mercredi 1 juin 2011

La musique du XXIe siècle sera métissée ou ne sera pas

Loin d'être opportunistes, les passerelles entre artistes africains et occidentaux engendrent des rencontres pures et authentiques qui préfigurent le champs musical de demain. Des créations tous azimuts basées sur l'échange, la collaboration et la liberté.


Les Portugais de Buraka Som Sistema s'abreuvent aux sources du kuduro angolais, by anamobe 

Commencer un article sur la musique africaine en parlant de Vampire Weekend a de quoi choquer les puristes, mais allons y tout de même: il n’est guère de meilleur témoignage de la nouvelle vogue de la musique africaine en Occident. Avec la sortie de Contra en 2010, le groupe américain a tout simplement pris la tête des charts. Dans sa foulée, l’influence africaine est vite devenue une sorte de tarte à la crème et l’on a vu surgir une palanquée assez hétéroclite de musiciens, plus ou moins hâtivement rassemblée sous l’étiquette «afropop». On peut y fourrer aussi bien l’indie rock des Foreign Born, le folk savant des Dirty Projectors, l’électro de The Very Best, les échappées math-rock des Maps & Atlases de Chicago et on en décèle même dans le pot-pourri savant made in Brooklyn des Yeasayer.

Polémique blanche pour musique noire

Pourtant, le tout jeune combo new-yorkais (leur premier disque ne date que de 2007) n’a fait qu’adapter une vieille recette. En empruntant rythmiques et lignes de guitares à la musique congolaise, ils ont vite été comparés à un de leurs glorieux ancêtres —et pas des moindres: Paul Simon. Avec vingt ans d’écart, les quatre étudiants gentiment sapés à la mode Ivy League et le rescapé du folk propre comme un sou neuf des années 70 ont eu le même reflexe pour trouver —ou retrouver— l’inspiration. La légende veut que Paul Simon ait écouté une cassette faite par un ami qui lui fit découvrir les traditions vocales de l’Afrique du Sud.
Les Vampire Weekend ont eux eu recours à des méthodes moins analogiques pour découvrir et approfondir la musique de Kinshasa. Et histoire de boucler la boucle, Ezra Koenig reprend du Paul Simon pour la BO d'un film. Autre point commun: leurs deux disques, Graceland et Contra, ont suscité à la suite de leur inattendu succès commercial un certain nombre de polémiques. Aux Vampire Weekend on reproche surtout… d’être blancs et supposément privilégiés. Les quatre garçons n’ont en effet ni enregistré en Afrique du Sud, ni fait participer de légende africaine à leur session. Ils ont juste appris à jouer la musique congolaise qu’ils aiment. Oscillant sans cesse entre hommage et grossière imitation, leur disque pose pour certains la question de savoir si on peut jouer de la musique africaine quand on a le teint pâlot, ou si c’est une nouvelle preuve de l’impérialisme culturel américain —voire de racisme.
Les Vampire Weekend n’ont aucune caution locale, là où Paul Simon ira lui jusqu’à donner des concerts gigantesques à Harare au Zimbabwe, qui à l’époque et contrairement à son immense voisin s’est libéré du joug des tenants locaux de l’apartheid, sous la houlette d'un Robert Mugabe prometteur. Pour l’occasion, il invite même non seulement les artistes présents sur le disque, mais aussi le porte-drapeau de la musique noire sud-africaine, Miriam Makeba et son arrangeur de premier mari Hugh Masekela.
