lundi 23 décembre 2013

Sécurité - politique : Deux narratifs en conflit sur la crise en RDC

22/12/2013 

 

Etienne TSHISEKEDI

D’après un premier narratif, il s’agit d’une crise de sécurité essentiellement à l’Est, provoquée par la prolifération et l’activisme des groupes armés en particulier le M23. 


Pour y faire face il faut i) des reformes urgentes, essentiellement dans le secteur de sécurité, et ii) confronter les questions liées à l’accès à la terre et aux conflits communautaires qui justifient la prolifération des groupes armés à l’Est. 

Un autre narratif y voit une crise politique née de l’absence de mise en œuvre de l’agenda de reformes institutionnelles de Sun City (et de la CNS), accentuée par le déficit de légitimité des institutions après le débâcle électoral de novembre 2011 et dont la crise sécuritaire à l’Est n’est qu’une conséquence ou une manifestation. 

Pour y faire face il faut un processus politique impliquant un dialogue national inclusif (y compris avec les groupes armés) pour s’accorder sur les réformes profondes à mettre en œuvre et les mécanismes de leur mise en œuvre.

L’émergence du M23 en début de 2012 a vu deux lectures contradictoires se superposer sur ces deux narratifs. Minimisant les aspects régionaux de la crise provoquée par le M23, certains insistaient sur les éléments qui en soulignaient le caractère national – mettant l’accent sur la faiblesse de l’armée, l’échec des processus d’intégration des membres des groupes armés, l’existence des commandements parallèles au sein de l’armée, les problèmes intercommunautaires, la réorganisation de l’armée autour de régiments constitués sur base ethnique, les problèmes de capacité voire de volonté politique à Kinshasa, etc. 


D’autres privilégiaient la thèse d’une crise d’agression et mettaient l’accent sur le rôle du Rwanda (et plus tard de l’Ouganda) pour souligner la dimension régionale de la crise du M23, en signalant parfois les prétendues complicités politiques à Kinshasa.

Le débat qui a suivi l’émergence du M23 a montré que le narratif de la « crise de l’Est » qui était prédominant pendant les crises précédentes (comme celle du NCDP en 2007-2008) avait perdu beaucoup de crédibilité au niveau national, et que désormais l’opinion était plus disposée à considérer le M23 comme la preuve de l’existence d’une crise de légitimité des institutions issues des élections de 2011. Les signes de ce shift étaient nombreux :

- Dépôt des motions et interpellations au parlement contre les membres du gouvernement sur la crise du M23 et tentatives d’étouffement de ces motions par le gouvernement ;

- Embarras profond du gouvernement marqué par son insistance, pendant les premiers mois de la crise, à qualifier le M23 de « mutinerie » et refus de le considérer comme une rébellion ;

- Refus du gouvernement de reconnaitre et dénoncer l’implication du Rwanda et de l’Ouganda comme le faisait son opinion (le gouvernement ne s’est résolu à dénoncer les implications étrangères qu’après la publication du rapport du Groupe d’Experts en juin 2012) ;

- Manifestations contre le M23 interdites ou réprimées par le gouvernement qui craignait d’être mis en cause par les manifestants, etc. 


LECTURE COHERENTE DE LA CRISE DANS L’ACCORD-CADRE

Les efforts régionaux de résolution de la crise aussi bien dans le cadre de la CIRGL que plus tard de la SADC s’inscrivaient tous dans le narratif de la « crise de l’Est ». 


Ni la CIRGL ni la SADC n’étaient concernées par la crise de légitimité et les déficits de gouvernance qui étaient à la base de la crise.

L’Accord-Cadre d’Addis-Abeba a permis la possibilité de concilier ces deux types de contradictions dans la lecture de la crise en RDC. 


Cet accord pose l’urgence des réformes institutionnelles au niveau national qui peuvent répondre au besoin de résoudre la crise de légitimité politique à Kinshasa, tout en soulignant le caractère particulier des aspects de la crise propres aux régions de l’Est du pays. 

Son contenu permet également d’affronter les aspects régionaux de la crise en imposant des obligations précises aux Etats de la région, y compris le Rwanda et l’Ouganda, qui de ce fait deviennent des acteurs de la résolution de la crise et non plus simplement des médiateurs.

L’Accord-Cadre a-t-il été mis en œuvre de manière à lui faire jouer pleinement ce rôle ? Il me semble que cela n’ait pas été le cas. Je pense que l’Envoyée Spéciale du Secrétaire Général (ESSG) a eu de son rôle une approche trop minimaliste qui risque de produire le triomphe du la narratif « crise de l’Est » et de laisser intacts, voire de renforcer involontairement, tous les ingrédients de la crise de légitimité politique au Congo. 


