Près de deux millions et demi de kilomètres carrés, 52 millions d'habitants en 2000 : au cœur du continent africain, le Congo (qui porta de 1971 à 1997 le nom de Zaïre(1)) est le pays le plus vaste et bientôt le plus peuplé du monde francophone.
Il constitue un élément géopolitique majeur, du fait de son ampleur territoriale et d'un potentiel naturel et humain considérable, bien qu'encore faiblement exploité.
C'est aussi de nos jours un espace écartelé, dépecé même, qu'il est de bon ton - outre-Atlantique notamment - de dire trop vaste et divers, ingouvernable, voué "nécessairement " à quelque forme d'éclatement institutionnel. Nécessairement ? Voire...
Une relecture de cet ensemble, de cette immensité mal connue (2), semble à tout le moins s'imposer. Le propos de ces quelques pages est justement de mettre en perspective la formation de l'espace congolais et sa désarticulation actuelle, au moment où s'impose le besoin d'un nouveau cadre de réflexion pour l'avenir.
La logique séculaire de l'espace et du peuplement
Autour du fleuve
Cuvette centrale, plateaux étagés périphériques et montagnes orientales forment l'architecture de l'espace congolais : immensité plane du socle arasé et de sa couverture sédimentaire, bordée à l'est par les blocs soulevés ou affaissés composant le rift africain.
La courbe majestueuse du fleuve intègre les trois ensembles de reliefs en un très vaste bassin auquel correspond en gros l'espace national, des grands lacs de l'amont jusqu'à une façade atlantique quasiment réduite à l'embouchure du fleuve Congo.
Une disposition non plus concentrique mais en bandes latitudinales ordonne les écosystèmes de part et d'autre de l'équateur. Centré sur ce dernier et décalé de ce fait vers le nord du territoire, le domaine de la forêt dense, parsemé d'étendues marécageuses, excède les limites de la cuvette.
Au Nord et plus encore au Sud sont des milieux de transition, conditionnés par l'allongement de la saison sèche et des facteurs édaphiques ou anthropiques : forêts sèches et forêts claires, grande variété de savanes, mosaïques de ces formations. Milieux fort contrastés enfin que ceux des hautes terres orientales, de la forêt des nuages à la prairie d'altitude et aux glaciers du Ruwenzori.
Au fil du temps
Du temps des royaumes à celui des trafiquants [figures 1 et 2]
Amorcée ici dès l'aube de l'humanité, l'emprise humaine aura été fort progressive jusqu'à l'expansion des peuples bantous, conjuguée sans doute à la diffusion des métaux, il y a deux mille ans environ. Plus tard, au tournant du xve siècle, l'espace congolais entre dans un circuit mondial que l'Europe s'emploie à organiser.
À l'époque et pour longtemps, l'Afrique centrale s'ordonne selon une partition de type écologique. Dans la forêt dense, les sociétés sont disséminées et segmentaires, ordinairement sédentaires, itinérantes parfois.
Dans les forêts claires et les savanes, elles se structurent en États quelquefois très vastes, tels au Sud les royaumes Kongo, Yaka, Kuba, Luba, du Kazembe, l'empire Lunda, ou au Nord les royaumes Zande et Mangbetu. Des royaumes " interlacustres ", dont le Rwanda, occupent les hautes terres de l'Est.
Omniprésente, l'économie villageoise n'exclut pas les systèmes d'échanges, y compris à longue distance.
Au xixe siècle se resserre sur l'Afrique centrale l'étau des ingérences venues d'outre-mer. Les Portugais depuis Luanda, les Arabes depuis Zanzibar poussent le trafic des esclaves toujours plus avant, le long de la voie caravanière transafricaine.
Et l'espace congolais est partagé de facto entre deux mouvances, luso-africaine à l'Ouest, orientée vers les Amériques, arabo-swahilie à l'Est, tournée vers le Moyen-Orient. L'ébranlement des anciens royaumes laisse place aux nouveaux pouvoirs fondés sur la traite, Ngongo-Lutete au Kasaï, Tippo-Tib au Maniema, et dans le Sud Msiri au pays du cuivre, région assez autonome à mi-chemin des deux océans.
