Le 4 janvier 1959 à Léopoldville, il fait une chaleur étouffante. La saison des pluies est encore loin d'être terminée, l'air est visqueux, oppressant. Dans la résidence du gouverneur général, des préparatifs sont en cours pour la réception annuelle du Nouvel An dans le jardin. [...]
Le 4 janvier 1959, quelques kilomètres plus loin dans la ville, à Bandalungwa, un quartier moderne pour évolués*, Patrice Lumumba est invité à déjeuner dans la maison d'un nouvel ami. Pendant qu'il purgeait sa peine de prison, il a lu régulièrement dans le journal Actualités africaines des articles de Joseph Mobutu, le militaire devenu journaliste [...].
Après sa libération, Lumumba s'est lié d'amitié avec lui. Régulièrement, il lui rend visite et savoure les plats délicieux que sa femme leur prépare. Ce dimanche, pendant le repas, ils font des projets pour l'après-midi. Ils savent qu'à deux heures au centre de la cité*, dans un local de YMCA, l'auberge de jeunesse chrétienne, un meeting de l'Abako est prévu.
Une semaine plus tôt, Lumumba a parlé devant une foule de sept mille auditeurs de son voyage à Accra. Ce sera sa meilleure intervention. La foule a réagi par des acclamations enthousiastes. « Dipenda, dipenda ! » scandait l'assemblée à la fin de son discours, une déformation en lingala du mot français indépendance*.
Peut-être est-ce pour cette raison que le bourgmestre principal de la ville, le Belge Jean Tordeur, a décidé à onze heures ce jour-là qu'il valait mieux que le meeting prévu dans la journée n'ait pas lieu. Une mesure de sécurité : il n'a pas envie de fauteurs de troubles. Lumumba et Mobutu décident tout de même d'aller y faire un tour. Ils n'ont pas de voiture, mais Mobutu a un scooter.
Attardons-nous un instant sur cette image : Mobutu et Lumumba ensemble sur le scooter, deux nouveaux amis, le journaliste et le vendeur de bière, l'un a 28 ans, l'autre 33. Lumumba est assis à l'arrière. Ils pourfendent l'air chaud et parlent fort pour couvrir le bruit du tuyau d'échappement qui pétarade. Deux ans plus tard, l'un allait contribuer à l'assassinat de l'autre.
Le 4 janvier 1959, le stade Roi-Baudouin se remplit pour un match important du championnat de football congolais. Le grand stade n'est qu'à quelques centaines de mètres du YMCA. Vingt mille supporters viennent de toutes parts. Ils portent des chemises et des pagnes colorés.
Certains ont des plumes sur la tête et des traits sur le visage, comme autrefois, de larges bandes d'argile d'un blanc éclatant sur le front et les joues. Ils dansent avec des gestes ensorcelants et les yeux écarquillés. C'est un spectacle inquiétant. La tribune en béton en pente raide autour du terrain se remplit de monde et de roulements de tambours.
On joue du tam-tam et d'autres percussions, on fait du tapage, on crie. Il règne une atmosphère de guerre. Elle rappelle les rives du fleuve Congo dans les années 1870, quand Stanley passa pour la première fois dans son bateau. Les battements du tambour de guerre, les milliers de gorges furieuses, la danse de plus en plus effrénée, les yeux du guerrier.
Dans les catacombes du stade, les joueurs serrent leurs lacets et glissent leurs protège-tibias dans leurs chaussettes. Ailleurs dans la ville, à la résidence du gouverneur, on a sorti les bouteilles de champagne du réfrigérateur et elles pétillent au soleil.
Toujours le 4 janvier 1959, sur l'avenue Prince-Baudouin, près du YMCA, Kasavubu dit à la foule mobilisée que le meeting ne peut malheureusement pas avoir lieu. Cela provoque des grommellements démonstratifs et des protestations, une bousculade et des tiraillements.
En tant que pacifiste et admirateur de Gandhi, il enjoint à ses partisans de garder leur calme. Il semble y arriver, même s'il n'a pas de micro. C'est lui le leader, c'est lui le chef, c'est lui le bourgmestre. Soulagé et rassuré, il rentre chez lui.
Mais c'est le 4 janvier 1959, que tout va changer, bien qu'on ne s'en aperçoive pas encore. Le Congo vit avec son temps, semble-t-il. Léopoldville est la deuxième ville au monde où circule un gyrobus, un bus électrique qui se recharge aux différents arrêts à l'aide d'antennes installées sur son toit. La première ville du monde qui s'était dotée de ce moyen de transport en commun futuriste était en Suisse, et voilà à présent que ces bus filaient aussi à travers la cité*.
