le 23.04.2014
Leonie Kyakimwa Wangivirwa / Lauren Wolf
Il ne s'agit pas ici de parler du viol comme «arme de guerre».
Au Congo, la violence contre les femmes est endémique. L'idée que la violence sexuelle serait acceptable, prévisible, est ancrée dans la psyché nationale.
BUKAVU, République Démocratique du Congo
Léonie Kyakimwa Wangivirwa est une femme menue, aux traits tirés, et dont l'existence a été ponctuée par la violence. Sur le haut de son bras, une cicatrice chéloïdienne rappelle combien sa peau a un jour été violemment tiraillée lors d'une arrestation, motivée par son travail d'éducation aux droits auprès de femmes congolaises.
Un activisme inspiré, en partie, par sa survie à plusieurs actes de viol: comme elle, et depuis maintenant près de deux décennies, des milliers et des milliers de femmes ont été la cible de violences sexuelles perpétrées par des hommes en République Démocratique du Congo.
Mais, contrairement à la majorité des cas dont parlent les médias occidentaux, Wangivirwa (photo ci-dessus) n'a pas seulement été violée par des combattants, mais aussi par ce qu'il est courant d'appeler des «civils ordinaires».
Un groupe incluant des hommes passés un jour ou l'autre par l'armée ou les milices, mais qui les ont aujourd'hui quittées ou qui ont été démobilisés. Un groupe qui comporte aussi des hommes n'ayant jamais fait partie des forces armées.
Des hommes mariés. Des hommes ayant des enfants, parfois même des filles. Des hommes qui, dans certains cas, sont les voisins, amis et même peut-être les partenaires de leurs victimes.
En d'autres termes, l'histoire de Wangivirwa ne colle pas bien avec celle des «viols comme armes de guerre» qu'on raconte souvent pour décrire le malheur des femmes du Congo. Et son histoire est loin d'être unique.
Dans une récente interview, un représentant du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), posté dans l'est du Congo, faisait état d'une augmentation dramatique des viols civils depuis 2011: plus de 77% des agressions répertoriées en 2013 ont été perpétrées par des civils (selon la FNUPA, un rapport sur la question sera publié en mars, sans davantage de précisions[1]) .
Quand on remonte dans le temps, une étude Oxfam de 2010 révélait que le nombre de viols civils au Congo avait été multiplié par 17 entre 2004 et 2008. Pour autant, difficile de savoir si de telles statistiques signifient que les viols commis par des civils sont en réelle augmentation, ou si ce sont les plaintes qui se multiplient.
L'«excuse» de la guerre
Face au dévastateur problème des viols civils, «les estimations sont extrêmement dures à donner», explique Sandra Sjögren, coordinatrice pour le Congo de l'organisation humanitaire Physicians for Human Rights.
«C'est énorme. Tellement énorme qu'on ne se représente même pas les composantes culturelles qui y sont liées.»
Sjögren, qui évalue à seulement 2% le nombre de femmes violées portant effectivement plainte au Congo, affirme que l'état de guerre permanent que connaît le pays sert désormais d'excuse –un moyen, en apparence, de vouloir mettre fin à l'épidémie de violence contre les femmes, sans admettre l'étendue et la profondeur du phénomène.
«C'est plus facile de se retrancher derrière le conflit car, dans ce cas, le phénomène passe pratiquement pour une anomalie, sur le mode “avec la paix, nous n'aurons plus de violences sexuelles”.»
D'autres experts sont du même avis. Ils estiment que la problématique du viol comme «arme de guerre» obscurcit la véritable réalité de la situation et que les causes d'une violence contre les femmes aussi endémique n'ont pas suffisamment été analysées en profondeur.
De fait, l'idée que la violence sexuelle serait en quelque sorte acceptable –ou, du moins, prévisible– est désormais profondément ancrée dans la psyché nationale.
«Beaucoup de gens seraient susceptibles de dire: “Ouais, des violences sexuelles sont commises par des groupes armés ou par les Rwandais”.