C'est cet espace en réorganisation que découvre Stanley vers 1870, et qui sera, pour la première fois, unifié politiquement dans le cadre de l'État indépendant du Congo du roi des Belges, Léopold II.
Le projet colonial [figure 3]
Commence une période relativement courte, mais décisive pour l'intégration de l'espace national, et la mise en place d'un schéma fonctionnel encore lisible de nos jours. Après la période d'exploitation sans frein du Congo léopoldien (1885-1908), la colonisation belge sera effective durant un demi-siècle seulement (1908-1960).
" Dominer pour servir " : alliant contrôle rigoureux des hommes et paternalisme, le nouveau pouvoir s'attache à mettre en valeur le Congo, c'est-à-dire à le rentabiliser au profit de la Belgique, d'abord en organisant son espace jusqu'alors astructuré.
Le pôle directionnel et d'articulation à la métropole est, à l'extrême ouest, le couple Léopoldville, capitale, et Matadi, port maritime très bien relié à Anvers. À deux mille kilomètres au Sud-Est, le complexe productif majeur est - autour d'Élisabethville - la région du cuivre, le " scandale géologique " du Haut-Katanga.
Cette bipolarisation met en place un axe fondamental combinant fleuve et rail : la future voie nationale, vecteur d'échanges croissants et bientôt de transferts massifs de population des régions les plus peuplées (Bas-Congo, Kasaï et même Ruanda-Urundi) vers les deux grands foyers d'activité du pays.
Fondé sur l'extrac-tion minière, le cuivre bien sûr, le diamant du Kasaï, l'or de l'Ituri, le système a créé une infrastructure industrielle sans égale dans l'Afrique coloniale.
Il est conforté par une économie de plantation, surtout au Bas-Congo, au Kwilu, au Kivu et sur les plateaux du Nord (Ubangi, Uele). Ainsi prend forme un monde " extra-coutumier " à forte composante urbaine, tandis que les milieux coutumiers - la majeure partie de l'immense " colonie-modèle " - restent abandonnés à l'agriculture de subsistance.
On voit s'affirmer une manière d'anneau utile qui s'oppose à la cuvette centrale, celle-ci marginalisée malgré la création de Stanleyville, avant-poste isolé à la courbe du fleuve.
Périphérique et extraverti, ce modèle d'organisation - déjà implicite au temps des royaumes - est encore renforcé par l'existence de liaisons annexes avec le monde extérieur, au travers des territoires coloniaux limitrophes : c'est vrai surtout des liaisons ferroviaires, celle du Cap au Sud, à l'Est celle de Dar es-Salaam, à l'Ouest celle de Lobito (Benguela) qui reprend le tracé de l'ancienne voie transafricaine.
L'articulation interne du Congo belge
Le magnifique bassin du Congo - 15 000 kilomètres de voies navigables - se révélera presque inutile. Le fleuve est coupé de rapides sur plusieurs biefs importants, dont son cours inférieur de 400 kilomètres, entre Léopoldville et Matadi.
Puissants et nombreux, ses affluents (dont la Tshuapa) traversent les espaces vides de la cuvette, et sur l'anneau utile leurs hautes vallées accidentées sont impraticables.
Aussi le trafic fluvial se réduit-il assez vite, à partir de la capitale, à la liaison hebdomadaire avec les localités riveraines jusqu'à Stanleyville, et surtout à celle avec Port-Francqui via la rivière Kasaï (tronçon fluvial de la voie nationale).
Les voies ferrées - 5 000 kilomètres - ne forment pas un réseau unique. À l'Ouest et au Nord, des tronçons isolés, les chemins de fer de Boma, de Matadi à Kinshasa, des Uele, et de Stanleyville à Ponthierville, relient des biefs navigables ou se connectent à eux.
Au Sud, l'important chemin de fer du Katanga désenclave la région minière et les grands lacs, et rejoint la rivière Kasaï à Port-Francqui (tronçon ferroviaire de la voie nationale). Il existe bien un projet de liaison ferrée directe entre ce sous-réseau et la capitale, mais il ne sera pas concrétisé.
