samedi 21 février 2015

Nzimbu, au coeur du Congo, le chant d'un monde sans frontière



Pour son nouvel album, le compositeur, pianiste et chanteur Ray Lema a, une fois encore, imaginé une formule différente des précédentes. Cette fois-ci, il n’est pas en solo, ni entouré de Voix Bulgares, de gnaouas ou d’un orchestre symphonique brésilien. 

Cette fois-ci, il s’est acoquiné à deux de ses compères congolais, Ballou Canta et Fredy Massamba, et à son guitariste brésilien Rodrigo Viana pour commettre Nzimbu. 

Un album à la sobriété radicale, acoustique, entièrement dédié à leurs trois voix, qui reprend le répertoire de chacun, revu et corrigé pour l’occasion. 

Il y a le timbre délicieux et enrobé de Ballou Canta, le cadet, fameux acteur de la scène musicale congolaise, mais aventurier de bien d’autres, qui pose sa voix sur quelques rumbas romanesques. 

Il y a celle de Fredy Massamba, haute et puissante, exceptionnelle dans son amplitude. Le « Petit » apporte son registre hip hop et rap qu’il aime à marier aux polyphonies africaines. 

Et celle du « Grand » qui orchestre le tout de son savoir-faire inaltérable. Avec Nzimbu, il est question de sagesse, d’amour, de guerre, de patrimoine traditionnel, de deux Congo séparés par un fleuve et des frontières, mais qui ne font qu’un seul et même peuple, ici réunis. 

La symbiose entre les trois générations fonctionne à merveille, imbriquant les personnalités de chacun. Nzimbu prodigue élégance et originalité. Sans aucun doute une des plus impeccables productions de ce début d’année. 

Nous avons rencontré les quatre protagonistes de cet album pour une conversation à bâtons rompus, entre rire et profondeur, la voici.


Rodrigo Viana, Ray Lema, Ballou Canta et Fredy Massamba © N'Krumah Lawson Daku

Le kikongo est très proche du staccato, du swing de l’anglais

Marianne

Que veut dire Nzimbu ?

Ray Lema

Cela veut dire le chant et c’était aussi la monnaie qu’on utilisait dans l’ancien royaume Kongo, les cauris (coquillages), qui sont sur la pochette. Et c’est en kikongo.

Marianne

Pourquoi avoir choisi cette langue ?

Ray Lema

Le gros de l’affaire se passe en kikongo, c’est vrai. Même s’il y a un peu de français et de lingala dans l’album. Le kikongo car nous sommes tous les trois du Bas-Congo, du même royaume, qui comprenait beaucoup de pays africains avant que les Occidentaux ne viennent le découper. Moi, je suis de Kinshasa, Ballou et Fredy de Brazzaville. Mais le kikongo existe aussi en Centrafrique, au Gabon, en Angola et ailleurs. C’est donc la langue que nous avons en commun.

Marianne

Est-ce que cette langue a une rythmique particulière qui se prêterait particulièrement au chant, auquel cet album est consacré ?

Ray Lema

Oui, c’est ce que j’ai découvert en écoutant Fredy, c’est vraiment lui qui le premier a commencé à exploiter cette langue et qui nous l’a rendue sensible. Moi je ne parle pas vraiment kikongo, je le comprends un peu, mais ne le pratique pas couramment comme Fredy. En l’écoutant parler, en écoutant ses chansons, je me suis rendu compte que cette langue était musicale. Certaines langues, quand on les chante, ne sont pas vraiment excitantes. Elle, si. On peut mieux exprimer les émotions qu’avec le lingala, qui est une langue ronde, langoureuse. Le kikongo peut être très anguleux, comme on peut l’arrondir.

Fredy Masamba

Le kikongo est très proche du staccato, du swing de l’anglais. Je me suis lancé dans le kikongo car je me suis rendu compte que tous les potes avec qui j’ai grandi, à Brazzaville ou à Pointe Noire, s’intéressaient beaucoup plus à la langue française, une langue que l’on partage certes, nationale, qu’on ne peut nier. Mais on ne faisait pas attention à la langue de nos parents. Avec des amis, nous nous sommes dit que le swing de cette langue, que je comprends, que je maîtrise, serait bienvenu dans un album. Le kikongo parlé au village n’est pas le même que celui du citadin qui se perd, comme beaucoup de langues africaines sont en voie de disparition. C’est un défi qu’on s’est lancé, dont on a parlé à Tonton Ray, qui a dit : « Ok, on y va! »

Je voulais un album de voix. Je voulais casser cette image de l’Africain qui gigote avec ses tambours


Marianne

Vous êtes donc partis sur l’idée de la langue et du chant comme éléments clé de cet album ?

Ray Lema

Oui. Comme je ne parle pas la langue, j’étais très mal à l’aise au début. Mais de pouvoir entendre quelqu’un comme Fredy qui la parle et la chante bien, je n’ai pas hésité et j’ai retrouvé ma propre langue. On a alors commencé à travailler ensemble. Mais chez nous, les polyphonies, les harmonies, sont triangulaires, pas binaires. Il nous fallait donc une troisième voix. Ça a été Ballou, qui travaille avec moi depuis longtemps et qui parle kikongo.

Je voulais un album de voix. Je voulais une musique africaine sans tambour, casser cette image de l’Africain qui gigote avec ses tambours. La langue étant déjà très rythmique, c’était superflu de rajouter des percussions. La guitare de Rodrigo, mon piano, les voix, on se sent autosuffisant comme ça. Nous sommes des modernes, ouverts à tous les vents, même si nous nous sommes basés sur notre langue et quelques traditions. On essaie simplement de passer notre message. Une chanson, c’est pour dire quelque chose, pas pour faire la vitrine d’une tribu ou de je ne sais quoi.