Mais beaucoup de violences sexuelles sont aussi commises par des Congolais sur des Congolaises», affirme Alejandro Sanchez, spécialiste des violences sexuelles au sein de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation au Congo (la Monusco).
Sanchez explique aussi que le Congo connaît actuellement «une forte augmentation des viols de civiles commis par des civils»; il y voit «le résultat des inégalités dont sont victimes les femmes dans la société. C'est l'impunité qui crée les violences sexuelles. Les chances d'obtenir justice sont minimes».
La première fois que Wangivirwa a été violée, c'était en 2006.
L'histoire de Wangivirwa
Elle faisait partie d'un groupe de six femmes prises pour cible par plusieurs hommes, portant pour certains l'uniforme du parc national des Virunga. Elle était en train de cueillir des haricots dans son champ de Beni, à une trentaine de kilomètres de la frontière ougandaise.
Les hommes furent arrêtés et rapidement relâchés. Craignant pour sa sécurité, Wangivirwa prit alors la fuite pour Oicha, dans la province du Nord-Kivu, où elle espérait pouvoir refaire sa vie.
Trois ans plus tard, elle fut pourtant de nouveau violée.
Ce jour-là, aux alentours de 6 heures du soir, elle est encore aux champs quand un groupe de trois hommes en habits civils décide de l'approcher.
A cette époque de sa vie, Wangivirwa faisait ce qu'on appelle communément de la «sensibilisation» sur la Journée internationale des droits des femmes et avait récolté un peu plus de 35 euros auprès de villageoises des environs.
Le but, c'était de s'acheter du tissu et fabriquer des tenues assorties que les femmes porteraient tous les ans lors des célébrations du 8-Mars. Ce soir-là, dans le champ, c'est pour cet argent que sont venus les hommes qui s'avancent vers elle.
«On sait que tu l'as», hurlent-ils.
Frappée, jetée à terre, et traînée dans les buissons, Wangivirwa s'entend dire qu'elle va être tuée. L'un des trois hommes, se rappelle-t-elle, crie alors:
«Non, venez, on va la violer.»
Chacun leur tour, ils la violent, tandis que les deux autres la tiennent par le cou et le front. Puis ils recommencent, jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. La croyant morte, et de peur que le grand-père d'un des hommes, propriétaire du champ en question, ne trouve le cadavre au matin, ils la traînent sur le bord d'une route.
Des heures plus tard, sous une pluie battante, un homme la découvre dans la boue. Il l'accompagne chez un chef local qui lui donne de l'argent.
Ensuite, elle est conduite vers l'antenne régionale de la Sofepadi, une association nationale qui fournit des soins médicaux, psychosociaux et autres aides juridiques aux survivantes de viol. Wangivirwa avait entendu parler de la Sofepadi à la radio.
«Vous n'avez aucune valeur»
Le visage de Wangivirwa se tord. Des années après, elle souffre encore de la violente luxation de son bassin occasionnée par ce viol.
Elle se demande si les hommes qui l'ont violée –après l'avoir volée– ne l'ont pas fait «parce que je faisais campagne pour les femmes. Peut-être que ça les énervait, qu'ils étaient jaloux». Elle ajoute:
«Dans ma culture, les femmes n'ont pas le droit de s'exprimer.»
Pendant son agression, Wangivirwa a eu conscience de ne «pas mériter d'être en vie. Vous pensez que vous n'êtes rien. Que vous n'avez aucune valeur dans ce monde».
Au cours de notre entretien, j'ai demandé à notre interprète, Micheline Muzaneza, coordonnatrice de projet au sein du réseau Sonke Gender Justice, basé en Afrique du Sud, pourquoi les hommes violaient des femmes comme Wangivirwa, en plus de les voler.
«Pourquoi les gens fument-ils dans votre pays?», m'a-t-elle rétorqué. En d'autres termes, c'est aussi incompréhensible, mais aussi courant que le fait d'inhaler des substances que vous savez mortelles.