La route a peu d'intérêt économique, mais son chevelu de 150 000 kilomètres de pistes de desserte administrative et locale, raccordées aux ports fluviaux et aux gares, couvre la vaste colonie dans son entier.
Les transports aériens se développent assez vite, pour le transport des personnes surtout, du fait de l'immensité du pays et de la dispersion du peuplement.
Dans les années cinquante, le mécanisme des communications internes du Congo belge est ainsi tout à fait au point. Il repose sur l'articulation de plusieurs modes de transports segmentés, avec de multiples ruptures de charge.
L'ensemble est très bien relié par voie maritime au port métropolitain d'Anvers, et par voie aérienne à Bruxelles. Un encadrement et une maintenance sans faille sont les conditions sine qua non du bon fonctionnement du système.
La désarticulation contemporaine
Une si longue déshérence
Le désastre actuel n'est que le point d'orgue d'un progressif et terrible déclin. C'est d'abord (1960) la bourrasque d'une indépendance bâclée, la dislocation du territoire en centres de pouvoirs rivaux, et le chaos qui n'épargne pour un temps que le Katanga sécessionniste.
Puis vient le Zaïre de Mobutu : la paix et l'unité retrouvées avec l'appui de l'Occident, une fierté nationale toute neuve, mais aussi un régime autoritaire et prédateur, sans vision économique ni projet de développement, et qui va dilapider l'héritage colonial.
Le temps des vaches grasses (à partir de 1965) est celui d'une prospérité en trompe-l'œil fondée sur les hauts cours du cuivre, et confinée aux quelques enclaves d'économie moderne du Shaba minier - la poule aux œufs d'or -, de Kinshasa et du Bas-Zaïre, tandis qu'une paralysie insidieuse s'empare de la presque totalité du territoire.
Le temps des vaches maigres commence avec la désastreuse zaïrianisation (1974), qui précipite le naufrage. Les circuits commerciaux s'atrophient, les industries de transformation sont moribondes, le puissant secteur minier résiste puis dégringole à son tour, l'informel se dilate, des " creuseurs " de diamant jusqu'à la cohorte des petits métiers citadins.
La corruption flambe (c'est le " mal zaïrois "), misère, malnutrition et maladies font des ravages en ville comme en milieu rural. L'État n'existe plus, des mouvements centrifuges affectent le Shaba d'abord, puis tout le pays où se diffusent tribalisme et anarchie.
" Sous-continent à la dérive ", le Zaïre est devenu après trente ans de mobutisme le grand malade de l'Afrique. Un malade privé de toute aide extérieure, d'autant que la nouvelle donne mondiale a réduit son intérêt stratégique à néant.
Longtemps différée (malgré les terribles émeutes de 1991 et 1993), l'implosion viendra de la tragédie rwandaise, dont procéderont l'équipée de Kabila (1997) et a contrario sa vaine tentative de refaire un pays unifié. Quarante ans après l'indépendance, et comme par un bégaiement de l'Histoire, " rebelles " et parrains se partagent de nouveau le Congo.
Un maillage devenu incohérent
Internalités [figure 4]
De nos jours encore, le système circulatoire du Congo reste théoriquement celui du temps colonial. Mais faute d'investissements et de simple entretien, faute aussi d'encadrement et surtout de volonté politique, le maillage s'est de longue date décomposé, atrophiant les liaisons à l'intérieur du pays.
Ainsi l'ingénieuse combinaison fleuve-rail a-t-elle été progressivement mise à mal par l'état désastreux des infrastructures et du matériel. Les chemins de fer du Nord-Est, puis de l'Ouest, ont cessé de fonctionner, et seule la voie nationale a continué, non sans mal, à transporter du minerai, au moins tant que celui-ci fut extrait.
La ruine des routes, effective dès l'indépendance, est devenue telle que quelques milliers de kilomètres seulement restent praticables (quoique terriblement dégradés).
Les seuls axes conservant un trafic notable sont le cordon ombilical Matadi-Kinshasa-Kikwit, la route du cuivre de Kolwezi à Lubumbashi (et jusqu'en Zambie), et l'axe méridien non revêtu des hautes terres de l'Est (relié au réseau routier est-africain, mais aucunement au reste du Congo). Très difficile est le ravitaillement vivrier des villes par leur immédiat arrière-pays.
