Lundi 7 octobre 2013
Le M23 est vu par l’immense majorité des congolais et de nombreux observateurs comme le successeur, voire la « réplique », le « déguisement »pur et simple du CNDP (Congrès National pour la Défense du Peuple), qui a toujours eu comme credo la défense de la « minorité Tutsi congolaise », tout comme, avant lui, le RCD (Rassemblement Congolais pour Démocratie) et, dans une certaine mesure, l’AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Zaïre).
L’agenda du M23, sa direction et son background ont vite fait d’intégrer dans cette arène politico-identitaire la guerre lancée par ce mouvement depuis le début de cette année.
Mais les Tutsis congolais trouvent-ils en réalité leur compte dans cette guerre ?
L’allégeance aux Tutsis au pouvoir au Rwanda par des politiciens et des officiers Tutsis congolais, le recours aux armes et à la violence au nom de la communauté Tutsi congolaise, servent-ils réellement la cause de cette dernière ?
La réponse à ces questions et à beaucoup d’autres qu’elles induisent valent leur pesant d’or pour quiconque voudrait mieux appréhender les vraies dynamiques des guerres répétitives à l’Est de la RDC.
Enock Ruberangabo Sebineza, 54 ans, est le président ad interim de la communauté Banyamulenge (SHIKAMA) de la République Démocratique du Congo. Licencié en géographie de l’Institut Supérieur Pédagogique (ISP/Bukavu), ce notable Tutsi congolais assume depuis plusieurs années déjà d’importantes responsabilités tant dans sa province d’origine du Sud-Kivu qu’au niveau national. Il était notamment l’un des délégués de la société civile du Sud-Kivu au dialogue intercongolais, avant de siéger comme député national au parlement de transition (2003-2006). Il a aussi été Président du Conseil d’administration de la Société Sidérurgique de Maluku, à Kinshasa. Ceux qui le connaissent bien disent de lui que c’est un homme sincère, sage et respectable. Son franc-parler lui a valu parfois des incompréhensions de la part de ses interlocuteurs qui le traitent d'homme dur et opiniâtre. Mais, au sein de l'opinion dans les deux Kivu, il est surtout considéré comme faisant partie des modérés, des réfléchis.
A la veille du début, à Kampala en Ouganda, du « dialogue », entre la rébellion du M23 et le gouvernement congolais – « dialogue » auquel il a été convié en tant que représentant de leader de la communauté Banyamulenge –, nous l’avons approché pour avoir sa lecture de la situation, ainsi que, globalement, la position de la communauté Banyamulenge vis-à-vis de la crise actuelle dans les Kivus.
Jean-Mobert N’senga (J.M.) : Monsieur Enock Ruberangabo, le M23 prétend entre autres choses militer pour les droits des Tutsis congolais, et notamment pour l’éradication des génocidaires Hutu rwandais, en vue de permettre le retour des Tutsis réfugiés du Rwanda, depuis plusieurs années pour certains. Qu’en pensez-vous ?
Enock Ruberangabo (E.R.) :D’emblée, je vous dirais que l’on se sert tout simplement du nom des Tutsis congolais pour justifier des choses autrement injustifiables. Nous, les Banyamulenge, nous nous sommes opposés à cette guerre dès le début, comme nous nous étions opposés à celle du CNDP de Laurent Nkunda.
Comment voulez-vous que l’on prétende lutter pour le retour de cinquante mille, disons même de cent mille réfugiés, alors qu’on provoque simultanément le déplacement du double, du triple, peut-être même du quadruple de ce nombre ? Comment peut-on prétendre servir une communauté alors qu’on accentue le ressentiment et le rejet à son égard parmi d’autres populations ? Ces réfugiés Tutsis qu’on voudrait rapatrier ont besoin de vivre avec leurs frères d’autres communautés, de s’entendre avec eux, de se réconcilier. Or, la violence et la guerre ne peuvent qu’exacerber la haine et l’exclusion, susciter le goût de la vengeance, etc.
