On a beaucoup écrit sur le rêve expansionniste rwandais. Ce qui est certain, c’est que les autorités du Rwanda n’ont jamais fait mystère de ce projet. Fin octobre 1996, le gouvernement de ce pays introduisait un nouveau thème dans la crise partie de l’est du Congo.
Par la voix de son président, il en appelait à Berlin II, faisant ainsi référence au Congrès de Berlin de 1885 qui aurait partagé l’Afrique entre les puissances européennes.
Le président Pasteur Bizimungu ira jusqu’à arborer « une carte prouvant, selon lui, que l’est du Congo avait été jadis territoire rwandais » ; message martelé ensuite par son ministre des Affaires étrangères.
Le discours rwandais sur Berlin II repose sur une lecture erronée du passé africain. Les Rwandais restent persuadés que la conférence de Berlin est responsable de la petitesse de leur Etat.
C’est du moins ce que l’on peut découvrir dans la déclaration suivante de Denis Polisi, l’un des membres du « clan » au pouvoir dès la restauration de l’hégémonie tutsi à Kigali : « Les colonisateurs ont délibérément réduit la taille des Etats africains qui existaient déjà, comme le Rwanda et le Burundi, et agrandi artificiellement des entités qui n’existaient pas auparavant, comme la Tanzanie et surtout le Congo ».
Ce à quoi lui répondait en écho Manzi Bakuramutsa, ambassadeur du Rwanda en Belgique : « Le Rwanda était beaucoup plus grand qu’il ne l’est maintenant. Il allait jusqu’au lac Edouard (ex-lac Idi Amin Dada), toute la partie du Nord-Kivu faisait partie du Rwanda. Une partie du territoire rwandais se trouve en Ouganda et une autre en Tanzanie ».
Un autre intellectuel rwandais confirmait ces propos, tout en revoyant à la baisse les prétentions de son pays sur le Kivu.
Pour le sociologue Servilien Sebasoni, puisque c’est de lui qu’il s’agit, il n’est pas question de tout le Nord-Kivu, mais d’une partie de cette province : « deux ou trois régions rwandophones et anciennement rwandaises ». On retiendra le manque de précision.
Le rêve expansionniste rwandais reçut un soutien de taille lorsqu’en mars 1998, Paul Kagame faisait référence à cette idée.
Nul comme peut l’être l’Américain moyen sur la connaissance du reste du monde, ce qui est grave pour un président, Bill Clinton lui avait alors répondu en des termes plus que surprenants : « Comme vous indiquez, le Rwanda était un seul pays avant que les puissances européennes se réunissent à Berlin pour se répartir l’Afrique. Les Etats-Unis sont à vos côtés ». Le Rwanda pouvait-il obtenir un feu vert plus clair pour son aventure au Congo ?
Lors de la guerre déclenchée en août 1998, les autorités rwandaises revenaient sur l’organisation d’une seconde conférence de Berlin : « Je souhaiterais que le débat tourne autour des frontières héritées du colonialisme, déclara Pasteur Bizimungu.
L’Afrique a besoin d’une nouvelle conférence de Berlin ».
Le ministre des Affaires étrangères Gasana sera plus explicite. Alors que le Congo souffrait de l’exportation des conflits hutu-tutsi rwandais et burundais, alors qu’il était envahi par la coalition tutsi au pouvoir à Kampala, Kigali et Bujumbura, Gasana faisait une déclaration qui reconnaissait en fait la culpabilité des agresseurs visibles et révélait leur projet expansionniste : « Un pays qui déchaîne les forces du mal contre des voisins, est inévitablement condamné à long terme à perdre une partie de sa souveraineté et de son intégrité territoriale ».
Par ces affirmations et l’appel à Berlin II qu’elles entraînaient, les gouvernants et les intellectuels rwandais étalaient à la face du monde leur ignorance de l’histoire africaine.
Primo, il y a une grande différence entre l’ancien royaume du Ruanda (écrit avec un u) et la république du Rwanda (écrit avec un w).
De même qu’il y a une grande différence entre l’ancien royaume d’Urundi et le Burundi, le royaume du Buganda, qui existe toujours, et l’Ouganda, l’ancien royaume Kongo (écrit avec un k) et les deux Congo (Congo-Kinshasa et Congo-Brazzaville, écrits avec un c), etc.
Les premières entités territoriales sont des réalisations africaines tandis que les secondes sont des créations européennes.
Secundo, non seulement la conférence de Berlin n’avait pas dessiné les frontières actuelles des Etats africains, comme se l’imaginait le chef d’Etat le plus puissant au monde (Bill Clinton), mais aussi pareil projet ne fut même pas à l’ordre du jour.
La conférence de Berlin fut convoquée pour examiner trois sujets : « la liberté de commerce dans le bassin et l’embouchure du fleuve Congo ; la liberté de navigation sur le Congo et le Niger, basée sur les principes appliqués au Danube ; la définition des modalités d’occupation de nouveaux territoires sur la côte africaine ».