L'avion, par voie de conséquence, est devenu pratiquement le seul moyen de voyager entre les villes du Congo. Il en dessert théoriquement une cinquantaine, en fait surtout Kinshasa, Mbuji-Mayi, Lubumbashi et Goma, et secondairement Mbandaka, Kananga et Kisangani.
Bien avant la guerre actuelle, les échanges régionaux se sont étiolés, comme les relations villes-campagnes. Les distances réelles n'ont cessé de s'accroître, faisant des centres de peuplement et d'activité les éléments dispersés d'un vaste archipel.
Et pour qui parcourt, à grand-peine, les immensités le plus souvent sous-occupées du Congo, de petite ville en bourgade, de village en mission, c'est l'impression d'isolement et d'abandon qui domine, le sentiment d'être complètement en dehors du monde moderne.
Externalités
Toujours orienté en priorité vers l'Europe occidentale, le schéma des liaisons extérieures s'est effiloché avec la contraction croissante des activités modernes. Il s'est altéré aussi, avec le gonflement des sorties clandestines de produits de haute valeur (diamants, or, café) aux dépens des exportations officielles (cuivre et cobalt surtout). Il pâtit aussi des dysfonctionnements affectant les grandes liaisons du pays avec le reste du monde.
Le trafic maritime à l'exportation se répartissait naguère à parts égales entre le port atlantique de Matadi, via la difficile voie nationale, et les ports de l'Afrique australe et orientale, moyennant des parcours ferroviaires longs, coûteux et menacés par l'instabilité des pays traversés (pour cette raison, le chemin de fer de Benguela est coupé depuis 1975).
À l'importation, le trafic destiné en priorité à la capitale se fait toujours par Matadi, et l'Afrique australe pourvoyait, par le rail encore, aux besoins des mines haut-katangaises.
Les liaisons routières externes n'existent guère qu'avec le Sud, et plus malaisément avec l'océan Indien. Quant aux liaisons aériennes par gros porteurs (passagers et fret), elles empruntent comme jadis l'axe majeur Europe-Kinshasa-Afrique du Sud.
Des milieux en recomposition
Le temps des néoruraux
Le vaste territoire congolais reste voué presque entièrement aux activités agricoles, et deux de ses habitants sur trois sont des paysans. Le principe de leur répartition restant le même, le dépérissement de la cuvette forestière s'est aggravé tandis que l'essentiel du peuplement et des activités se cristallisait dans l'anneau utile.
Avec pour ce dernier de très forts contrastes de détail, entre les régions de longue date bien peuplées, Bas-Congo, Kwilu, sud du Kasaï, Katanga central, Maniema, hautes terres suroccupées du Kivu et de l'Ituri, plateaux des Uele et de Gemena, et d'autre part les zones plutôt déprimées qui les séparent.
Les troubles des années soixante, puis le désintérêt total du régime mobutiste pour l'agriculture et le réseau routier, ont fait s'asphyxier l'économie rurale moderne, et s'appauvrir la masse paysanne.
Déclin des plantations, abandon des cultures villageoises de rente, retour général à l'autosubsistance ont induit dans un premier temps la déprise rurale et l'exode vers les villes.
Mais ce processus s'est inversé avec l'aggravation contemporaine de la crise urbaine et le reflux consécutif vers les campagnes, ce qui explique en partie leur regain démographique (notamment dans le Haut-Katanga).
Très largement spontanée, cette ruralité recréée à connotation citadine, que la guerre n'a fait que renforcer, repose sur l'essor des productions vivrières et des pratiques culturales de type villageois, pour l'autoconsommation et le ravitaillement, comme on le sait fort malaisé, des villes.
Un monde urbain en suspens
Modèle importé ici par le colonisateur, la ville est devenue une composante essentielle de la vie nationale. Malgré un grippage sévère de la croissance urbaine depuis vingt-cinq ans, le pays doit compter quelque 400 villes, qui rassemblent 35 % des Congolais3.
Dans la cuvette forestière, quelques créations coloniales isolées comme Kisangani ou Mbandaka sont en dépérissement profond, au milieu d'immenses espaces sans villes. En revanche, c'est une traînée urbaine discontinue qui arme l'anneau utile.