En RDC, la dépréciation des femmes et des filles commence dès la naissance et des croyances traditionnelles, mêlées aux horreurs de la guerre, sont un bouillon de culture des plus fertiles pour des stéréotypes de genre littéralement malsains. Le père de Wangivirwa, explique-t-elle, l'a rejetée parce que sa mère ne donnait naissance qu'à des filles.
«J'ai grandi avec ce traumatisme.»
Carine Novi Safari, avocate et porte-parole de la Sofepadi, secoue la tête quand on lui demande les raisons d'une telle brutalité envers les femmes.
Avec Muzaneza, elles citent toute une série de croyances traditionnelles contribuant à l'omniprésence des viols commis par des civils. Une liste qui inclut des croyances dans la sorcellerie, enseignant que les hommes couchant avec des vierges obtiendront la richesse, guériront le VIH, voire deviendront suffisamment forts pour tuer.
Les croyances traditionnelles qui «justifient» le viol
Il y a aussi l'idée que le viol puisse «revitaliser votre foie» et que le sperme doive «sortir de vous, sous peine de devenir stérile».
Mais la raison principale, comme le soulignent Safari et Muzaneza, et d'autres qui travaillent à combattre les violences sexuelles, c'est que les hommes au Congo, et ce dès le plus jeune âge, sont formés à combattre et à dominer les plus faibles et les plus vulnérables pour obtenir ce qu'ils veulent –que ce soit du pouvoir, de l'argent, ou des corps de femmes.
D'autres facteurs semblent, aussi, entrer en jeu. A la fois selon des experts et des citoyens congolais, les hommes ayant pris part au conflit du pays ont visiblement «intériorisé» l'extrême violence dont ils ont été témoins.
Une étude de 2012, menée par le réseau Sonke et l'association brésilienne Promundo dans la ville congolaise de Goma, observait que 43% des hommes interviewés avaient été directement impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans les groupes armés et les forces gouvernementales.
A l'arrêt des combats, il y a peu, sinon pas de réinsertion, pas de transition entre le champ de bataille et la maison, pas d'aide psychologique, aucun soulagement des traumatismes.
Quand on a tué et qu'on a été témoin des horreurs de la guerre, le point de basculement vers la violence n'est jamais très loin.
Une étude, commanditée par la Banque mondiale et publiée en septembre 2013, trouvait qu'une «proportion significative d'anciens combattants manifestent des signes d'agressivité plus élevés que la normale».
Parmi les sondés, 44% déclaraient ressentir de la satisfaction quand ils faisaient du mal à autrui et 35% déclaraient toujours éprouver le besoin de combattre.
Qui plus est, les hommes susceptibles d'être des figures de référence se font rares dans le pays. C'est l'avis de Muthaka Ilot, directeur du Réseau des hommes du Congo, un groupe de sensibilisation qui œuvre à mettre fin aux violences contre les femmes et à promouvoir des formes de masculinité positive.
«Si vous essayez de trouver un exemple à suivre, c'est impossible, il n'y en a pas, pas un seul. Si vous vous acharnez quand même, on vous dira “tout le monde viole”. Le gouverneur viole, le voisin viole. Qu'est-ce que vous pouvez faire?»
«C'est comme si la famille et la société avaient éclaté après la guerre –tout s'est effondré», déclare un journaliste de Bunia souhaitant ne pas apparaître sous son nom.
Partout, au sein des communautés et des familles, le respect s'est délité, explique-t-il, «bon nombre de soupapes sociales n'existent plus».
Commencer par appliquer les lois existantes
Avant la guerre, les violences sexuelles étaient fréquemment punies au sein de la communauté, ajoute Julienne Lusenge, directrice de la Sofepadi.
«Le chef de village avait de l'ascendant sur sa population et sa communauté, mais aujourd'hui, vraiment, avec l'impunité régnant partout en maître, le problème ne peut que s'aggraver.»