Cette situation favorise l’absence de progrès dans la mise en œuvre des reformes institutionnelles sans lesquelles sont semés les germes de crises futures. 

CONCERTATIONS NATIONALES ET ACCORD-CADRE

Les Concertations nationales donnent une parfaite illustration de ce glissement. Les Concertations nationales étaient la réponse à deux types de pressions : les pressions internes et les pressions internationales.

Au plan interne, et longtemps avant la crise du M23, un nombre de plus en plus important d’organisations de la société civile ainsi que des acteurs politiques, surtout de l’opposition, plaidaient pour l’organisation d’un dialogue en vue de rétablir la cohésion nationale et de faire face à la crise post-électorale. 


La Conférence Episcopale Nationale du Congo (CENCO, la plus haute structure de gouvernance de l’Eglise catholique) a écrit le 5 janvier 2012 : « L’idée d’un dialogue a émergé et elle est accueillie par d’aucuns comme voie de sortie de la crise qui secoue notre pays depuis la publication des résultats des élections de novembre 2011 ».

Un groupe d’organisations de la societe civile parmi les plus importantes a mis en place dès janvier 2012 le Comité National Préparatoire d’un « Forum National » qui devait « se pencher sur la crise multiforme que traverse le pays depuis plusieurs années et qui s’est accentuée depuis la tenue des élections du 28 novembre 2011 suivi du déclenchement des hostilités entre les forces gouvernementales et certains éléments insurgés soutenus par l’extérieur. » 


C’est le 15 décembre 2012 finalement que le président Joseph Kabila a déclaré adhérer à l’idée d’un dialogue national en annonçant l’organisation des Concertations nationales. C’était après la brève occupation de Goma par le M23. 

L’absence de calendrier précis et de mesures concrètes de préparation des Concertations au cours des mois suivants a néanmoins accrédité l’idée que l’annonce de Kabila était en réalité destinée à apaiser la montée parfois violente d’une profonde hostilité populaire à l’égard du gouvernement rendu responsable, voire complice, de l’occupation de Goma. 

Il fallait bien un autre développement majeur pour forcer le gouvernement à mettre en place des actes de préparation aux Concertations.

La signature en février 2013 de l’Accord-Cadre a constitué ce développement majeur. Elle a apporté une légitimité internationale aux pressions nationales sur le gouvernement à amorcer un processus de dialogue national et de reformes institutionnelles. 


Dès avril 2013, le PPRD et les autres partis proches de Kabila ont organisé un Conclave de la Majorité Présidentielle qui disait avoir comme objectif la « préparation des Concertations nationales » et comme ordre du jour, « les 6 engagements de la RDC repris dans l’accord-cadre d’Addis-Abeba du 24 février 2013 ».

Les Concertations nationales, qui s’inscrivaient dans une longue tradition datant de la Table-Ronde fondatrice de 1960, constituaient une double opportunité historique. 


Elles offraient aux congolais l’occasion de s’accorder sur une lecture commune des causes et des voies de sortie de la crise, et de baliser les voies pour un processus des reformes institutionnelles nécessaires a résorber la profonde crise de légitimité dont souffrent les institutions depuis novembre 2011. 

Elles offraient également à l’ESSG l’occasion d’affirmer son rôle de supervision du processus des reformes nationales en vertu de l’Accord-Cadre.

L’Histoire n’a cependant pas été au rendez-vous et les deux opportunités ont été gâchées. Les Concertations étaient loin d’être représentatives (le gouvernement a poussé la partie la plus importante de l’opposition à les boycotter tout en frustrant la qualité de la représentation de la société civile) et les débats y étaient manifestement orientés. 


Quant à l’ESSG, elle a refusé de répondre aux appels insistants de l’opposition et de la société civile de jouer un rôle actif dans l’organisation des Concertations, préférant concentrer son énergie sur l’appui au processus de Kampala. 

Cette attitude a eu deux effets déplorables. Elle a conforté le gouvernement de Kabila dans l’espoir, et confirmé les craintes de l’opposition et de la société civile, qu’après tout il n’y aurait sans doute pas de pression extérieure aux engagements de la RDC d’entamer des réformes institutionnelles en vertu de l’Accord-Cadre. 

Elle a également confirmé la division artificielle entre aspects régionaux et aspects nationaux de la crise, en semblant minimiser les derniers au bénéfice des premiers. 

OPPORTUNITES D’ENGAGEMENT

Je pense que l’ESSG dispose encore d’importantes opportunités d’engagement dans les reformes de l’Etat congolais en vertu de l’Accord-Cadre et de la Résolution 2098 du Conseil de sécurité.

D’abord, dans son discours devant le Congrès (les deux chambres du parlement) sanctionnant la fin des Concertations, le président Kabila a surtout ressassé les reformes déjà identifiées depuis la Conférence Nationale Souveraine de 1992 et le Dialogue Inter-Congolais de 2002, sans aucun calendrier, ni aucune autre précision sur la manière dont il entendait les mettre en œuvre. 


