samedi 23 octobre 2010

« Tintin au Congo de papa » : révisionnisme historique ?

COUVREUR,DANIEL

Carte blanche

Henri Roanne-Rosenblatt Ancien journaliste RTBF, co-réalisateur du film « Moi, Tintin » (Production Pierre Films-ROVA-Belvision), auteur du roman « Une vie cachée (La vie cachée de Tintin) ».

Le cinquantième anniversaire de l’Indépendance du Congo qui, comme toute grande manifestation, est aujourd’hui le support d’opérations de marketing et de merchandising, donne prétexte à une relecture quelque peu manipulatrice de Tintin au Congo et à un recyclage habile d’images anciennes, en noir et blanc et en couleurs.
Je n’ai jamais été tenté d’instruire un procès rétroactif contre Hergé.
Malgré ou à cause de nos différends idéologiques et de nos statuts opposés durant la Deuxième Guerre mondiale (l’enfant juif caché face au dessinateur en vogue « qui ne savait pas »), j’ai entretenu une relation très cordiale, tant l’homme – en tout cas dans les années 70 – était généreux et attachant.
Dans le film Moi Tintin (coréalisé avec Gérard Valet) – sur lequel Hergé n’a jamais tenté d’exercer ni contrôle ni pression – et dans mon roman Une vie cachée (La vie cachée de Tintin, Filipson Edition), j’ai été attentif à l’air du temps, l’air des temps, dans lesquels travaillait Georges Remi, à l’influence de son éducation, de son milieu ultraconservateur, de son père spirituel ami du Duce, l’abbé Wallez.
Valet et moi n’avons pas été les seuls à montrer ou écrire qu’Hergé fut comme une éponge absorbant et rendant les idées dominantes du moment. Son œuvre est une Histoire du XXe siècle vu par les yeux d’un Belge conformiste, c’est-à-dire une vision du monde par un Européen moyen. D‘où, en partie, son impact.
Son talent de dessinateur et de narrateur est incontestable, son œuvre fait partie, pour le meilleur et pour le pire, de notre patrimoine commun – ce que la Fondation Moulinsart, dans sa volonté de contrôle total sinon totalitaire, escamote volontiers – et il ne m’est jamais venu à l’esprit de réclamer l’interdiction ou la censure d’un ouvrage.
Mais n’est-il pas abusif, comme le fait Tintin au Congo de Papa (1), de se servir de la référence passe-partout au contexte de l’époque pour, subrepticement, exonérer Hergé – et finalement chacun d’entre nous – de toute responsabilité personnelle face à des événements sur lesquels nous sommes censés n’avoir aucune prise ?
Ainsi Hergé est-il définitivement absous. La majorité des Belges n’avaient-ils pas une attitude paternaliste envers ces nègres arriérés (dans le meilleur des cas, de grands enfants avec des cerveaux plus petits que les nôtres) auxquels Léopold II avait entrepris d’apporter la civilisation en leur imposant les bienfaits du travail à son profit personnel ?
Comment dans la Belgique des années 20, Hergé aurait-il pu concevoir une autre image du Congo ?, suggère le nouvel album promu par Le Soir.
Bien entendu, rien n’obligeait le jeune dessinateur à savoir que d’aucuns comme Emile Vandervelde – évidemment dans les éditoriaux d’un journal concurrent du XXe siècle Le Peuple, socialiste de surplus –, Mark Twain – un humoriste et américain de surplus –, Joseph Conrad – un conteur de fictions d’origine polonaise ! –, Conan Doyle – un auteur de romans policiers, britannique ! – et même une Commission d’enquête mise sur pied en 1919 par le gouvernement belge, avaient diffusé une vision moins idyllique de l’œuvre civilisatrice belge, avant qu’Hergé ne publie la sienne.
Autrement dit, l’ignorance, l’indifférence, la négligence, la paresse intellectuelle, le conformisme justifient toutes les erreurs ou toutes les lâchetés. On peut adapter la formule à tous les errements de l’Histoire.
Sous prétexte que l’on ne refait pas le passé, faut-il en accepter toutes les aberrations et minimiser l’aveuglement de ceux qui par leurs écrits les ont avalisées ?
Parmi les perles du Congo de Papa, j’adore la lecture nouvelle de l’album initial qui nous est proposée à la page 62 : « Et si le léopard belge de Tintin au Congo masquait une flèche contre la politique coloniale de Léopold II ? » Bientôt, les tintinophiles les plus zélés nous persuaderont qu’Hergé fut un auteur subversif ! Ne va-t-il pas (même page) jusqu’à permettre au boy Coco de s’asseoir « à côté de Tintin dans la Ford T, c’est un geste impensable dans le contexte ségrégationniste de l’époque ». Quelle audace !
Tintin au Congo de Papa appelle nommément à sa rescousse « Le courage du bon sens » prôné par le chantre des thèses productivistes de Sarkozy, l’économiste Michel Godet qui « plaide contre le révisionnisme historique et la repentance » (page 49).
Cet appel au bon sens – qui a bon dos – n’est-il pas une manière assez culottée de renverser la donne ? Ce « révisionnisme historique » que l’on récuse, le voilà invoqué en faveur de Hergé, une fois pour toutes déresponsabilisé (sinon infantilisé) par la démonstration que ses premières œuvres furent, de son propre aveu, « des péchés de jeunesse ». En dehors de l’aspect marchand et promotionnel de l’entreprise, l’absolution de péchés désormais catalogués véniels me paraît le principal butin de ce voyage en classe tous risques de Tintin au Congo de Papa.
(1) Tintin au Congo de Papa, textes de Daniel Couvreur, Ed. Moulinsart