J.M. : Qui est-ce qui a intérêt à se servir du nom de la communauté Tutsi congolaise, comme vous le dites ? Si l’on s’en tient à la guerre que mène le M23, à qui profite-t-elle en fin de compte ?
E.R.: Ah ! Je ne veux citer personne. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a des individus qui prétendent lutter pour la cause des Tutsis alors qu’en réalité ce sont leurs petits intérêts individuels qu’ils défendent. Il y a aussi des pays étrangers, comme le Rwanda qui instrumentalise nos problèmes pour ses propres intérêts. Et tout ça retombe sur le dos de toute la communauté qui ne gagne absolument rien dans ces guerres à répétition.
J.M. : Donc la guerre dans le Kivu n’a jamais été une affaire de la communauté Tutsi congolaise ou des Banyamulenge, en tant que tels ?
E.R. : Je n’ai pas dit cela. Ce que je dis, c’est que la guerre du M23, comme celles qui l’ont précédée ces dernières années, ne sont pas profitables aux Tutsis congolais, et que ceux qui la mènent ont tort de vouloir la présenter comme celle de toute une communauté alors qu’en réalité elle a d’autres causes, d’autres finalités, que les aspirations de ladite communauté. Si vous rentrez un peu dans l’histoire, on a tenté de nous dénier la nationalité, en indiquant le Rwanda comme notre patrie. Mais en ce qui concerne les Banyamulenge, il y a plusieurs générations qui n’ont jamais eu pour autre patrie que le Congo ; qui ne connaissent pas la moindre colline du Rwanda, n’y ont pas le moindre lien de parenté connu. La guerre de l’AFDL de 1996 (dont j'ai participé à la rédaction de ses premiers textes de création) a été qualifiée de « guerre des Banyamulenge ». Ce qui est vrai et faux à la fois. Vrai parce que les Banyamulenge s’y sont réellement investis avec l’espoir qu’avec le renversement du régime de Mobutu qui leur reniait leur citoyenneté, leur problème pourrait trouver une solution. Rappelez-vous que les Banyamulenge venaient à peine d’être officiellement déclarés étrangers le 28 mai 1995, dans une Résolution du HCR-PT (Haut Conseil de la République-Parlement de Transition, ndlr).
Faux, parce que les Banyamulenge n’étaient pas les seuls à en vouloir à Mobutu. Tout le monde était fatigué de son régime ; la communauté internationale ne voulait plus de lui, les pays voisins non plus. En particulier le Rwanda, qui voyait se concentrer à sa frontière l’armée défaite de Habyarimana ainsi que les miliciens Interahamwe. Pour le Rwanda, le démantèlement des camps des réfugiés était une priorité absolue, pour sa propre sécurité. Il y avait donc convergence d’intérêts, dont celui des Tutsis congolais n’est qu’une composante. Cependant, à l’aube même de cette guerre, la nuit du 23 au 24 décembre 1996, il va apparaître de sérieuses divergences entre les Banyamulenge et le Rwanda. Ce dernier avait, au cours de cette réunion tenue à Butare au Rwanda, et à laquelle j’avais personnellement été convié, exprimé son intention de faire partir toute notre communauté et de réinstaller nos familles à Kibuye au Rwanda, sous le prétexte de leur éviter les représailles par les autres communautés. Nous nous sommes farouchement opposés à cette déportation/expulsion vers le Rwanda. L’idée nous semblait être du même ordre que celle du régime de Mobutu de nous expulser de notre terre au motif que nous n’étions pas des congolais. A l’époque déjà, notre refus d’obtempérer à ce plan n’avait pas plu aux autorités rwandaises, et je pense qu’elles ne nous l’ont jamais pardonné. Cette histoire tumultueuse entre nous et les rwandais a continué après l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir, et même à l’époque du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, le Rwanda essayant toujours de se servir de nos enfants et de nos revendications.
J.M. : Quel est, selon vous, l’intérêt qu’a le Rwanda à continuer à créer ou soutenir des conflits en République Démocratique du Congo ?