En réalité, les deux mesures concrètes qu’il a annoncées – la constitution imminente d’un gouvernement de « cohésion nationale » et la création d’un comité de suivi des recommandations des Concertations nationales – ne constituent pas de reformes.

Ceci laisse intact l’agenda national des reformes et offre à la communauté nationale et aux acteurs internationaux une ample opportunité pour influencer le rythme et le contenu des reformes.

Dans au moins deux cas le président Kabila a annoncé de nouveaux domaines de reformes qui pointent dans la mauvaise direction et ne reflètent pas les délibérations des Concertations nationales – dans un de ces deux cas, l’annonce du Président est d’ailleurs contraire à une recommandation précise des Concertations – et qui justifient de ce fait une intervention de la communauté internationale.

La première de ces reformes consiste en la possibilité d’un suffrage indirect pour l’élection des députés provinciaux. Concrètement, les membres des Assemblées provinciales seraient élus au suffrage indirect par les élus locaux, et non plus directement par l’ensemble des électeurs de la province comme c’était le cas en 2006. 


Cette réforme ne figure nulle part dans le rapport final des Concertations nationales mais elle semble avoir été endossée par la Commission électorale nationale indépendante (CENI) qui l’a récemment justifiée par l’absence de financement nécessaire à l’organisation de plusieurs scrutins.

Les raisons officielles de cette réforme et le fait qu’elle n’a pas été discutée ni proposée aux Concertations nationales justifient le soupçon, partagé par de plus en plus de congolais, que i) le gouvernement veut exercer sur les Assemblées provinciales un contrôle qu’il n’a pas pu exercer jusque-là (sauf dans deux cas, Katanga et Kinshasa, les Assemblées provinciales ont exercé sur les gouverneurs soutenus par Kinshasa un contrôle tatillon allant parfois jusqu’à la destitution des gouvernements provinciaux), et que ii) le gouvernement et la CENI ont l’intention d’utiliser l’argument budgétaire comme prétexte pour ne pas engager les reformes électorales nécessaires ou pour préparer à l’avance une gestion bâclée des élections comme c’était le cas en 2011.

Le seconde reforme à laquelle le président Kabila a vaguement fait allusion aboutirait à la suppression du système des scrutins proportionnels de listes ouvertes au bénéfice d’un système de scrutins majoritaires. 


Une telle réforme serait en fait une révision plus fondamentale du système électoral que la RDC applique depuis son indépendance en 1960 et aboutirait à des résultats radicaux catastrophiques pour l’unité et la cohésion nationales.

Elle ouvrirait la voie à la possibilité, voire à la garantie dans certains cas, que certaines circonscriptions électorales seraient représentées au parlement national par des députés issus d’une seule liste, voire d’un seul groupe ethnique. 


Il s’agirait d’un changement radical dans le paysage politique congolais. Le système proportionnel avec listes ouvertes a garanti à ce jour qu’à l’exception des circonscriptions uninominales ou mono ethniques (plutôt rares dans le mosaïque ethnique qu’est la RDC), les citoyens d’une circonscription ont généralement une représentation parlementaire très diversifiée politiquement et ethniquement.

La concurrence interne entre députés de divers partis et/ou groupes ethniques mais représentant les mêmes électeurs justifie en partie l’activisme traditionnel de l’institution parlementaire congolais et les difficultés que les gouvernements successifs (y compris sous Mobutu) ont toujours éprouvées à contrôler et dompter le parlement, même quand ils jouissaient d’une confortable majorité parlementaire.

Supprimer la proportionnelle comme le suggèrent Kabila et Malumalu garantirait un parlement plus discipliné mais avec de sérieux risques sur la cohésion et l’unité nationales.

C’est sans doute pour cette raison que sur recommandation de leur groupe thématique «Gouvernance, démocratie et réformes institutionnelles» et dans une formulation brève, claire et sans équivoque, les délégués aux Concertations nationales ont décidé de »Maintenir le scrutin proportionnel» (Rapport général des travaux, 5 octobre 2013, pages 10 et 31).
FORMES D’ENGAGEMENT

Quelles sont les formes d’engagement que l’ESSG devrait adopter ? Ayant laissé filer l’opportunité des Concertations nationales et focalisé trop d’attention sur le processus de Kampala dont la pertinence n’a jamais été appréciée au Congo, il semble que l’ESSG a gaspillé trop de son influence personnelle pour pouvoir efficacement intervenir directement auprès des autorités nationales sur les questions internes de reformes institutionnelles. 