Au Congo, on ne sait pas si les femmes que des civils prennent pour cible connaissent ou non leurs agresseurs. Pour autant, la violence domestique est loin d'être inexistante.
Dans un contexte global, une enquête publiée par Science en juin 2013 montrait que, dans le monde, 30% des femmes avaient déjà subi de telles violences.
Et au Congo, plus précisément, l'étude Sonke/Promundo montrait que 65% des femmes déclaraient avoir subi des violences, et en particulier des violences sexuelles, de la part d'un partenaire masculin.
Venir à bout de l'impunité est la solution pour stopper les viols civils, ce qui ne veut pas dire, simplement, créer davantage de lois. La Constitution de 2006 prévoit déjà des peines de prison de 20 ans minimum pour un viol, mais leur application frise le ridicule.
«Nous pourrions commencer par punir les coupables d'une façon réellement significative, déclare le journaliste de Bunia. Si nous commençons par le faire dans un seul endroit, alors les gens verront qu'ils ne peuvent pas forcément s'en tirer à bon compte.»
De plus, à un niveau communautaire, l'activisme est crucial pour changer les mentalités, idem pour l'autonomisation, à un niveau personnel et collectif, des femmes et des hommes. Des hommes qui ne doivent plus avoir l'impression que porter une arme, ou faire de leur corps une arme, est nécessaire à leur survie.
Quand je lui demande ce qui l'aiderait à aller mieux, Wangivirwa me répond qu'elle veut se retrouver dans une pièce remplie d'hommes ayant commis des violences sexuelles et faire en sorte qu'ils parlent du viol.
«Si je peux contribuer à l'éducation de ces hommes, je me sentirai mieux.»
Elle ajoute:
«Je me bats pour d'autres femmes, je veux que le monde sache que je ne m'arrêterai jamais.»
__
Lauren Wolfe
Traduit par Peggy Sastre
_____
Slate.fr
[1] Début avril, quand cet article a été traduit, le rapport n'était visiblement toujours pas sorti, NdT.
Leonie Kyakimwa Wangivirwa / Lauren Wolf
Il ne s'agit pas ici de parler du viol comme «arme de guerre».
Au Congo, la violence contre les femmes est endémique. L'idée que la violence sexuelle serait acceptable, prévisible, est ancrée dans la psyché nationale.
BUKAVU, République Démocratique du Congo
Léonie Kyakimwa Wangivirwa est une femme menue, aux traits tirés, et dont l'existence a été ponctuée par la violence. Sur le haut de son bras, une cicatrice chéloïdienne rappelle combien sa peau a un jour été violemment tiraillée lors d'une arrestation, motivée par son travail d'éducation aux droits auprès de femmes congolaises.
Un activisme inspiré, en partie, par sa survie à plusieurs actes de viol: comme elle, et depuis maintenant près de deux décennies, des milliers et des milliers de femmes ont été la cible de violences sexuelles perpétrées par des hommes en République Démocratique du Congo.
Mais, contrairement à la majorité des cas dont parlent les médias occidentaux, Wangivirwa (photo ci-dessus) n'a pas seulement été violée par des combattants, mais aussi par ce qu'il est courant d'appeler des «civils ordinaires».
Un groupe incluant des hommes passés un jour ou l'autre par l'armée ou les milices, mais qui les ont aujourd'hui quittées ou qui ont été démobilisés. Un groupe qui comporte aussi des hommes n'ayant jamais fait partie des forces armées.
Des hommes mariés. Des hommes ayant des enfants, parfois même des filles. Des hommes qui, dans certains cas, sont les voisins, amis et même peut-être les partenaires de leurs victimes.
En d'autres termes, l'histoire de Wangivirwa ne colle pas bien avec celle des «viols comme armes de guerre» qu'on raconte souvent pour décrire le malheur des femmes du Congo. Et son histoire est loin d'être unique.