Les frontières africaines sont issues de négociations bilatérales entre puissances européennes. Le seul Etat dont les frontières furent grosso modo présentées et reconnues à Berlin est le Congo-Kinshasa, ceci suite à une intense activité de lobbying des agents de Léopold II dans les couloirs de la conférence.
Par ailleurs, de 1885 à 1915, les frontières congolaises ont évoluées, avec des territoires perdus et des territoires gagnés ; ce qui est justement le cas de la frontière avec le Rwanda, située en plein Rwanda actuel en 1885 mais repoussée à sa position d’aujourd’hui par des accords entre la Belgique et l’Allemagne en 1910.
Par ailleurs, à la conférence de Berlin, qui s’était tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, les territoires qui deviendront plus tard les actuels Rwanda et Burundi n’étaient connus d’aucune puissance européenne.
« Les deux pays furent parcourus pour la première fois par des Européens en 1892 (Oscar Bauman au Burundi) et en 1894 (le comte Von Götzen au Rwanda) ».
Et à l’époque, « le royaume du Ruanda n’occupait qu’une petite région au centre du Rwanda actuel et était en voie de conquérir les territoires septentrionaux du Rwanda gouvernés par des rois hutu indépendants de la cour du Mwami ».
Quant aux communautés s’exprimant en kinyarwanda et qui habitaient alors dans l’actuel espace Congo, « elles n’avaient pas de liens directs avec cette même cour centrale dont elles s’étaient à dessein détaché ».
Cette mise au point ne signifie pas que les prétentions des dirigeants rwandais soient sans objet. Depuis l’époque coloniale, le Rwanda a toujours redouté la surpopulation ou le manque de terre pour ses agriculteurs et éleveurs.
Ce souci avait en partie poussé le régime Habyarimana à fermer les frontières de l’Etat aux réfugiés tutsi qui souhaitaient regagner volontairement leur pays, ne leur laissant d’autre choix qu’un retour par la force.
La même préoccupation explique partiellement le silence de Kigali face à la « politique de terreur délibérée » ou la « stratégie d’élimination physique » à laquelle avaient été soumis les réfugiés hutu errant au Congo depuis décembre 1996.
Elle explique aujourd’hui le refus de Kigali d’engager un dialogue avec les rebelles du FDLR en vue de leur retour au Rwanda.
Le discours des dirigeants rwandais sur la convocation d’une deuxième conférence de Berlin alimentait le rêve expansionniste dont se nourrissent les Rwandais (Hutu et Tutsi confondus) en prenant le Kivu pour cible.
Dès le début de la guerre à l’est du Congo en 1996, la volonté d’annexer le Kivu était une donnée tangible dans le chef des autorités et de l’opinion publique rwandaises. Leur drapeau flottait dans les premières villes conquises.
Des experts de la politique africaine s’étaient aussitôt lancés à disserter sur le caractère dit artificiel des frontières héritées de la colonisation, les uns défendant et les autres rejetant le principe de leur intangibilité.
Mais face à la démonstration spectaculaire de l’attachement des Congolais à l’unité de leur Etat et à l’intégrité de leur territoire, l’OUA et les puissances occidentales s’étaient prononcées clairement contre toute partition du Congo. Les dirigeants rwandais avaient aussitôt ravalé leur appel à Berlin II.
Les Congolais auraient tort de reconnaitre aux dirigeants rwandais une intelligence exceptionnelle qui expliquerait le long martyr du Kivu.
La guerre déclenchée en août 1988 contre le régime du Président Laurent-Désiré Kabila fut un parfait remake de la première agression occidentale contre le Congo sous l’administration du Premier Ministre Patrice Lumumba.
Sous Kabila comme jadis sous Lumumba, le Congo fut encore et toujours en lutte contre les regards rapaces des puissances occidentales. Mais le pays fut également victime de la vision brouillonne que ces deux leaders se faisaient de l’indépendance et du nationalisme.
L’unique innovation de taille fut que les puissances occidentales ont évité de recourir aux mercenaires blancs comme au lendemain de l’indépendance ; ce qui aurait été politiquement incorrect de nos jours.
Aussi ont-elles élevé au rang de mercenaires des Etats africains tout en caressant le rêve de faire imploser le Congo. Depuis que les maîtres du monde ont abandonné ce rêve, la mauvaise gestion du dossier des deux Kivu et de celui de l’armée nationale traduit avant tout l’irresponsabilité collective congolaise.
Celle-ci a mis en place un système politique qui ne permet pas de contrôler et de sanctionner les faits et gestes du président de la République. Et ce n’est pas parce qu’il est Tutsi que Joseph Kabila gère mal ces deux dossiers et cela en toute impunité.
Qu’on se souvienne ici que Mobutu Sese Seko, qui n’était pas un « Rwandais », fut le premier à mal gérer la question des refugiés tutsi d’abord, pour sa plus grande gloire, puis celle des refugiés hutu pour son plus grand malheur. Toujours au gré de ses calculs politiques en tant que dictateur ou Homme-Etat.
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Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant
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NB : Cet article est une version remaniée d’un extrait du livre du même auteur : La Deuxième guerre occidentale contre le Congo. Offensives des médias et dessous des cartes, L’Harmattan, Paris, 2006.
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