E.R. : Mais, mon cher ami…, ça c’est une question qu’il faut poser aux rwandais eux-mêmes ! J’ai l’impression que pour les rwandais, une République Démocratique du Congo instable leur est plus avantageuse qu’en paix, réconciliée elle-même, et engagée sur la voie du progrès. Il y a probablement des motivations d’ordre sécuritaire : comme diviser les Tutsis congolais et fidéliser une partie d’entre eux en leur montrant qu’ils n’ont pas meilleur allié, meilleur défenseur de leurs intérêts que le Rwanda, de sorte que ses propres ennemis n’y trouvent un terrain de raffermissement de leurs forces pour déstabiliser le régime au Rwanda.
J.M. : Vous pensez aux officiers rwandais jadis proches de Kagame qui ont fait défection depuis 2010 ?
E.R. : Oui, bien sûr. Sauf qu’en plus des considérations d’ordre sécuritaire, il peut y avoir d’autres d’ordre économique, voire géostratégique. L’Est de la RDC est une région très riche en ressources naturelles dont le Rwanda a besoin pour son développement. Il y a de l’espace, et vous savez que le Rwanda est surpeuplé. Enfin, bref : ce ne sont pas les raisons qui manquent au Rwanda ou à d’autres pays pour déstabiliser le Kivu. Et se servir des revendications des Tutsis congolais, c’est un moyen bien facile…
J.M. : Et la menace FDLR ?
E.R. : Les FDLR, malheureusement, c’est devenu un fond de commerce, voire un faux prétexte pour le Rwanda, une attitude qui frise la banalisation du génocide des Tutsis. Elles ont commis pas mal d’exactions, c’est vrai. Mais contre tous les congolais. Je ne pense pas que les FDLR constituent actuellement une menace sérieuse contre la sécurité du Rwanda, surtout que la RDC s'était engagée à la neutralisation conjointe de ces forces négatives mais que le M23 créé par le même Rwanda est venu arrêter ce processus.
J.M. : Qu’est-ce qui prouve que les Banyamulenge sont contre la guerre et les immixtions du Rwanda ? Vous n’avez jamais fait rien qu’une déclaration publique pour dénoncer la guerre ou prendre des distances avec ceux de vos enfants qui seraient impliqués dans le M23…
E.R. : Je précise que nous sommes parmi les rares communautés du Nord et Sud-Kivu qui n'ont aucun membre dans cette pseudo-rébellion qu'est le M23. Toute la Communauté a rejeté ce projet initié par Kigali, elle est contre la guerre, et contre l’utilisation de nos revendications, du reste fondées, par le Rwanda. J’ai déjà eu à le dire plusieurs fois, c’est connu. Auparavant, j’avais publiquement dénoncé la guerre de Bukavu par Laurent Nkunda et Jules Mutebutsi, etc. S’il y a, parmi nos frères politiciens, ceux qui gardent silence, cela ne veut pas dire forcément qu’ils cautionnent la guerre du M23. Ceux qui ont un jour ou un autre travaillé avec le Rwanda ont gardé en eux une sorte de peur noire vis-à-vis de ce pays, et cela explique peut-être leur réserve. Mon franc-parler à moi me vaut souvent des incompréhensions, ce qui est aussi parfois normal. Les gens pensent que je suis suicidaire. Rappelez-vous par exemple le plan du M23 de prendre la cité d’Uvira, vers le mois d’avril ou de mai. Eh bien, ce sont les militaires FARDC issus de notre communauté qui, bien sûr avec leurs compagnons d’autres communautés, ont fait capoter le plan du colonel Bernard Byamungu et qui ont fini par l’arrêter.
J.M. :Les conséquences de la violence permanente dans le Kivu sont incommensurables pour l’ensemble de la population dans son ensemble. Qu’en est-il en particulier pour les Tutsis congolais et les Banyamulenge ?