Dans une récente interview, un représentant du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), posté dans l'est du Congo, faisait état d'une augmentation dramatique des viols civils depuis 2011: plus de 77% des agressions répertoriées en 2013 ont été perpétrées par des civils (selon la FNUPA, un rapport sur la question sera publié en mars, sans davantage de précisions[1]) .
Quand on remonte dans le temps, une étude Oxfam de 2010 révélait que le nombre de viols civils au Congo avait été multiplié par 17 entre 2004 et 2008. Pour autant, difficile de savoir si de telles statistiques signifient que les viols commis par des civils sont en réelle augmentation, ou si ce sont les plaintes qui se multiplient.
L'«excuse» de la guerre
Face au dévastateur problème des viols civils, «les estimations sont extrêmement dures à donner», explique Sandra Sjögren, coordinatrice pour le Congo de l'organisation humanitaire Physicians for Human Rights.
«C'est énorme. Tellement énorme qu'on ne se représente même pas les composantes culturelles qui y sont liées.»
Sjögren, qui évalue à seulement 2% le nombre de femmes violées portant effectivement plainte au Congo, affirme que l'état de guerre permanent que connaît le pays sert désormais d'excuse –un moyen, en apparence, de vouloir mettre fin à l'épidémie de violence contre les femmes, sans admettre l'étendue et la profondeur du phénomène.
«C'est plus facile de se retrancher derrière le conflit car, dans ce cas, le phénomène passe pratiquement pour une anomalie, sur le mode “avec la paix, nous n'aurons plus de violences sexuelles”.»
D'autres experts sont du même avis. Ils estiment que la problématique du viol comme «arme de guerre» obscurcit la véritable réalité de la situation et que les causes d'une violence contre les femmes aussi endémique n'ont pas suffisamment été analysées en profondeur.
De fait, l'idée que la violence sexuelle serait en quelque sorte acceptable –ou, du moins, prévisible– est désormais profondément ancrée dans la psyché nationale.
«Beaucoup de gens seraient susceptibles de dire: “Ouais, des violences sexuelles sont commises par des groupes armés ou par les Rwandais”.
Mais beaucoup de violences sexuelles sont aussi commises par des Congolais sur des Congolaises», affirme Alejandro Sanchez, spécialiste des violences sexuelles au sein de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation au Congo (la Monusco).
Sanchez explique aussi que le Congo connaît actuellement «une forte augmentation des viols de civiles commis par des civils»; il y voit «le résultat des inégalités dont sont victimes les femmes dans la société. C'est l'impunité qui crée les violences sexuelles. Les chances d'obtenir justice sont minimes».
La première fois que Wangivirwa a été violée, c'était en 2006.
L'histoire de Wangivirwa
Elle faisait partie d'un groupe de six femmes prises pour cible par plusieurs hommes, portant pour certains l'uniforme du parc national des Virunga. Elle était en train de cueillir des haricots dans son champ de Beni, à une trentaine de kilomètres de la frontière ougandaise.
Les hommes furent arrêtés et rapidement relâchés. Craignant pour sa sécurité, Wangivirwa prit alors la fuite pour Oicha, dans la province du Nord-Kivu, où elle espérait pouvoir refaire sa vie.
Trois ans plus tard, elle fut pourtant de nouveau violée.
Ce jour-là, aux alentours de 6 heures du soir, elle est encore aux champs quand un groupe de trois hommes en habits civils décide de l'approcher.
A cette époque de sa vie, Wangivirwa faisait ce qu'on appelle communément de la «sensibilisation» sur la Journée internationale des droits des femmes et avait récolté un peu plus de 35 euros auprès de villageoises des environs.
Le but, c'était de s'acheter du tissu et fabriquer des tenues assorties que les femmes porteraient tous les ans lors des célébrations du 8-Mars. Ce soir-là, dans le champ, c'est pour cet argent que sont venus les hommes qui s'avancent vers elle.
«On sait que tu l'as», hurlent-ils.