Le poids de l’histoire

Tintin au Congo de Papa n’est pas le livre du grand pardon. Il n’y a, entre les lignes, aucune intention cachée de réhabiliter d’une quelconque manière l’Afrique paternaliste d’Hergé. Tintin n’est pas absous d’avoir posé sur les Noirs un regard missionnaire. Au contraire, il porte le poids de l’Histoire. C’est parce qu’il incarne jusqu’à la caricature la supériorité du « modèle blanc », que Tintin au Congo nous fait réfléchir mieux que quiconque aux stéréotypes du « temps béni des colonies ».
En 1931, la bande dessinée n’est encore qu’un divertissement pour enfants. Elle obéit à la morale dominante. L’important n’est pas de savoir si Hergé avait lu les éditoriaux d’Emile Vandervelde sur les exactions de la Belgique au Congo. Tintin ne fait pas de politique mais Tintin au Congo de Papa montre qu’il ne peut échapper au contexte politique, sans en être pour autant le reflet aveugle.
Si Tintin et Milou ont clairement une attitude condescendante à l’égard des Noirs, on mesure mieux à la lumière des sources de Tintin au Congo (Notre Colonie, Le Congo belge, Le Miroir du Congo belge…) certaines libertés prises par Hergé à l’égard de la doctrine coloniale.
Avec naïveté, Tintin dénonce les méfaits du capitalisme sauvage des Blancs. À sa façon, maladroite, il déconstruit parfois la pensée coloniale. La subversion n’est pas à chercher dans les dialogues, elle tient dans la fraternité sous-jacente de l’aventure. Dans ce Congo de pacotille, Tintin apparaît plus proche des Noirs que des Blancs. Les seuls que l’on croise, en dehors des missionnaires, sont des individus peu scrupuleux ou mal intentionnés et ce n’est pas le fait du hasard. En réponse à une étude universitaire sur les éléments potentiellement racistes de Tintin au Congo, Hergé déclarait en 1966 : « Oui, mes Noirs sont de grands enfants assez ridicules mais en même temps plus sympathiques que tel ou tel représentant du colonialisme ».
La « vision idyllique de l’œuvre civilisatrice » chez Hergé dont parle Henri Roanne est à nuancer. C’est tout l’esprit de Tintin au Congo de Papa : ne rien gommer de l’histoire, révéler les contradictions de l’auteur et de son époque, expliquer comment Tintin au Congo doit être lu au XXIe siècle plutôt que frappé d’interdit.
Nous ne cherchons pas à blanchir ni à accuser mais seulement à comprendre et à éclairer. Les images anciennes ne sont pas habiles, elles illustrent une certaine vision du monde, celle des années 1930 et de la providence coloniale, dans le but de la confronter au regard responsable des hommes libres du XXIe siècle, qu’ils soient noirs ou blancs, sarkozistes ou socialistes. Le livre choisit d’ouvrir le débat plutôt que de le fermer : si d’un côté, Michel Godet plaide pour « la repentance », de l’autre, Michel Piccoli se prononce en faveur de l’interdiction de l’album.
Quant à la métaphore royale du léopard belge, elle n’est pas sortie d’un chapeau. Elle a été étudiée par Bernard Spee dans les 50 pages de Pourquoi et comment lire Tintin au Congo ou le fantôme du roi Léopold II (1). L’auteur y démontre au bout de 50 pages d’analyse que « le fantôme du roi Léopold II est transformé, transmuté en histoire pour enfants ». Dans sa conclusion, Tintin au Congo de Papa rejoint la thèse de Bernard Spee pour soutenir que l’album d’Hergé est plus complexe qu’il n’y paraît au premier regard et que sa vertu contemporaine est de révéler les ambiguïtés de l’histoire commune entre le Congo et la Belgique. La défiance à l’égard des puissants et la dénonciation des abus de pouvoir sont une constante dans l’œuvre d’Hergé. L’hypothèse formulée par Bernard Spee de voir l’ombre de Léopold II tapie derrière le léopard de Tintin au Congo s’inscrit fort à propos dans cette ligne claire.
(1) Petite Etude hergéenne nº 6 : Pourquoi et comment lire Tintin au Congo ou le fantôme du roi Léopold II, Bernard Spee, Sabam/Spee, septembre 2009, www.onehope.be

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