E.R. : Ecoutez, dans cette guerre les Tutsis sont doublement perdants. D’abord, nous subissons la guerre et la violence comme les membres des autres communautés : tueries et autres violations, déplacements, exile, pauvreté, etc. Ensuite nous subissons l’indexation du reste des 60 millions des congolais, qui nous désignent collectivement comme étant à la base de tous leurs malheurs : des accusations de toutes sortes, la méfiance, le mépris, la haine, et parfois même la violence, sont dirigées contre les Tutsis. Donc la guerre ne fait qu’empirer notre situation et notre condition. Elle entretient cette marginalisation que des gens prétendent combattre. L’allégeance de certains de nos frères (y compris des Hutu congolais, d’ailleurs) avec le Rwanda renforce malheureusement le sentiment parmi les autres communautés que nous ne sommes pas suffisamment des congolais, que nous complotons contre le Congo, etc. Or, il est toujours impossible pour le commun des gens de faire la différence entre les personnes qui sont individuellement à la base de ces choses, et la majorité des Tutsis ordinaires qui souvent n’ont rien à faire avec les intrigues politiciennes et militaires. Comment, dans ces conditions, espérer faire retourner cinquante mille réfugiés Tutsis sur leur terre ? C’est tout simplement satanique. Je ne sais pas si nos frères qui prétendent faussement défendre notre cause réalisent le tort qu’ils causent injustement à toute une communauté, alors même qu’ils savent que depuis la nuit des temps on a déjà diabolisé le Tutsi, et que la violence infligée aux autres communautés est vécue par elles comme une humiliation qui appelle la haine et la vengeance,...
J.M. : Avez-vous le sentiment que les craintes, les conditions, et la position des Banyamulenge sont partagées par les autres Tustis congolais, en particulier ceux du Nord-Kivu ?
E.R. : Malheureusement pas encore, sauf certains d'entre eux. Nos frères du Nord-Kivu sont moins enclins à marquer des distances avec le Rwanda, pour des raisons à la fois historiques et géographiques. Nous, nous sommes établis depuis très longtemps assez loin de ce qui était devenu plus tard la frontière avec le Rwanda, le Burundi, voire la Tanzanie d’où nos ancêtres seraient venus. Nous n’avons pratiquement plus de lien avec ce pays ; nous en sommes presque complètement coupés. Nos enfants qui ont aidé le FPR à prendre le pouvoir sont depuis retournés au Congo par l'AFDL. Tandis que pour le Nord-Kivu, les choses sont différentes. Il y a cette proximité géographique, qui fait que les cordons n’ont jamais été coupés avec le Rwanda. Ce qui est normal, d’ailleurs. Mais en plus, il y a comme une survivance de la féodalité ; une sorte de dépendance séculaire et de docilité de la part des Tutsis congolais du Nord-Kivu à l’égard de ceux du Rwanda, une allégeance. Du coup, nous devons nous faire à la fois à l’incompréhension de la part de nos frères Tutsis du Nord-Kivu, et aux soupçons permanents de la part de nos frères congolais des autres communautés.
J.M. : Monsieur Ruberangabo, vous avez été convié à assister aux pourparlers qui commencent bientôt entre le gouvernement congolais et le M23. Comment voyez-vous l’issue de cette crise ? Croyez-vous que quelque chose de consistant et de durable sortira de ce dialogue ?
E.R. : Je crois que l’évolution des discussions va imposer une issue, même inattendue. Mais de toute manière, la solution passera par ce que Kagame et Kabila conviendront, car Makenga et Runiga ne sont rien. Remarquez qu’il y a autant d’intérêts, autant d’agendas qu’il y a d’acteurs. Je ne pense pas qu’au sein du M23, Makenga poursuit le même but que Kamabasu Ngeve, ou que Runiga a les mêmes objectifs que Rucogoza. Pensez-vous vraiment qu’un type comme Runiga se bat pour la bonne gouvernance au Congo ? Que dire de la crédibilité d’un Kambasu Ngeve, qui passe constamment d’un camp à un autre ?
-------------
VERITAS
Propos recueillis à Munyonyo (Ouganda), le 6 décembre 2012, par Jean-Mobert N’senga.