Le clivage s'y est accentué entre d'une part quelques pôles affichant un relatif dynamisme, déjà ancien à Kinshasa (cinq fois millionnaire) ou à Kolwezi, plus récent à Mbuji-Mayi, Goma ou Butembo, et d'autre part la majorité des villes grandes ou moyennes - dont Lubumbashi, Kananga, Likasi, Bukavu, Kikwit, Matadi, Kindu -, entrées en léthargie.
Remarquable par contre est l'essor des villes moyennes ou petites qui fixent l'exode à rebours venu des précédentes, comme la floraison le long des grands axes de centres semi-urbains qui polarisent les terroirs renaissants.
C'est que la crise du monde urbain est dramatique. La nécrose de l'économie moderne et la contraction du marché de l'emploi, mal compensées par l'expansion de l'informel, du jardinage urbain et périurbain, et de divers mécanismes parasitaires, ont fait s'effondrer les revenus, et le déficit alimentaire est devenu chronique.
Face à la débâcle du cadre de vie et des services collectifs (l'éducation et la santé notamment), face aussi à une crise sociétale et morale de plus en plus profonde, la réponse des citadins a pris la forme d'un réveil religieux impliquant la quête de nouveaux encadrements. Et les facteurs qui faisaient naguère l'attraction des centres urbains semblent devenus autant de raisons de les quitter.
De là, après trois décennies de ruée vers les villes, le retournement de l'exode vers les campagnes, de là l'émergence de petits centres liés à de multiples trafics, à la collecte des produits vivriers, au retour à la terre plus simplement.
La situation n'a fait qu'empirer avec la guerre : dans l'intérieur du pays, des villes brusquement se gonflent tandis que d'autres se vident, le chômage est général et l'insécurité totale ; à Kinshasa, quasiment coupée de l'immense Congo mis à sac, la misère, la faim même, atteignent un niveau sans précédent.
Mais au-delà de péripéties dont on veut croire la fin prochaine, il est clair que le processus d'urbanisation, ralenti et réorienté, ajusté à la crise, continue selon un modèle bien différent de celui hérité du projet colonial.
L'espace écartelé [figure 5]
À l'aube du xxie siècle, les forces centrifuges semblent l'avoir emporté ici sur les facteurs d'intégration4. Outre le face-à-face renouvelé entre villes et campagnes, et le hiatus renforcé entre centre déprimé et périphérie active, une forme de partition spatiale plus dommageable à l'unité nationale affecte le pays depuis le déclin du mobutisme.
On voit se dessiner trois mouvances tournées vers l'extérieur, et qui ressuscitent les grandes aires socioéconomiques et culturelles d'autrefois :
. une mouvance occidentale, polarisée directement par la capitale et globalement lingalaphone (et kikongophone), tournée vers l'Atlantique, et dont les systèmes de transport convergent sur Kinshasa et le port de Matadi ;
. une mouvance orientale, sans polarisation décisive mais axée sur les hautes terres, swahiliphone, presque sans liens avec la capitale et tournée vers l'océan Indien ;
. une mouvance méridionale, le bassin du cuivre et son arrière-pays, également swahiliphone, et tournée en grande partie vers l'Afrique australe du fait de la déficience de la voie nationale.
Ce schéma concerne surtout l'anneau utile, la cuvette centrale apparaissant comme un immense isolat. Il excepte l'espace kasaïen, tshilubaphone, qui affirme son dynamisme (fondé sur le diamant) et son identité propre, à mi-chemin entre l'Ouest et le Sud.
La guerre actuelle, faisant du Congo une terre de pillage disputée entre ses voisins, a significativement confirmé ces fractures en les aggravant.
Ainsi dans la partie du pays " contrôlée " par Kinshasa, les Angolais tiennent-ils le gros de la mouvance occidentale, les Zimbabwéens la mouvance méridionale, et les deux réunis l'espace kasaïen (la nouvelle poule aux œufs d'or).