Frappée, jetée à terre, et traînée dans les buissons, Wangivirwa s'entend dire qu'elle va être tuée. L'un des trois hommes, se rappelle-t-elle, crie alors:
«Non, venez, on va la violer.»
Chacun leur tour, ils la violent, tandis que les deux autres la tiennent par le cou et le front. Puis ils recommencent, jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. La croyant morte, et de peur que le grand-père d'un des hommes, propriétaire du champ en question, ne trouve le cadavre au matin, ils la traînent sur le bord d'une route.
Des heures plus tard, sous une pluie battante, un homme la découvre dans la boue. Il l'accompagne chez un chef local qui lui donne de l'argent.
Ensuite, elle est conduite vers l'antenne régionale de la Sofepadi, une association nationale qui fournit des soins médicaux, psychosociaux et autres aides juridiques aux survivantes de viol. Wangivirwa avait entendu parler de la Sofepadi à la radio.
«Vous n'avez aucune valeur»
Le visage de Wangivirwa se tord. Des années après, elle souffre encore de la violente luxation de son bassin occasionnée par ce viol.
Elle se demande si les hommes qui l'ont violée –après l'avoir volée– ne l'ont pas fait «parce que je faisais campagne pour les femmes. Peut-être que ça les énervait, qu'ils étaient jaloux». Elle ajoute:
«Dans ma culture, les femmes n'ont pas le droit de s'exprimer.»
Pendant son agression, Wangivirwa a eu conscience de ne «pas mériter d'être en vie. Vous pensez que vous n'êtes rien. Que vous n'avez aucune valeur dans ce monde».
Au cours de notre entretien, j'ai demandé à notre interprète, Micheline Muzaneza, coordonnatrice de projet au sein du réseau Sonke Gender Justice, basé en Afrique du Sud, pourquoi les hommes violaient des femmes comme Wangivirwa, en plus de les voler.
«Pourquoi les gens fument-ils dans votre pays?», m'a-t-elle rétorqué. En d'autres termes, c'est aussi incompréhensible, mais aussi courant que le fait d'inhaler des substances que vous savez mortelles.
En RDC, la dépréciation des femmes et des filles commence dès la naissance et des croyances traditionnelles, mêlées aux horreurs de la guerre, sont un bouillon de culture des plus fertiles pour des stéréotypes de genre littéralement malsains. Le père de Wangivirwa, explique-t-elle, l'a rejetée parce que sa mère ne donnait naissance qu'à des filles.
«J'ai grandi avec ce traumatisme.»
Carine Novi Safari, avocate et porte-parole de la Sofepadi, secoue la tête quand on lui demande les raisons d'une telle brutalité envers les femmes.
Avec Muzaneza, elles citent toute une série de croyances traditionnelles contribuant à l'omniprésence des viols commis par des civils. Une liste qui inclut des croyances dans la sorcellerie, enseignant que les hommes couchant avec des vierges obtiendront la richesse, guériront le VIH, voire deviendront suffisamment forts pour tuer.
Les croyances traditionnelles qui «justifient» le viol
Il y a aussi l'idée que le viol puisse «revitaliser votre foie» et que le sperme doive «sortir de vous, sous peine de devenir stérile».
Mais la raison principale, comme le soulignent Safari et Muzaneza, et d'autres qui travaillent à combattre les violences sexuelles, c'est que les hommes au Congo, et ce dès le plus jeune âge, sont formés à combattre et à dominer les plus faibles et les plus vulnérables pour obtenir ce qu'ils veulent –que ce soit du pouvoir, de l'argent, ou des corps de femmes.
D'autres facteurs semblent, aussi, entrer en jeu. A la fois selon des experts et des citoyens congolais, les hommes ayant pris part au conflit du pays ont visiblement «intériorisé» l'extrême violence dont ils ont été témoins.
Une étude de 2012, menée par le réseau Sonke et l'association brésilienne Promundo dans la ville congolaise de Goma, observait que 43% des hommes interviewés avaient été directement impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans les groupes armés et les forces gouvernementales.
