avaient été déposés en espèces dans les années 2000 par les dirigeants gabonais sur le compte de sa société Avenir 74, pour l’achat et l’aménagement de deux résidences de luxe à Paris et d’une troisième, à Nice (Alpes-Maritimes).

Proche d’Omar Bongo (président de 1967 à 2009) puis de son fils et successeur Ali Bongo, Daniel Mentrier a déclaré aux juges : « Les règlements en espèces sont légaux au Gabon, et le président et sa famille faisaient partie des plus grandes fortunes au monde. » Tout était donc normal à ses yeux. 

Trois autres proches de la famille Bongo ont aussi été mis en examen et les actes des ventes litigieuses ont été saisis lors de perquisitions chez des notaires. 

Concernant le régime congolais de Sassou-Nguesso, les juges ont établi, grâce à la coopération du paradis fiscal de Saint-Marin, l’origine frauduleuse des 8,5 millions d’euros payés pour l’achat et l’aménagement d’une résidence à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) pour Julienne, fille du Président, et son mari. 

L’argent viendrait du Trésor public congolais et de pots-de-vin versés pour l’obtention de marchés publics au Congo, pense l’accusation. Les poursuites ont été élargies aux faits de blanchiment de corruption.

  
Fils du président Omar Bongo, mort en 2009, Ali, et son épouse, Sylvia. © François Lafite / Wostok Press.

3. Les dictateurs africains ne sont plus les seuls visés

L’offensive sur les biens mal acquis gagne tous les continents. Ainsi, une procédure a été ouverte en 2013 sur la fortune de Gulnara Karimova, fille d’Islam Karimov, au pouvoir depuis 1991 en Ouzbékistan, ex-république soviétique. 

Cette blonde très mondaine a ses lignes de vêtements, de bijoux, écrit des poèmes et elle a aussi chanté avec Gérard Depardieu sous le nom de Googoosha. Elle fut aussi un temps ambassadrice aux Nations unies à Genève. 

Le juge Serge Tournaire s’est penché sur un autre volet de ses activités, une gigantesque affaire de corruption entre la Suède, la Suisse et l’Ouzbékistan autour de marchés de télécommunications. 

Selon nos informations, l’enquête a révélé un patrimoine de 50 millions d’euros d’origine présumée frauduleuse : une villa près de Saint-Tropez (Var), un château à Montfort-l’Amaury (Yvelines) et un appartement à Paris. Tous trois menacés de saisie. 

  
Fille du président de l’Ouzbékistan, Gulnara Karimova, est dans le collimateur de la justice pour des affaires de corruption. Plusieurs biens immobiliers en France, dont un appartement à Paris, sont menacés de saisie. © Age Fotostock.

4. Les Etats portent plainte contre leurs ex-dirigeants

Désormais, les Etats eux-mêmes brisent la loi du silence sur les malversations passées en sollicitant directement et pour la première fois l’action judiciaire française. 

En novembre, la République centrafricaine a ainsi déposé une plainte à Paris concernant les biens acquis en France par l’ancien président François Bozizé, chassé en 2013, et ses proches, soit une dizaine de biens immobiliers, dont une villa à Cannes et une maison dans les Yvelines. Une enquête a été ouverte à Paris en décembre dernier.

Le Sénégal pourrait bientôt faire de même concernant les biens acquis à Paris par les proches de Karim Wade, fils et ex-ministre de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012). 

La valeur du patrimoine suspect – dont un ensemble immobilier de 5,8 millions d’euros boulevard Saint-Germain – a été estimée par une enquête de police préliminaire à 21 millions d’euros, mais le parquet de Paris a classé la procédure sans suite en mai dernier.

 Actuellement écroué au Sénégal, Karim Wade – jadis surnommé chez lui « ministre du Ciel et de la Terre » – est jugé depuis juillet à Dakar.Mais le président sénégalais élu en 2012, Macky Sall, hésite à relancer la justice française en saisissant directement un juge d’instruction par la procédure de plainte avec constitution de partie civile. 

L’avocat de l’Etat sénégalais, Samuel Ndiaye, l’y encourage : « C’est une question de principe. Il faut de la transparence, de la moralisation et la fin de l’impunité. »

Cette question « de principe » pourrait devenir cruciale. L’orgie de dépenses de dirigeants au pouvoir depuis souvent deux à trois décennies, dans des pays regorgeant de ressources naturelles comme le pétrole, le gaz ou le bois, est vue comme obscène tant les populations sont abandonnées. 

Dans le classement 2012 de l’indice du développement humain de l’ONU, les pays concernés par les procédures françaises se classent entre la 94e et la 136e place mondiale sur 187 Etats. 

Pendant que leurs dirigeants pillent les caisses, beaucoup d’habitants n’ont ni l’eau courante ni accès aux soins médicaux ou à l’éducation pour leurs enfants. 
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Thierry Lévêque

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