La mouvance orientale est aux mains des " rébellions ", c'est-à-dire de leurs protecteurs, Ougandais au Nord, et au Sud Rwandais. C'est dans la cuvette centrale, enfin, que se perd l'incertaine " ligne de front ".
Mais comme armées et mafias régionales ne sont guère opérantes hors des villes, l'essentiel du territoire échappe aujourd'hui comme hier à toute forme d'autorité.
Vers un nouveau Congo
Les raisons d'espérer
Le triste bilan dressé ci-dessus ne doit pas inciter au pessimisme. Il faut plutôt le voir comme un diagnostic, préalable obligé à tout essai de traitement. Car les raisons d'espérer ne manquent pas, et l'analyste voudrait exprimer à ce propos quelques convictions.
Faisons d'abord justice de l'assertion selon laquelle le Congo est " tellement immense et divers " que sa dislocation est inéluctable. Le pays est certes - on l'a assez dit - " 80 fois plus grand " que son ancienne métropole, la Belgique.
Faut-il pour cette seule raison voir en lui un monstre ingérable, quand dans le monde tropical le Brésil par exemple est quatre fois plus vaste, et l'Inde vingt fois plus peuplée ? Les milieux naturels, pour variés qu'ils soient, ont ici plus qu'un air de famille, d'autant que leur facteur de cohérence est le bassin du fleuve Congo.
Mais cet État, objectera-t-on, n'est qu'un agrégat d'ethnies dissemblables et rivales.
Or la vérité est tout autre. Sur le plan humain, et dans le contexte africain, l'unité du Congo est exceptionnelle. Ses 220 peuples procèdent certes de plusieurs ensembles linguistiques - bantou (les quatre cinquièmes), adamaoua-oubangui, soudanais central, nilotique, plus les Pygmées -, mais cette diversité est bien loin des fractures qui affectent nombre de pays d'Afrique de l'Ouest comme de l'Est.
En fait, les parlers se disposent en un continuum qui permet l'intercompréhension de proche en proche, et surtout les systèmes socioculturels ont entre eux de fortes affinités, les nuances tenant surtout à la structure des filiations (patri- ou matrilinéaire) et à la forme (segmentaire ou étatique) des sociétés traditionnelles.
La modernité a d'ailleurs resserré ces liens, puisque les Congolais sont presque tous chrétiens, et qu'ils font - concurremment - un usage croissant du français et plus encore du lingala et du swahili. Culturellement, le Congo n'est donc ni le Nigeria, ni le Soudan, ni le Cameroun (cette " Afrique en miniature " aux 250 ethnies), ni le Kenya, il est même, à tout prendre, plus homogène que la Guinée-Bissau ou l'île Maurice...
Le pays réel d'aujourd'hui, le Congo des Congolais, est du reste bien différent de celui des années soixante, et a fortiori de la terra nullius que s'était attribuée Léopold II. Outre que sa population a plus que triplé depuis l'indépendance, il est désormais profondément marqué par les modèles urbains, la scolarisation (même médiocre), une connaissance bien plus large du monde extérieur.
Comme ailleurs en Afrique, les mentalités ont changé très vite, et c'est une civilisation nouvelle qui s'élabore ici. Un des effets du processus est que les Congolais, en ville notamment (et dans la diaspora), se perçoivent plus que jamais comme les citoyens d'un même pays.
En dépit d'une ethnicité durcie par la crise, le séparatisme ici ne fait plus recette (même chez les " rebelles "), et la société civile, encadrée par les Églises, affirme un sentiment national encore renforcé par une guerre à laquelle le pays ne participe que comme théâtre d'opérations, et ses habitants comme victimes.
La nouvelle " congolisation " n'a donc pas grand-chose à voir avec la première, et le dépeçage du pays a bien cette fois été conçu et mené de l'extérieur. Le Congo n'est ni trop grand ni trop hétérogène, il est peut-être simplement trop riche face aux appétits et aux calculs de circonstance.
On n'en serait pourtant pas arrivé là si l'idée d'une nation congolaise (ou zaïroise) émergente avait su se traduire par un projet concret d'organisation de l'espace national, sur les bases solides établies de longue date par le colonisateur. C'est bien là, comme cet article a tenté de le montrer, que réside la vraie raison du désastre.
