De la définition des catégories de révoltes verticales et de révoltes horizontales
Dans l’histoire du Cameroun de ces trente deux dernières années, on note deux types de révoltes sociales et politiques : les révoltes verticales et les révoltes horizontales.
Les révoltes verticales vont du bas peuple vers le haut et exigent à l’État de rendre compte de la gouvernance et de la gestion du patrimoine national.
Les révoltes horizontales, quant à elles, sont pratiquées entre les groupes sociaux, les uns accusant les autres sur les questions de cohabitation et de redistribution des richesses.
Les révoltes horizontales ne sont pas une émanation directe des populations qui s’affrontent. Elles sont une construction du pouvoir politique à partir du choix d’une tribu bouc-émissaire diabolisée à dessein afin de détourner l’attention des autres composantes ethniques de la véritable cible qu’est le régime.
Avec les catégories de verticalité et d’horizontalité, nous décrypterons les manipulations ethniques visant la confiscation du pouvoir par Paul Biya et montrerons que sa longévité à la tête de son régime est le résultat de l’échec des révolutions verticales suite à la mise en pratique de la théorie des ethnies bouc-émissaires, théorie dont l’origine remonte à l’ère coloniale allemande.
1. Révoltes verticales et horizontales pendant la colonisation allemande
Il y a un siècle, en 1914, Rudolph Douala Manga Bell, le prince Doula (Sawa), et son secrétaire, Adolf Ngosso Din, lancèrent la première révolte verticale en mobilisant les populations du Cameroun pour s’opposer à l’occupation allemande.
Pour les contrer, le pouvoir allemand dominant accentua les divisions ethniques et dressa certains chefs traditionnels et sultans contre eux. L’histoire raconte à ce propos qu’en déclarant que «les Allemands étaient ses pères», le sultan Njoya (Bamoun) livra les émissaires de Douala Manga Bell aux Allemands et entraina l’exécution de ce dernier le 08 août 1914.
Historiquement, cette trahison ne se comprend qu’en relation avec le statut du royaume Bamoun qui était devenu, au début du XXème siècle, le centre de la pensée et de la culture camerounaise.
En effet, c’est à Foumban (capitale du royaume), que le Sultan avait inventé une écriture purement camerounaise, développé l’art, produit la toute première littérature nationale et perfectionné les sciences et les techniques industrielles made in Cameroon.
Les Sawa étaient donc devenus, à ses yeux, de dangereux compatriotes qui, par leurs appels au soulèvement, visaient à empêcher le développement de la métropole culturelle du Cameroun, et, aux yeux du colonisateur allemand, l’ethnie bouc-émissaire qu’il fallait anéantir au nom de la réussite du projet colonial.
Dans ce contexte sociopolitique tendu, les Camerounais (Sawa et Bamoun) s’affrontèrent pour la première fois horizontalement, manquant de s’unir comme un seul peuple pour renverser, dans le cadre d’une révolution verticale, leur ennemi commun.
2. Révoltes verticales et horizontales pendant la tutelle française et sous Ahidjo
Après la deuxième guerre mondiale, Um Nyobe, Félix Moumié, Abel Kingué, Osendé Afana et Ernest Ouandié firent prendre aux populations camerounaises conscience de leur existence et de leur unité en tant que «Peuple».
Leur objectif : Renverser l’oppresseur français qui avait remplacé les Allemands à la fin de la première guerre mondiale.
Face à l’ampleur de la résistance, le pouvoir colonial français trouva le moyen de diviser les forces de l’opposition réunies au sein de l’UPC et créa le problème bamiléké : « Le Cameroun s’engage sur le chemin de l’indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant.
Ce caillou c’est la présence d’une minorité ethnique: les Bamiléké … Sans doute le Cameroun est-il désormais libre de suivre une politique à sa guise et les problèmes bamiléké sont du ressort de son gouvernement.
Mais la France ne saurait s’en désintéresser… Qu’un groupe homogène de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n’est pas si banal en Afrique Centrale ; au Cameroun, du moins, le phénomène bamiléké est sans équivalent…
Le pays bamiléké est à l’heure actuelle un guêpier que l’on ne sait par quelle face il convient, il est possible de le saisir. Pour le Cameroun d’aujourd’hui pourtant, tout dépend de la solution du problème bamiléké.»