Tous droits réservés.
Le M23 est vu par l’immense majorité des congolais et de nombreux observateurs comme le successeur, voire la « réplique », le « déguisement »pur et simple du CNDP (Congrès National pour la Défense du Peuple), qui a toujours eu comme credo la défense de la « minorité Tutsi congolaise », tout comme, avant lui, le RCD (Rassemblement Congolais pour Démocratie) et, dans une certaine mesure, l’AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Zaïre).
L’agenda du M23, sa direction et son background ont vite fait d’intégrer dans cette arène politico-identitaire la guerre lancée par ce mouvement depuis le début de cette année.
Mais les Tutsis congolais trouvent-ils en réalité leur compte dans cette guerre ?
L’allégeance aux Tutsis au pouvoir au Rwanda par des politiciens et des officiers Tutsis congolais, le recours aux armes et à la violence au nom de la communauté Tutsi congolaise, servent-ils réellement la cause de cette dernière ?
La réponse à ces questions et à beaucoup d’autres qu’elles induisent valent leur pesant d’or pour quiconque voudrait mieux appréhender les vraies dynamiques des guerres répétitives à l’Est de la RDC.
Enock Ruberangabo Sebineza, 54 ans, est le président ad interim de la communauté Banyamulenge (SHIKAMA) de la République Démocratique du Congo. Licencié en géographie de l’Institut Supérieur Pédagogique (ISP/Bukavu), ce notable Tutsi congolais assume depuis plusieurs années déjà d’importantes responsabilités tant dans sa province d’origine du Sud-Kivu qu’au niveau national. Il était notamment l’un des délégués de la société civile du Sud-Kivu au dialogue intercongolais, avant de siéger comme député national au parlement de transition (2003-2006). Il a aussi été Président du Conseil d’administration de la Société Sidérurgique de Maluku, à Kinshasa. Ceux qui le connaissent bien disent de lui que c’est un homme sincère, sage et respectable. Son franc-parler lui a valu parfois des incompréhensions de la part de ses interlocuteurs qui le traitent d'homme dur et opiniâtre. Mais, au sein de l'opinion dans les deux Kivu, il est surtout considéré comme faisant partie des modérés, des réfléchis.
A la veille du début, à Kampala en Ouganda, du « dialogue », entre la rébellion du M23 et le gouvernement congolais – « dialogue » auquel il a été convié en tant que représentant de leader de la communauté Banyamulenge –, nous l’avons approché pour avoir sa lecture de la situation, ainsi que, globalement, la position de la communauté Banyamulenge vis-à-vis de la crise actuelle dans les Kivus.
Jean-Mobert N’senga (J.M.) : Monsieur Enock Ruberangabo, le M23 prétend entre autres choses militer pour les droits des Tutsis congolais, et notamment pour l’éradication des génocidaires Hutu rwandais, en vue de permettre le retour des Tutsis réfugiés du Rwanda, depuis plusieurs années pour certains. Qu’en pensez-vous ?
Enock Ruberangabo (E.R.) :D’emblée, je vous dirais que l’on se sert tout simplement du nom des Tutsis congolais pour justifier des choses autrement injustifiables. Nous, les Banyamulenge, nous nous sommes opposés à cette guerre dès le début, comme nous nous étions opposés à celle du CNDP de Laurent Nkunda.
Comment voulez-vous que l’on prétende lutter pour le retour de cinquante mille, disons même de cent mille réfugiés, alors qu’on provoque simultanément le déplacement du double, du triple, peut-être même du quadruple de ce nombre ? Comment peut-on prétendre servir une communauté alors qu’on accentue le ressentiment et le rejet à son égard parmi d’autres populations ? Ces réfugiés Tutsis qu’on voudrait rapatrier ont besoin de vivre avec leurs frères d’autres communautés, de s’entendre avec eux, de se réconcilier. Or, la violence et la guerre ne peuvent qu’exacerber la haine et l’exclusion, susciter le goût de la vengeance, etc.