Marianne

Vous êtes-vous découverts les uns les autres au fil de cet album. Vous êtes-vous étonnés ?

Ballou Canta

A chaque fois que je suis au contact du « Grand », je sors toujours de là très enrichi, ça devient naturel. Je découvre toujours cette capacité qu’il a à mélanger les instruments qu’on ne peut pas mettre ensemble, comme là : prenez un piano, une guitare brésilienne et faites de la musique congolaise ! Et puis j’ai eu l’agréable surprise de voir le potentiel du petit frère. Je m’enrichis tous les jours.

Marianne

Parlons de quelques titres de cet album. Il y a « Les Oubliés du Kivu », vous avez ressenti la nécessité de dire tout haut le drame qui se passe dans cette région de la République démocratique du Congo et qui est trop peu relayé dans les medias ?

Ray Lema

Oui car dans l’ancien royaume Kongo, nous sommes matrilinéaires, c’est la mère qui est la garante du clan, donc quand on touche à la femme, chez nous c’est un sacrilège. Ce qui est en train de se passer dans l’Est de ce pays est un vrai drame culturel. J’ai parlé avec ce médecin, Denis Mukwege (ndlr : prix Sakharov 2014) qui soigne ces femmes victimes de viol. Il explique bien qu’une des problématiques, c’est qu’en Afrique, une femme violée devient presque intouchable. Donc utiliser le viol comme arme de guerre détruit tout le tissu social de la région. C’est un drame dont les gouvernants devraient parler, mais ils ne le font pas. Alors, c’est à nous de le faire, avec le peu de voix que nous avons.

Ce qui se passe à l’intérieur, ce n’est pas seulement de la musique, ça va au-delà, c’est une vibration culturelle qui passe entre nous



Marianne


Le titre « Lusambu » ?

Ray Lema

C’est une prière. C’est le notre père catholique. Nous sommes tous les trois croyants, profondément, sans être d’une religion particulière. On demande à Dieu d’avoir de la compassion pour l’humanité qu’il a créée et qui est en train de dériver. C’est ce morceau qui a lancé le projet.

Marianne

Ray, vous qui avez travaillé avec beaucoup de monde durant votre carrière, cet album a-t-il une place particulière ? Est-il un retour aux sources ?

Ray Lema

Oui. C’est la première fois que je chante dans la langue de mes parents et ça me fait découvrir des choses, des sensations. Il m’a révélé la dimension culturelle qui est en moi. La musique chez nous n’est pas un art comme ici. En Occident – c’est en tout cas ce qui transparaît à notre regard - le peuple laisse les artistes faire la musique. Chez nous, tout le monde est dans la musique, depuis le plus jeune âge. Je me souviens de moi dans le dos de ma mère quand elle dansait. Ce sont des sensations qui commencent à me revenir. Ça a réveillé des choses tellement enfouies. C’est énorme dans ma vie ce qui est en train de se passer avec la rencontre de cette langue que je n’ai jamais pratiquée. C’est une langue tellement plus évoluée que le lingala, parlé à Kinshasa. Quand on s’exprime en lingala, il faut presque 60% de lingala et 40% de français pour qu’on se comprenne car la langue est encore trop pauvre. C’est une sorte de créole. Alors que le kikongo non. Ce n’est pas seulement un dialecte, c’est une langue qui a déjà évolué.

Marianne

Rodrigo, toi le Brésilien à la guitare, tu ne t’es pas senti trop seul ?

Rodrigo Viana

Non ! C’est d’abord une grande chance pour moi de travailler avec ces trois-là. Ils m’ont fait rencontrer ce que j’entends depuis que je suis petit. Une rencontre avec mon inconscient aussi ! Toutes ces musiques-là, congolaises, sont quelque part « normales » pour moi. Je viens d’un pays, le Brésil, complètement métissé et qui est directement héritier de l’Afrique Centrale. On est arrivé ensemble à ce travail avec la guitare qui met en valeur les voix. Pour moi, la guitare est une autre voix derrière qui supporte les autres.

Nos pays ont beaucoup de choses en commun : on se lave avec les mêmes éponges végétales, on mange de la goyave verte, du manioc, on a ces mêmes rythmes !

Ray Lema

Etant croyants, nous ne croyons pas au hasard. Rodrigo vient de l’Etat du Minas Gerais au Brésil. Je suis allé là-bas et j’ai visité une ville qui s’appelle Ouro Preto. C’est là que beaucoup d’esclaves Kongo ont été amenés. J’ai visité la mine d’or avec des kilomètres de couloirs où les esclaves ne pouvaient se tenir debout. Ils en sortaient seulement morts. Mais un jour Chico Rei, leur chef, a pu acheter le premier sa liberté, puis celle de plein d’esclaves : il faisait sortir de l’or en mettant de la poussière d’or dans ses cheveux, les autres ont fait comme lui, ils ont ainsi accumulé de quoi s’affranchir. Quand je suis allé là-bas, comme je m’appelle Ray, les gens s’exclamaient : un Rei congolais !

Avec cette formule qu’est Nzimbu, si l’on va jouer là-bas, les gens vont pleurer ! Je suis sûr que cette langue va résonner chez eux. Quand on est sur scène et que l’on joue, ce qui se passe à l’intérieur, ce n’est pas seulement de la musique, ça va au-delà, c’est une vibration culturelle qui passe entre nous. 
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© N'Krumah Lawson Daku

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