Dans un livre-enquête qui sort ce mercredi, le reporter Christophe Boltanski et le photographe Patrick Robert reconstituent l’itinéraire de la cassitérite. Un minerai de l’étain utilisé dans la fabrication des appareils électroniques que des hommes et des gamins arrachent du sous-sol congolais. Extraits.
Toutes les personnes un tant soit peu familières des lieux que j’avais pu contacter depuis Paris m’avaient mis en garde contre mon projet d’aller à Bisie. « C’est un coin où tout peut arriver », m’avait prévenu un fonctionnaire onusien. La mine ne figurait nulle part. Pas même sur les relevés topographiques établis par les Nations unies.
Quant à la carte Michelin d’ »Afrique Centre et Sud » au 1/4 000 000, elle n’indiquait que Walikale, l’agglomération la plus proche, à une centaine de kilomètres de là, réputée elle aussi très dangereuse et que certains m’avaient dépeinte telle une ville frontière sortie d’un mauvais western.
Un journaliste américain muni de toutes les autorisations nécessaires y avait été arrêté sans raison, deux semaines plus tôt.
- VIDEO. Christophe Boltanski revient sur son périple :
Surtout, tenez-vous à l’écart des hommes en armes, quels qu’ils soient »
L’édition Michelin de 2009 représentait un Congo qui n’existait plus. Le dessin marquait des bourgades rasées ou abandonnées. Ses « parcours pittoresques » signalés par un trait vert ou ses routes « améliorées », en pointillés rouges, avaient été repris depuis longtemps par la forêt.
Bisie devait se situer à la lisière d’un ancien parc national barré de la mention « interdit ». Une consigne appropriée vu la quantité de fauves qui pullulaient dans les parages. Une multitude de groupes armés aux noms ronflants. Notamment des miliciens hutus, qui bivouaquaient à quelques kilomètres, de l’autre côté de la rivière Oso, et dont on annonçait l’attaque imminente.
Carte (Infographie Mehdi Benyezzar) |
« Surtout, tenez-vous à l’écart des hommes en armes, quels qu’ils soient », m’avait-on répété de toutes parts. C’étaient les autres qui m’intéressaient. Ceux qui fouillaient, jour après jour, l’intérieur des collines. Paysans ruinés, étudiants sans le sou, réfugiés, démobilisés, vétérans, renégats d’un autre confit, ils avaient accouru de tout le pays pour « chercher leur vie », trouver « la matière », faire fortune, eux aussi.
Comme seules armes, ils ne pouvaient exhiber que leur masse, un épieu et une torche. Ils ne disposaient pas de marteaux-piqueurs ou d’explosifs pour percer la roche, pas même de casque ou de gants. Leurs galeries étaient forées à la main et plongeaient jusqu’à deux cents, trois cents mètres de profondeur. [...]
Ca peut tomber à tout moment »
Le trou descendait à pic dans les ténèbres. Le sol était jonché de piles usagées, des centaines de batteries cylindriques. Mes chaussures dérapèrent. Je me sentis happé par le vide. Ma semelle toucha un morceau de bois, une bûche enfoncée dans la glaise, puis une autre et une troisième. Je dévalai un escalier aussi abrupt qu’une échelle. Des coups réguliers, continus, remontaient des profondeurs.
Au-dessous de moi scintillaient des dizaines de lucioles, des diodes électroluminescentes dont les infimes faisceaux mouraient à peine formés.
A mesure que je m’habituais à l’obscurité, je voyais apparaître des ombres mouvantes, le gonflement d’un biceps, l’arrondi d’une épaule, des corps enchevêtrés, certains allongés, enfouis dans la gadoue, d’autres lovés dans un enfoncement, engagés dans une lutte sans merci contre une surface grisâtre, à la fois dure et gluante.
Leurs gros marteaux projetaient des étincelles au contact du pic à manche court. Ils avaient des yeux exorbités, hagards, des mains tordues, crevassées, à force de cogner. Ils transpiraient abondamment. Autour d’eux, tout ruisselait, tout était boueux, friable. A chaque frappe, le boyau semblait sur le point de s’écrouler.
« Ca peut tomber à tout moment », fit un homme de petite taille, probablement un Pygmée, en martelant le plafond rugueux de toutes ses forces. Je lui demandai quelle était la profondeur du tunnel. Il parut troublé.
« C’est la profondeur du major colonel », chuchota-t-il, croyant que je cherchais à savoir avec qui il devait partager sa maigre récolte. [...]
Un carré minier au milieu de la forêt. En contrebas, le campement des creuseurs. (Patrick Robert-Grasset) |
La chaîne que je remontais depuis la mine de Bisie pouvait casser à tout moment. »
Des sacs blancs maculés de boue, remplis d’une caillasse fuligineuse piquée de rouge. Je les avais abandonnés sur un tarmac, entassés à l’arrière d’un bimoteur. Je devais les retrouver. Je n’aurais jamais dû les quitter des yeux.
Pourquoi n’étais- je pas resté dans la soute ?
J’aurais pu attendre l’arrivée du camion, assister à son chargement, le prendre en filature, ou encore dissimuler dans l’un de ces paquets une puce électronique de type RFID, un système de radio-identification, munie d’un émetteur-récepteur. Je l’aurais suivi à la trace, comme un délinquant avec son bracelet espion.
Pas pendant très longtemps. Dès le premier tri, la balise risquait d’être détruite, éliminée comme une simple scorie, ou, pire encore, découverte. La chaîne que je remontais depuis la mine de Bisie pouvait casser à tout moment. Une porte close. Un silence. Un refus. Une méfiance propagée d’un comptoir à l’autre, de bouche à oreille. A Goma, tout se sait si rapidement. Et c’était fini. Au revoir, merci.
Les minerais de sang ? Perdus dans l’immense forêt africaine. La faute à d’obscurs chefs de bande. Une histoire lointaine et incompréhensible. Pour démontrer le lien entre la mine de Bisie et les objets usuels qui composent notre quotidien, je ne pouvais pas me contenter d’aligner des pourcentages sur la part – modeste – de l’étain congolais dans la production mondiale (5%) et son poids encore plus insaisissable dans l’industrie électronique.
Les rares données existantes étaient largement sous-évaluées. Surtout, elles ne prouvaient rien. Je devais reprendre ma quête là où je l’avais laissée. [...]
© Grasset
« Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne », 346 pages, parution le 4 janvier. Christophe Boltanski est rédacteur en chef adjoint au service étranger du « Nouvel Observateur ». Il est aussi l’auteur chez Grasset des « Sept Vies de Yasser Arafat », avec Jihan el-Tahri (1997), et de « Chirac d’Arabie », avec Eric Aeschimann (2006).
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