Mais Simon n’est pas pour autant épargné par les critiques: on lui reprocha d’abord d’avoir enfreint le boycott culturel imposé à l’Afrique du Sud. A l’époque, il est en effet interdit de faire le moindre commerce avec l’état ségrégationniste. En allant enregistrer Graceland à Johannesburg, Paulo méconnaît la règle. Qui plus est, Linda Ronstadt est invitée sur le disque, alors qu’elle vient de défrayer la chronique en se produisant au Sun City, un casino situé dans un bantoustan supposément indépendant, où tout ce qui était interdit en Afrique du Sud était possible pour une clientèle évidemment blanche (jeux, spectacles de strip-tease, concerts). Steve Van Zandt, le guitariste du E Street Band, particulièrement actif dans la lutte anti-apartheid dans les milieux artistiques américains, fit même enregistrer une chanson sur l’endroit, Sun City. La vidéo a un petit parfum de We Are The World: on y entend Run DMC et Bob Dylan, Miles Davis et Bruce Springsteen, Grandmaster Flash et Lou Reed, et même Joey Ramone.
Paul Simon s’en dépêtrera plutôt facilement, son disque servant de détonateur pour la carrière de nombre de ses invités, en premier lieu Ladysmith Black Mambazo qui connaîtra une pétulante carrière avec reprises de Knockin’ On Heaven’s Door à la clé. Des années plus tard, c’est une question plus profonde qui demeure: le disque, malgré (ou peut-être à cause de) son énorme succès, a toujours chiffonné une partie de la critique qui lui trouve un parfum d’impérialisme un peu trop corsé.
Ce qui n’aide pas, c’est que les conditions de rémunération de l’aréopage d’invités sur l'enregistrement restent encore aujourd’hui nébuleuses. Los Lobos, un groupe mexicain, a ainsi toujours affirmé avoir été volé d’une chanson, ce qui par effet de contagion bête et méchant rejaillit sur le reste du disque. En somme, on reproche au vieux colon impérialiste de s’être baigné sans payer dans la fontaine de Jouvence de l’authentique musique de Jo’burg. Rappelons qu’en 1986, Paul Simon reste sur un échec majeur (Hearts & Bones) et n’a plus connu de succès commercial depuis une dizaine d’années —ce qui même avant l’apparition d’Internet représente un sacré long bout de temps
De Paul Simon à Vampire Weekend, les musiciens occidentaux seraient donc des impérialistes déguisés, les acteurs de la domination d’une culture par une autre et les nervis d’une forme de prédation sur un continent qui en a vu d’autres. Il semble que pour ces groupes, comme pour leur illustre prédécesseur, un procès en authenticité est inévitable. Alors, bâtisseurs de passerelles ou chapardeurs? On ne tranchera pas ici ce débat, mais ce qu’il est utile de noter en revanche, c’est que la dernière décennie a vu naître des projets et des pratiques en rupture avec ce schéma.
Que la démarche soit ou non volontaire, nombreux sont ceux qui aujourd’hui font autrement, et échappent à ces accusations. A Cuba, en Bretagne ou à Portland, on ne se contente plus aujourd’hui de s’inspirer de riffs de guitare enregistrés à Luanda; on prend l’avion, on provoque des rencontres, on s’associe. On rééquilibre d’une certaine manière des échanges nord-sud longtemps à sens unique.
Le Badume’s Band est ainsi composé exclusivement de Bretons. En 2010, comme jadis Tom Petty et ses Heartbreakers avec Bob Dylan, ils ont passé une large partie de l’année à jouer le backing band pour une de leurs idoles. Sauf que la leur est éthiopienne: Mahmud Ahmed, considéré comme le James Brown abyssin. Dans le cercle de l’éthiojazz, cette étiquette qui recouvre l’ensemble des musiques produites à Addis Abeba avant que la dictature installée en 1974 ne siffle la fin de la récréation, les collaborations de ce genre se sont multipliées.