J.M. : Qui est-ce qui a intérêt à se servir du nom de la communauté Tutsi congolaise, comme vous le dites ? Si l’on s’en tient à la guerre que mène le M23, à qui profite-t-elle en fin de compte ?
E.R.: Ah ! Je ne veux citer personne. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a des individus qui prétendent lutter pour la cause des Tutsis alors qu’en réalité ce sont leurs petits intérêts individuels qu’ils défendent. Il y a aussi des pays étrangers, comme le Rwanda qui instrumentalise nos problèmes pour ses propres intérêts. Et tout ça retombe sur le dos de toute la communauté qui ne gagne absolument rien dans ces guerres à répétition.
J.M. : Donc la guerre dans le Kivu n’a jamais été une affaire de la communauté Tutsi congolaise ou des Banyamulenge, en tant que tels ?
E.R. : Je n’ai pas dit cela. Ce que je dis, c’est que la guerre du M23, comme celles qui l’ont précédée ces dernières années, ne sont pas profitables aux Tutsis congolais, et que ceux qui la mènent ont tort de vouloir la présenter comme celle de toute une communauté alors qu’en réalité elle a d’autres causes, d’autres finalités, que les aspirations de ladite communauté. Si vous rentrez un peu dans l’histoire, on a tenté de nous dénier la nationalité, en indiquant le Rwanda comme notre patrie. Mais en ce qui concerne les Banyamulenge, il y a plusieurs générations qui n’ont jamais eu pour autre patrie que le Congo ; qui ne connaissent pas la moindre colline du Rwanda, n’y ont pas le moindre lien de parenté connu. La guerre de l’AFDL de 1996 (dont j'ai participé à la rédaction de ses premiers textes de création) a été qualifiée de « guerre des Banyamulenge ». Ce qui est vrai et faux à la fois. Vrai parce que les Banyamulenge s’y sont réellement investis avec l’espoir qu’avec le renversement du régime de Mobutu qui leur reniait leur citoyenneté, leur problème pourrait trouver une solution. Rappelez-vous que les Banyamulenge venaient à peine d’être officiellement déclarés étrangers le 28 mai 1995, dans une Résolution du HCR-PT (Haut Conseil de la République-Parlement de Transition, ndlr).
Faux, parce que les Banyamulenge n’étaient pas les seuls à en vouloir à Mobutu. Tout le monde était fatigué de son régime ; la communauté internationale ne voulait plus de lui, les pays voisins non plus. En particulier le Rwanda, qui voyait se concentrer à sa frontière l’armée défaite de Habyarimana ainsi que les miliciens Interahamwe. Pour le Rwanda, le démantèlement des camps des réfugiés était une priorité absolue, pour sa propre sécurité. Il y avait donc convergence d’intérêts, dont celui des Tutsis congolais n’est qu’une composante. Cependant, à l’aube même de cette guerre, la nuit du 23 au 24 décembre 1996, il va apparaître de sérieuses divergences entre les Banyamulenge et le Rwanda. Ce dernier avait, au cours de cette réunion tenue à Butare au Rwanda, et à laquelle j’avais personnellement été convié, exprimé son intention de faire partir toute notre communauté et de réinstaller nos familles à Kibuye au Rwanda, sous le prétexte de leur éviter les représailles par les autres communautés. Nous nous sommes farouchement opposés à cette déportation/expulsion vers le Rwanda. L’idée nous semblait être du même ordre que celle du régime de Mobutu de nous expulser de notre terre au motif que nous n’étions pas des congolais. A l’époque déjà, notre refus d’obtempérer à ce plan n’avait pas plu aux autorités rwandaises, et je pense qu’elles ne nous l’ont jamais pardonné. Cette histoire tumultueuse entre nous et les rwandais a continué après l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir, et même à l’époque du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, le Rwanda essayant toujours de se servir de nos enfants et de nos revendications.
J.M. : Quel est, selon vous, l’intérêt qu’a le Rwanda à continuer à créer ou soutenir des conflits en République Démocratique du Congo ?