Plusieurs milliers de partisans de l'Abako restent bouder près de l'endroit où leur meeting aurait dû se dérouler. Un chauffeur blanc du gyrobus a une altercation avec l'un d'eux et lève le bras. Le futurisme rencontre le racisme. Il se fait aussitôt rouer de coups. L'affaire tourne mal. On se bat, on s'agrippe. La police intervient, des agents noirs, des commissaires blancs.
Cela vient du Nouvel An, pense-t-on, ils sont encore ivres ou bien n'ont une fois encore plus un sou, l'un des deux. Deux commissaires assènent des coups de poing. Ce n'est pas une bonne idée. « Dipenda ! » entend-on. « Attaquons les Blancs* ! » Un mouvement de panique s'ensuit. La police tire en l'air.
Plus loin, une de leurs Jeep est renversée et on y met le feu. À ce moment-là le stade de football se vide - cohue, extase, frustration, sueur - et les supporters se joignent aux partisans qui auraient voulu assister au meeting de l'Abako. C'est le football qui tiendra lieu de poudre à canon.
La Belgique est devenue indépendante en 1830 après un opéra. Le Congo exige en 1959 l'indépendance à l'issue d'un match de foot. Deux jeunes hommes déboulent sur un vélomoteur. Ils n'en croient pas leurs yeux. Les années précédentes, ils se sont hissés vers le haut en se formant eux-mêmes, mais à présent ils constatent la colère de la foule dont ils se sont extraits.
Ils ne la regardent plus de haut comme il sied aux évolués*, mais se sentent solidaires. L'élite et la masse se sont enfin trouvées. [...] La police essaie de venir à bout de la tâche mais, en quelques heures, toute la cité* est sens dessus dessous. Des pierres sont lancées en pluie contre les voitures des Blancs. Des fenêtres sont brisées. Partout des incendies se déclarent.
La police tire à balles sur les manifestants. Sur l'asphalte s'étendent des flaques de sang foncé où se reflète la lueur des flammes. Des milliers et des milliers de jeunes se mettent à piller. Tout ce qui est belge doit y passer. [...]
L'armée aura besoin de trois à quatre jours pour reprendre le contrôle de la ville. Le bilan est insupportable : 47 morts et 241 blessés du côté congolais, du moins d'après les chiffres officiels. Les témoins oculaires parlent de deux cents, peut-être même trois cents morts.
C'était le 4 janvier 1959 et la situation n'allait jamais se rétablir.
Le 4 janvier 1959, quelques kilomètres plus loin dans la ville, à Bandalungwa, un quartier moderne pour évolués*, Patrice Lumumba est invité à déjeuner dans la maison d'un nouvel ami. Pendant qu'il purgeait sa peine de prison, il a lu régulièrement dans le journal Actualités africaines des articles de Joseph Mobutu, le militaire devenu journaliste [...].
Après sa libération, Lumumba s'est lié d'amitié avec lui. Régulièrement, il lui rend visite et savoure les plats délicieux que sa femme leur prépare. Ce dimanche, pendant le repas, ils font des projets pour l'après-midi. Ils savent qu'à deux heures au centre de la cité*, dans un local de YMCA, l'auberge de jeunesse chrétienne, un meeting de l'Abako est prévu.
Une semaine plus tôt, Lumumba a parlé devant une foule de sept mille auditeurs de son voyage à Accra. Ce sera sa meilleure intervention. La foule a réagi par des acclamations enthousiastes. « Dipenda, dipenda ! » scandait l'assemblée à la fin de son discours, une déformation en lingala du mot français indépendance*.
Peut-être est-ce pour cette raison que le bourgmestre principal de la ville, le Belge Jean Tordeur, a décidé à onze heures ce jour-là qu'il valait mieux que le meeting prévu dans la journée n'ait pas lieu. Une mesure de sécurité : il n'a pas envie de fauteurs de troubles. Lumumba et Mobutu décident tout de même d'aller y faire un tour. Ils n'ont pas de voiture, mais Mobutu a un scooter.
Attardons-nous un instant sur cette image : Mobutu et Lumumba ensemble sur le scooter, deux nouveaux amis, le journaliste et le vendeur de bière, l'un a 28 ans, l'autre 33. Lumumba est assis à l'arrière. Ils pourfendent l'air chaud et parlent fort pour couvrir le bruit du tuyau d'échappement qui pétarade. Deux ans plus tard, l'un allait contribuer à l'assassinat de l'autre.
Le 4 janvier 1959, le stade Roi-Baudouin se remplit pour un match important du championnat de football congolais. Le grand stade n'est qu'à quelques centaines de mètres du YMCA. Vingt mille supporters viennent de toutes parts. Ils portent des chemises et des pagnes colorés.