Redécouverte des influences

Il faut dire que cette scène tombée complètement dans l’oubli a été redécouverte à partir du début des années 90 par un Français, Francis Falcetto, qui réédite ces trésors dans une collection très largement diffusée en Occident, les Ethiopiques (qui compte à ce jour 27 volumes). On y trouve du jazz, du funk, du reggae et même du punk et chacun y pioche de nouveaux héros et de nouvelles influences. La deuxième étape pour que ce catalogue soit re-redécouvert au-delà d’un cercle d’initiés est cinématographique: Jim Jarmusch puise très largement dans le répertoire de Mulatu Astatke pour la BO de son Broken Flowers et Bill Murray y déambule en clown tombé de la Lune au son d’un vibraphone qui ne tarde pas à se faire entendre à nouveau. En 2009, Mulatu enregistre en effet un disque avec un jazzband azimuté venu d’Angleterre signé sur un label de hip-hop underground américain, les Heliocentrics. Dans le même registre, le saxophoniste Getatchew Mekuria tourne depuis maintenant plusieurs années avec les proto-punks néerlandais de The Ex alors que les quatres Toulousains du Tigre des Platanes accompagnent la chanteuse Etenesh Wassié.
Il y a sans doute là quelque chose qui est lié à un échange de connaissances que les époques précédentes n’ont pas connu. Dans certains cas, les passerelles sont évidentes. Si les Portugais de Buraka Som Sistema ont puisé l’essence de leur son dans le kuduro angolais, c’est que leurs recherches se sont tournées assez naturellement vers cette ancienne colonie. Mais les échanges se sont là aussi mondialisés. Si l’industrie de la musique —pardon, du disque— n’a de cesse de pointer les effets néfastes du téléchargement sur ses ventes, elle se garde bien d’en aborder le pendant côté producteur: les musiciens d’aujourd’hui ont accès pour se former à un catalogue de musique et de références sans aucun équivalent dans le passé. On peut aujourd’hui découvrir en quelques clics la plupart des scènes locales africaines. D’autant que diggers et labels spécialisés parcourent désormais le continent, dans la foulée d’un Falcetto, et exhument les productions des années passées. Evidemment, cela ne va pas, à nouveau, sans controverse.
Que dire d’un groupe comme Fool’s Gold, formé par un assemblage hétéroclite de Californiens qui fusionnent allègrement ethiojazz, blues touareg et chant en hébreu? A un concert en appartement auquel j’ai eu la chance d’assister, le joueur de balafon Lansiné Kouyaté m’avait confié à propos de leur guitariste, un grand blond aux cheveux longs qu’on imagine sans mal traîner ses guêtres en débardeur du côté de Venice Beach:
«Si je ferme les yeux quand il joue, j’ai l’impression que c’est un Malien qui tient la guitare.»