En ce sens, le Congo n'est sans doute que l'exemple le plus déplorable d'une situation assez courante en Afrique, celle de l'incapacité d'un pouvoir public postcolonial sans base populaire véritable à organiser son territoire et à promouvoir le développement, une carence poussée ici jusqu'à l'effondrement total.
Rebâtir un pays
Que faire à présent, au moment où des espoirs de paix se profilent, et où Kinshasa renoue avec la communauté internationale ? Doit-on laisser mourir complètement un pays né au forceps de la colonisation, et faire fi des solidarités fécondes forgées dans la longue souffrance de son peuple, ou bien plutôt s'atteler, une fois l'État restauré (et l'État de droit instauré), à reconstruire enfin le Congo ?
La stratégie pour y parvenir existe, tracée il y a vingt ans déjà par un Schéma national5 qu'il faut sortir enfin des cartons, et dont voici les grands traits. Puisant ses idées-forces dans le bon sens, et dans la logique ancienne et récente de l'espace congolais, ce programme vise à l'intégration nationale par un développement régional équilibré.
À la base, il prévoit de stimuler la production vivrière et commerciale et l'agro-industrie, recadrées dans des " zones de développement autocentrées ". Ceci implique - et voilà l'essentiel - la création d'une armature de transport prioritaire, fondée sur la route essentiellement.
L'autre priorité est de mettre en place un réseau urbain structurant. Le document se veut enfin un " cadre de cohérence " pour l'établissement de Schémas régionaux, en vue notamment d'orienter l'apport des bailleurs de fonds. Sous réserve d'inventaire, et d'une prise en compte minutieuse des dynamiques rurales et urbaines en cours, le cadre conceptuel d'une action future est donc en place.
Conclusion
Un siècle durant, le territoire congolais s'est organisé selon un schéma remarquablement constant : à la discontinuité d'un peuplement et d'une mise en valeur essentiellement périphériques, et à des externalités divergentes, se sont opposés des efforts plus ou moins efficaces d'intégration de l'espace national.
De nos jours, et en dépit de dynamiques nouvelles, une crise socioéconomique et politique très grave fait à nouveau de ce vaste pays un espace écartelé.
Passé le préalable du rétablissement de la paix, la reconstruction d'un système cohérent de liaisons internes apparaît bien comme le fondement impératif de toute politique visant à restaurer la prospérité du pays, et à y envisager à terme un nouveau et grand destin.
Son succès dépendra du peuple congolais, dont la force et le courage ont été aguerris par un si long purgatoire. Il dépendra en particulier de toute une jeunesse qui se lève, riche de sa vitalité et de sa volonté de vivre debout. Il dépendra enfin de tous ceux - en Europe notamment - qui voudront aider le Congo, par devoir de solidarité humaine, ou tout simplement parce qu'il y va de l'intérêt des deux parties.
L'auteur de ces lignes, qui aime et croit bien connaître ce pays et ses habitants, tient à se démarquer fermement du " Congo-pessimisme " ambiant, et à terminer sur cette note d'espoir et de confiance en l'avenir.
1. Voir le tableau de correspondance des toponymes, en fin d'article.
2. BRUNEAU J.-C. (1993), " Quinze ans de recherches géographiques en langue française au Zaïre ", in Géographie des espaces tropicaux, une décennie de recherches françaises, Espaces tropicaux (Bordeaux) n° 12, p. 130-174, 1 fig., 72 réf. biblio.
3. BRUNEAU J.-C. (1995), " Crise et déclin de la croissance des villes au Zaïre. Une image actualisée ", in Revue belge de Géographie (Bruxelles), 119e année, n° spécial offert au Pr Henri Nicolaï, p. 103-114, 1 fig., 2 tabl.
4. BRUNEAU J.-C. & SIMON T. (1991), " Zaïre, l'espace écartelé ", in Mappemonde (Montpellier) n° 4, p. 1-15, 5 fig. couleurs.
5. B. E. A. U. (1982), Aménagement du Territoire. Esquisse d'un schéma national (voir page précédente). Kinshasa, Bureau d'Études d'Aménagement et d'Urbanisme, 25 p.
Jean-Claude BRUNEAU
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