E.R. : Mais, mon cher ami…, ça c’est une question qu’il faut poser aux rwandais eux-mêmes ! J’ai l’impression que pour les rwandais, une République Démocratique du Congo instable leur est plus avantageuse qu’en paix, réconciliée elle-même, et engagée sur la voie du progrès. Il y a probablement des motivations d’ordre sécuritaire : comme diviser les Tutsis congolais et fidéliser une partie d’entre eux en leur montrant qu’ils n’ont pas meilleur allié, meilleur défenseur de leurs intérêts que le Rwanda, de sorte que ses propres ennemis n’y trouvent un terrain de raffermissement de leurs forces pour déstabiliser le régime au Rwanda.
J.M. : Vous pensez aux officiers rwandais jadis proches de Kagame qui ont fait défection depuis 2010 ?
E.R. : Oui, bien sûr. Sauf qu’en plus des considérations d’ordre sécuritaire, il peut y avoir d’autres d’ordre économique, voire géostratégique. L’Est de la RDC est une région très riche en ressources naturelles dont le Rwanda a besoin pour son développement. Il y a de l’espace, et vous savez que le Rwanda est surpeuplé. Enfin, bref : ce ne sont pas les raisons qui manquent au Rwanda ou à d’autres pays pour déstabiliser le Kivu. Et se servir des revendications des Tutsis congolais, c’est un moyen bien facile…
J.M. : Et la menace FDLR ?
E.R. : Les FDLR, malheureusement, c’est devenu un fond de commerce, voire un faux prétexte pour le Rwanda, une attitude qui frise la banalisation du génocide des Tutsis. Elles ont commis pas mal d’exactions, c’est vrai. Mais contre tous les congolais. Je ne pense pas que les FDLR constituent actuellement une menace sérieuse contre la sécurité du Rwanda, surtout que la RDC s'était engagée à la neutralisation conjointe de ces forces négatives mais que le M23 créé par le même Rwanda est venu arrêter ce processus.
J.M. : Qu’est-ce qui prouve que les Banyamulenge sont contre la guerre et les immixtions du Rwanda ? Vous n’avez jamais fait rien qu’une déclaration publique pour dénoncer la guerre ou prendre des distances avec ceux de vos enfants qui seraient impliqués dans le M23…
E.R. : Je précise que nous sommes parmi les rares communautés du Nord et Sud-Kivu qui n'ont aucun membre dans cette pseudo-rébellion qu'est le M23. Toute la Communauté a rejeté ce projet initié par Kigali, elle est contre la guerre, et contre l’utilisation de nos revendications, du reste fondées, par le Rwanda. J’ai déjà eu à le dire plusieurs fois, c’est connu. Auparavant, j’avais publiquement dénoncé la guerre de Bukavu par Laurent Nkunda et Jules Mutebutsi, etc. S’il y a, parmi nos frères politiciens, ceux qui gardent silence, cela ne veut pas dire forcément qu’ils cautionnent la guerre du M23. Ceux qui ont un jour ou un autre travaillé avec le Rwanda ont gardé en eux une sorte de peur noire vis-à-vis de ce pays, et cela explique peut-être leur réserve. Mon franc-parler à moi me vaut souvent des incompréhensions, ce qui est aussi parfois normal. Les gens pensent que je suis suicidaire. Rappelez-vous par exemple le plan du M23 de prendre la cité d’Uvira, vers le mois d’avril ou de mai. Eh bien, ce sont les militaires FARDC issus de notre communauté qui, bien sûr avec leurs compagnons d’autres communautés, ont fait capoter le plan du colonel Bernard Byamungu et qui ont fini par l’arrêter.
J.M. :Les conséquences de la violence permanente dans le Kivu sont incommensurables pour l’ensemble de la population dans son ensemble. Qu’en est-il en particulier pour les Tutsis congolais et les Banyamulenge ?