Métisser les collaborations

Derrière ces aventures on retrouve souvent des petites structures: dans un marché de plus en plus concurrentiel où se différencier devient vital, leur agilité leur permet d’oser prendre ce genre de risques qu’une major ne pourrait structurellement jamais concevoir. Les deux Parisiens du label No Format semblent ainsi capables de faire aboutir les rencontres les plus improbables: dans leur catalogue, le vibraphoniste David Neerman joue avec Lansiné Kouyaté, alors que le violoncelliste Vincent Segal est parti à Bamako enregistrer un très beau disque avec le joueur de kora Ballaké Sissoko. Tout le monde est au générique, et l’œuvre est à chaque fois présentée comme celle d’un duo.
A Londres, Honest Jon's (devenu depuis la propriété d'EMI) est également de la partie. Le label s'était déjà fait une spécialité de rééditions et de compilations pointues (la série des London Is The Place For Me arpente ainsi la production de la diaspora caribéenne) mais la maison compte dans ses rangs une icône médiatique à cheveux blonds qui redécouvre à son tour la musique africaine. C'est en voyage avec la Oxfam (une confédération d’ONG anglaise) que Damon Albarn tombe amoureux de la musique malienne et enregistre tout ce qui bouge, de Toumani Diabaté à l'obscure Ko Kan Ko Sata. De retour au pays, mise à plat, mixage, ajouts d'overdubs, parfois de chants. Et là, grosse surprise et grosse claque: le résultat, Mali Music, est loin d'être inintéressant.
Depuis, il a également copiloté le projet Africa Express qui franchit une nouvelle étape dans ce genre de collaborations: celle de la scène. Chaque année, un grand jamboree rassemble de nombreux artistes dans une ville différente. C'est chaotique, éclectique, souvent drôle, pas très bien préparé, festif et un vrai cauchemar pour les malheureux ingénieurs du son qui sont de l'aventure.
Il y a aussi Crammed Records, label belge qui est, par exemple, derrière la réusssite des Kinois Staff Benda Bilili. Le label prépare pour 2011 Tradi-mods vs Rockers, qui n’est pas à l’origine un projet de collaboration. Au contraire, c’est plutôt une sorte d’album-hommage, d’abord spontané, que le fondateur Marc Hollander a structuré petit à petit en double disque. La crème de l’underground occidental (et principalement américain) tente de s’y approprier la musique «Congotronics», cette musique électronique produite à Kinshasa, souvent par des ressortissants d’ethnies minoritaires et plutôt rurales, à partir de matériaux de récupération. Les deux groupes essentiels de cette scène sont à l’honneur: Konono N°1 (déjà entendu chez Björk comme Herbie Hancock) et Kasai All Stars. On y entend les farfelus Animal Collective, le percussionniste de Wilco, le minimaliste français Sylvain Chauveau et des gens aussi divers que Jolie HollandOneida ou encore Andrew Bird.
Le projet n’a pas tenu sur un disque et va en déborder largement, puisque sa version scénique débutera le 12 mai aux Botaniques de Bruxelles avant de prendre la route des festivals européens (Benicassim, Vieilles Charrues et Paléo en tête). A cette occasion, on verra donc les Konono et les Kasai accompagnés par les légendaires Deerhoof, l'étrange Juana Molina, les Suédois de Wildbirds & Peacedrums et le leader des Skeleton$ de Brooklyn.
Il ne s’agit donc plus seulement de rencontres, mais également de tournées communes, ce qui a un sens bien différent. Sur un plan financier, naturellement, mais pas seulement. Il est symbolique que tous ces gens décident de se coltiner les innombrables galères logistiques que cela entraîne inéluctablement. Il suffit notamment de se remémorer les difficultés que rencontrent régulièrement les musiciens africains dans l’obtention de visas pour partir en tournée. En France, on a ainsi longtemps considéré qu’un musicien africain était surtout un candidat naturel à l’immigration clandestine. En témoignent par exemple l'annulation de 35 dates de Konono N°1 en 2008.
C’est pourtant à ce genre de casse-tête que le label World Circuit s’est attaqué. Depuis Londres, son patron, Nick Gold, avait déjà voulu organiser en 1996 une grande rencontre entre musiciens maliens et cubains. L’affaire avait capoté pour des raisons de visa, mais l’expérience avait incidemment produit un disque (et un film): Buena Vista Social Club. Onze ans plus tard, il était temps pour lui de revenir à cette vieille idée. Les musiciens maliens de la vieille génération ont entendu tous les classiques cubains à la radio, et les passerelles entre ces deux scènes sont innombrables.
On trouve dans chaque pays des guitaristes d'exception (Ochoa d'un côté et Djelimady Tounkara de l'autre), des instruments à cordes (guitare espagnole, kora, le n'goni de Bassekou Kouyaté) et comme le note François-Xavier Gomez dans Libération, quand Eliades Ochoa chante avec Kassé Mady, ce sont deux musiques paysannes qui se rencontrent. Enregistré dans les conditions du live, le disque qui en résulte s’appelle donc Afrocubism.
Il aura fallu faire travailler ensemble 13 musiciens, les cornaquer en studio, gérer sans aucun doute leurs égos en plus de leurs agendas, les emmener sur la route et leur faire sauter des frontières, mais pour tous ceux qui ont pu les voir lors de leur tournée européenne fin 2010, il était clair que l’expérience était spéciale. Il ne s’agissait plus seulement d’une simple musique venue d’ailleurs mais d’un moment à part, la manifestation éclatante d’une certaine forme de liberté. On doute qu’il se rééditera facilement, mais on pourra encore attraper cet assemblage hétéroclite sur les routes cette année —sur celle des festivals également, et même, sans doute, au Mali et à Cuba.
Au début du XXe siècle, alors que Van Gogh retiré à Arles essaie de rendre «la vie telle qu'elle est», des musiciens comme Janáček, Ravel et Stravinsky décident de revenir sur l'esthétisme et le désir de pureté de la tradition austro-allemande en allant explorer le folklore de leurs régions. L'instrument de l'époque est un enregistreur à cylindres Edison-Bell, qui leur permet d'aller par monts et par vaux dans les campagnes russes, hongroises ou basques et réécouter à loisir structures harmoniques comme variations rythmiques. Le plus aventureux d'entre eux, Béla Bartók, ira jusqu'à Alger. Et en 1913, Debussy qualifiera Le Sacre du Printemps de «musique nègre». Un siècle plus tard, le désir d'authenticité perdure. Ses outils comme ses ressorts ont changé, son terrain de jeu s'est singulièrement agrandi, mais au final il semblerait bien que la musique du XXIe siècle sera métissée ou ne sera pas.

Alexandre Lenot

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