La suggestion est donc qu’elle utilise son mandat, son prestige et son influence pour galvaniser la communauté internationale et les principaux bailleurs de la RDC autour des trois points suivants :

1/ Respect de la constitution : L’ESSG devrait travailler à obtenir que les principaux partenaires de la RDC parlent d’une seule voix et coordonnent leur message sur la nécessité de respecter la Constitution du Congo, en particulier dans ses dispositions verrouillées (l’article 220). 


Les Congolais ont déjà montré suffisamment leur opposition à toute modification des dispositions verrouillées qui aurait pour objectif un changement non constitutionnel de régime prohibé par l’Union africaine.

Dans un communiqué publié le 29 juin 2013 à l’issue de leur 50ème Assemblée plénière les évêques membres de la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) ont « réaffirmé leur détermination à s’opposer fermement à toute tentative de modification de l’Article 220 de notre Constitution… » et invité les citoyens à « demeurer vigilants et prêts à faire échec à toute manœuvre éventuelle de modification de la Constitution en ses articles verrouillés. » 


L’opposition à la modification de l’article 220 de la Constitution s’est fait ressentir même dans un forum aussi étroitement contrôlé que les Concertations nationales, dont les délégués ont « … réaffirmé leur engagement à consolider la cohésion nationale et à sauvegarder le pacte républicain notamment par le strict respect de la Constitution, particulièrement dans ses dispositions voulues intangibles par le souverain primaire: la forme républicaine de l’Etat, le principe du suffrage universel, la forme représentative du Gouvernement, le nombre et la durée du mandat du Président de la République[…] » (Rapport général des travaux, 5 octobre 2013, pages 8 et 24). 

Comme c’était le cas lors du changement du mode de scrutin présidentiel en janvier 2011, le président Kabila n’hésiterait pas à passer outre une telle opposition claire de son opinion si les hésitations, la timidité de réaction et l’ambigüité des messages non coordonnés de ses partenaires, surtout occidentaux, lui donnaient le moindre sentiment qu’ils sont prêts à tolérer un changement non constitutionnel de régime qui préparerait d’autres crises à l’avenir.

2/ Processus électoral : L’ESSG devrait obtenir d’urgence un engagement plus actif et plus coordonné des acteurs internationaux dans le processus électoral, à commencer par les élections locales annoncées pour 2014. Un tel engagement devrait poursuivre au moins trois objectifs clairs : 


(i) soutenir financièrement la CENI pour éviter la tentation d’utiliser le manque de moyens comme un prétexte pour justifier la mauvaise organisation des élections ou engager des réformes qui mettent en danger la consolidation de la démocratie et l’unité nationale ; 

(ii) soutenir l’organisation d’un audit indépendant et professionnel du fichier électoral ainsi que son toilettage, dans le but de donner plus de crédibilité aux élections ; 

(iii) et s’assurer que les acteurs nationaux les plus concernés par les élections (partis politiques, surtout ceux de l’opposition, et organisations de la société civile) participent à la gestion électorale à travers par exemple l’organisation d’un forum consultatif qui ne soit pas que symbolique mais qui soit associe aux décisions importantes de gestion électorale.

3/ Reformes du secteur de sécurité : la démarche de l’ESSG auprès des bailleurs devrait viser deux objectifs fondamentaux. D’abord, une plus grande coordination de leurs interventions dans le secteur de sécurité est indispensable. 


Ensuite, comme cela a été fait dans de la réforme de la police, il est important de mettre en place un cadre inclusif et participatif pouvant garantir la définition d’un contenu de la reforme

- de l’armée qui aille au-delà de la formation-équipement pratiquée jusque-là et inclue la gouvernance de l’armée, les structures de commandement, l’identification de la doctrine de défense, la programmation militaire,

- de la justice qui aille au-delà de la fourniture des services de justice dans une partie seulement du territoire ou pour une partie seulement des crimes.

L’ESSG devrait résister à la tentation de trop focaliser sur des initiatives a impact rapide et visible qui peuvent être importantes mais ne seraient en réalité qu’un saupoudrage consistant à ajouter une couche de peinture sur un bois rongée par les termites. 


Déployer un robuste processus de DDR, promouvoir un vaste programme de dialogue intercommunautaire au niveau local, encourager des investissements privés et des projets économiques conjoints transfrontaliers. Tout cela est certes positif et urgent. 

Mais quand la crise relève plus du système de gouvernance nationale que de la cohabitation intercommunautaire, et quand les groupes armés sont davantage alimentés par l’impunité, le manque de discipline et de structures claires de commandement au sein de l’armée que par l’absence d’opportunités économiques, de telles mesures n’auraient, au meilleur des cas, qu’un effet relatif et temporaire.
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PASCAL K KAMBALE
NAIVASHA (KENYA), 15 DÉCEMBRE 2013 

 © KongoTimes

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