A l'arrêt des combats, il y a peu, sinon pas de réinsertion, pas de transition entre le champ de bataille et la maison, pas d'aide psychologique, aucun soulagement des traumatismes.
Quand on a tué et qu'on a été témoin des horreurs de la guerre, le point de basculement vers la violence n'est jamais très loin.
Une étude, commanditée par la Banque mondiale et publiée en septembre 2013, trouvait qu'une «proportion significative d'anciens combattants manifestent des signes d'agressivité plus élevés que la normale».
Parmi les sondés, 44% déclaraient ressentir de la satisfaction quand ils faisaient du mal à autrui et 35% déclaraient toujours éprouver le besoin de combattre.
Qui plus est, les hommes susceptibles d'être des figures de référence se font rares dans le pays. C'est l'avis de Muthaka Ilot, directeur du Réseau des hommes du Congo, un groupe de sensibilisation qui œuvre à mettre fin aux violences contre les femmes et à promouvoir des formes de masculinité positive.
«Si vous essayez de trouver un exemple à suivre, c'est impossible, il n'y en a pas, pas un seul. Si vous vous acharnez quand même, on vous dira “tout le monde viole”. Le gouverneur viole, le voisin viole. Qu'est-ce que vous pouvez faire?»
«C'est comme si la famille et la société avaient éclaté après la guerre –tout s'est effondré», déclare un journaliste de Bunia souhaitant ne pas apparaître sous son nom.
Partout, au sein des communautés et des familles, le respect s'est délité, explique-t-il, «bon nombre de soupapes sociales n'existent plus».
Commencer par appliquer les lois existantes
Avant la guerre, les violences sexuelles étaient fréquemment punies au sein de la communauté, ajoute Julienne Lusenge, directrice de la Sofepadi.
«Le chef de village avait de l'ascendant sur sa population et sa communauté, mais aujourd'hui, vraiment, avec l'impunité régnant partout en maître, le problème ne peut que s'aggraver.»
Au Congo, on ne sait pas si les femmes que des civils prennent pour cible connaissent ou non leurs agresseurs. Pour autant, la violence domestique est loin d'être inexistante.
Dans un contexte global, une enquête publiée par Science en juin 2013 montrait que, dans le monde, 30% des femmes avaient déjà subi de telles violences.
Et au Congo, plus précisément, l'étude Sonke/Promundo montrait que 65% des femmes déclaraient avoir subi des violences, et en particulier des violences sexuelles, de la part d'un partenaire masculin.
Venir à bout de l'impunité est la solution pour stopper les viols civils, ce qui ne veut pas dire, simplement, créer davantage de lois. La Constitution de 2006 prévoit déjà des peines de prison de 20 ans minimum pour un viol, mais leur application frise le ridicule.
«Nous pourrions commencer par punir les coupables d'une façon réellement significative, déclare le journaliste de Bunia. Si nous commençons par le faire dans un seul endroit, alors les gens verront qu'ils ne peuvent pas forcément s'en tirer à bon compte.»
De plus, à un niveau communautaire, l'activisme est crucial pour changer les mentalités, idem pour l'autonomisation, à un niveau personnel et collectif, des femmes et des hommes. Des hommes qui ne doivent plus avoir l'impression que porter une arme, ou faire de leur corps une arme, est nécessaire à leur survie.
Quand je lui demande ce qui l'aiderait à aller mieux, Wangivirwa me répond qu'elle veut se retrouver dans une pièce remplie d'hommes ayant commis des violences sexuelles et faire en sorte qu'ils parlent du viol.
«Si je peux contribuer à l'éducation de ces hommes, je me sentirai mieux.»
Elle ajoute:
«Je me bats pour d'autres femmes, je veux que le monde sache que je ne m'arrêterai jamais.»
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Lauren Wolfe
Traduit par Peggy Sastre
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Slate.fr
[1] Début avril, quand cet article a été traduit, le rapport n'était visiblement toujours pas sorti, NdT.
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