Certains ont des plumes sur la tête et des traits sur le visage, comme autrefois, de larges bandes d'argile d'un blanc éclatant sur le front et les joues. Ils dansent avec des gestes ensorcelants et les yeux écarquillés. C'est un spectacle inquiétant. La tribune en béton en pente raide autour du terrain se remplit de monde et de roulements de tambours.
On joue du tam-tam et d'autres percussions, on fait du tapage, on crie. Il règne une atmosphère de guerre. Elle rappelle les rives du fleuve Congo dans les années 1870, quand Stanley passa pour la première fois dans son bateau. Les battements du tambour de guerre, les milliers de gorges furieuses, la danse de plus en plus effrénée, les yeux du guerrier.
Dans les catacombes du stade, les joueurs serrent leurs lacets et glissent leurs protège-tibias dans leurs chaussettes. Ailleurs dans la ville, à la résidence du gouverneur, on a sorti les bouteilles de champagne du réfrigérateur et elles pétillent au soleil.
Toujours le 4 janvier 1959, sur l'avenue Prince-Baudouin, près du YMCA, Kasavubu dit à la foule mobilisée que le meeting ne peut malheureusement pas avoir lieu. Cela provoque des grommellements démonstratifs et des protestations, une bousculade et des tiraillements.
En tant que pacifiste et admirateur de Gandhi, il enjoint à ses partisans de garder leur calme. Il semble y arriver, même s'il n'a pas de micro. C'est lui le leader, c'est lui le chef, c'est lui le bourgmestre. Soulagé et rassuré, il rentre chez lui.
Mais c'est le 4 janvier 1959, que tout va changer, bien qu'on ne s'en aperçoive pas encore. Le Congo vit avec son temps, semble-t-il. Léopoldville est la deuxième ville au monde où circule un gyrobus, un bus électrique qui se recharge aux différents arrêts à l'aide d'antennes installées sur son toit. La première ville du monde qui s'était dotée de ce moyen de transport en commun futuriste était en Suisse, et voilà à présent que ces bus filaient aussi à travers la cité*.
Plusieurs milliers de partisans de l'Abako restent bouder près de l'endroit où leur meeting aurait dû se dérouler. Un chauffeur blanc du gyrobus a une altercation avec l'un d'eux et lève le bras. Le futurisme rencontre le racisme. Il se fait aussitôt rouer de coups. L'affaire tourne mal. On se bat, on s'agrippe. La police intervient, des agents noirs, des commissaires blancs.
Cela vient du Nouvel An, pense-t-on, ils sont encore ivres ou bien n'ont une fois encore plus un sou, l'un des deux. Deux commissaires assènent des coups de poing. Ce n'est pas une bonne idée. « Dipenda ! » entend-on. « Attaquons les Blancs* ! » Un mouvement de panique s'ensuit. La police tire en l'air.
Plus loin, une de leurs Jeep est renversée et on y met le feu. À ce moment-là le stade de football se vide - cohue, extase, frustration, sueur - et les supporters se joignent aux partisans qui auraient voulu assister au meeting de l'Abako. C'est le football qui tiendra lieu de poudre à canon.
La Belgique est devenue indépendante en 1830 après un opéra. Le Congo exige en 1959 l'indépendance à l'issue d'un match de foot. Deux jeunes hommes déboulent sur un vélomoteur. Ils n'en croient pas leurs yeux. Les années précédentes, ils se sont hissés vers le haut en se formant eux-mêmes, mais à présent ils constatent la colère de la foule dont ils se sont extraits.
Ils ne la regardent plus de haut comme il sied aux évolués*, mais se sentent solidaires. L'élite et la masse se sont enfin trouvées. [...] La police essaie de venir à bout de la tâche mais, en quelques heures, toute la cité* est sens dessus dessous. Des pierres sont lancées en pluie contre les voitures des Blancs. Des fenêtres sont brisées. Partout des incendies se déclarent.
La police tire à balles sur les manifestants. Sur l'asphalte s'étendent des flaques de sang foncé où se reflète la lueur des flammes. Des milliers et des milliers de jeunes se mettent à piller. Tout ce qui est belge doit y passer. [...]
L'armée aura besoin de trois à quatre jours pour reprendre le contrôle de la ville. Le bilan est insupportable : 47 morts et 241 blessés du côté congolais, du moins d'après les chiffres officiels. Les témoins oculaires parlent de deux cents, peut-être même trois cents morts.
C'était le 4 janvier 1959 et la situation n'allait jamais se rétablir.
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