E.R. : Ecoutez, dans cette guerre les Tutsis sont doublement perdants. D’abord, nous subissons la guerre et la violence comme les membres des autres communautés : tueries et autres violations, déplacements, exile, pauvreté, etc. Ensuite nous subissons l’indexation du reste des 60 millions des congolais, qui nous désignent collectivement comme étant à la base de tous leurs malheurs : des accusations de toutes sortes, la méfiance, le mépris, la haine, et parfois même la violence, sont dirigées contre les Tutsis. Donc la guerre ne fait qu’empirer notre situation et notre condition. Elle entretient cette marginalisation que des gens prétendent combattre. L’allégeance de certains de nos frères (y compris des Hutu congolais, d’ailleurs) avec le Rwanda renforce malheureusement le sentiment parmi les autres communautés que nous ne sommes pas suffisamment des congolais, que nous complotons contre le Congo, etc. Or, il est toujours impossible pour le commun des gens de faire la différence entre les personnes qui sont individuellement à la base de ces choses, et la majorité des Tutsis ordinaires qui souvent n’ont rien à faire avec les intrigues politiciennes et militaires. Comment, dans ces conditions, espérer faire retourner cinquante mille réfugiés Tutsis sur leur terre ? C’est tout simplement satanique. Je ne sais pas si nos frères qui prétendent faussement défendre notre cause réalisent le tort qu’ils causent injustement à toute une communauté, alors même qu’ils savent que depuis la nuit des temps on a déjà diabolisé le Tutsi, et que la violence infligée aux autres communautés est vécue par elles comme une humiliation qui appelle la haine et la vengeance,...
J.M. : Avez-vous le sentiment que les craintes, les conditions, et la position des Banyamulenge sont partagées par les autres Tustis congolais, en particulier ceux du Nord-Kivu ?
E.R. : Malheureusement pas encore, sauf certains d'entre eux. Nos frères du Nord-Kivu sont moins enclins à marquer des distances avec le Rwanda, pour des raisons à la fois historiques et géographiques. Nous, nous sommes établis depuis très longtemps assez loin de ce qui était devenu plus tard la frontière avec le Rwanda, le Burundi, voire la Tanzanie d’où nos ancêtres seraient venus. Nous n’avons pratiquement plus de lien avec ce pays ; nous en sommes presque complètement coupés. Nos enfants qui ont aidé le FPR à prendre le pouvoir sont depuis retournés au Congo par l'AFDL. Tandis que pour le Nord-Kivu, les choses sont différentes. Il y a cette proximité géographique, qui fait que les cordons n’ont jamais été coupés avec le Rwanda. Ce qui est normal, d’ailleurs. Mais en plus, il y a comme une survivance de la féodalité ; une sorte de dépendance séculaire et de docilité de la part des Tutsis congolais du Nord-Kivu à l’égard de ceux du Rwanda, une allégeance. Du coup, nous devons nous faire à la fois à l’incompréhension de la part de nos frères Tutsis du Nord-Kivu, et aux soupçons permanents de la part de nos frères congolais des autres communautés.
J.M. : Monsieur Ruberangabo, vous avez été convié à assister aux pourparlers qui commencent bientôt entre le gouvernement congolais et le M23. Comment voyez-vous l’issue de cette crise ? Croyez-vous que quelque chose de consistant et de durable sortira de ce dialogue ?
E.R. : Je crois que l’évolution des discussions va imposer une issue, même inattendue. Mais de toute manière, la solution passera par ce que Kagame et Kabila conviendront, car Makenga et Runiga ne sont rien. Remarquez qu’il y a autant d’intérêts, autant d’agendas qu’il y a d’acteurs. Je ne pense pas qu’au sein du M23, Makenga poursuit le même but que Kamabasu Ngeve, ou que Runiga a les mêmes objectifs que Rucogoza. Pensez-vous vraiment qu’un type comme Runiga se bat pour la bonne gouvernance au Congo ? Que dire de la crédibilité d’un Kambasu Ngeve, qui passe constamment d’un camp à un autre ?
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VERITAS
Propos recueillis à Munyonyo (Ouganda), le 6 décembre 2012, par Jean-Mobert N’senga.
Tous droits réservés.
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