L’ethnie bouc-émissaire ainsi dessinée était alors présentée à l’opinion française comme le plus grand problème à la réussite de l’entreprise coloniale, et à l’opinion camerounaise comme l’entité qui empêchait l’entrée du Cameroun dans la modernité.
Les ethnies Bamiléké et Bassa payèrent le prix fort de leur soutien à la révolution verticale portée par le parti UPC. Tout d’abord, le choix des personnalités pouvant diriger le Cameroun dès 1960 ne se porta plus sur ces deux ethnies, mais plutôt sur les ethnies Peul/Fulbé/Bororo d’une part et Ewondo/beti/bulu d’autre part.
Le fameux axe nord-sud vit le jour et, en 54 ans d’indépendance, propulsa au pouvoir les ressortissants des deux entités ethniques susmentionnées, l’entité bamiléké/Tikar/Bassa étant réduite manu militari au silence pour continuer de servir de bouc émissaire en cas de révolution verticale.
C’est le président Ahmadou Ahidjo (peul) qui, le premier, expérimenta cette théorie de l’ethnie bouc-émissaire aux premières heures de l’indépendance.
Dans un aveu fracassant, Max Bardet, pilote d’hélicoptère et officier du corps expéditionnaire en pays bamiléké, revint en 1988 sur les conséquences tragiques de l’application de cette théorie et écrivit : «En deux ans, de 1962 à 1964, l’armée régulière a complètement ravagé le pays bamiléké. Ils ont massacré de 300 000 à 400 000 personnes. Un vrai génocide.
Ils ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques, les Bamiléké n’avaient aucune chance(…) Les villages avaient été rasés, un peu comme Atilla.»
Cette répression génocidaire assura à Ahidjo plus de vingt années de règne.
3. Révoltes verticales et révoltes horizontales sous le régime Biya
3.1. Manipulation de l’ethnie bamiléké
Dès la montée au pouvoir de Paul Biya en 1982, à la joie des Bamiléké de voir passer l’ère Ahidjo succéda très vite la désillusion. Sa première décennie au pouvoir (1982-1992) fut, en effet, marquée par le sabotage et la destruction des entreprises bamiléké.
Jacques Kago Lele en énumère quelques unes comme suit : «Ainsi en va-t-il de l'Union Camerounaise des Brasseries dont la bière est appelée dédaigneusement "bière bamiléké" dans certaines régions du centre et du sud; de la Caisse Commune d'Epargne et d'Investissement (CCEI Bank), de la Banque Unie de Crédit: de l'hôtel Palace Garden, du Collège Monthé, de l'entreprise Intelar de Djeukam Tchameni, de l'imprimerie Roloprint de Benjamin Zebaze, etc.»
Les conséquences de ce sabotage ne se firent pas attendre et, en 1993, l’économie camerounaise amorça, pour la première fois depuis 1960, une incroyable chute libre, obligeant le régime à baisser drastiquement des salaires de 66%, ce qui occasionna une flambée inégalée des prix de produits de première nécessité.
Le pays entra en récession et toutes les couches de la société subirent les affres d’une paupérisation aiguë. La révolte verticale de la population contre le régime devint inévitable.
Pour détourner l’attention du peuple et échapper à la révolution verticale qui se préparait, les stratèges du régime réinventèrent le problème bamiléké. Ils le recréèrent sur la base des données historiques héritées de la colonisation et du régime Ahidjo.
La Constitution de 1972 fut alors révisée et celle promulguée le 18 janvier 1996 donna à l’État, devenu tribal, le pouvoir de protéger les «minorités» et les droits des autochtones (Ewondo/Bulu/Beti) contre ceux des allogènes (Bamiléké/Tikar/Peul).
Par cette voie, cette Constitution exposa en de termes clairs la théorie des ethnies bouc-émissaires et fixa les bases de l’apartheid au sein de la nation camerounaise.
C’est ainsi que moins d’un mois après sa promulgation, précisément le 10 février 1996, le Cameroun assista à la marche anti-bamiléké organisée par les chefs supérieurs de l’ethnie Sawa.
À travers cette marche, les chefs Douala et les ponces du pouvoir expérimentèrent pour la première fois la légalité et la constitutionnalité des révoltes horizontales. La marche fut d’ailleurs encadrée par la police et relayée par la télévision d’État (La CRTV).
À la suite de cette marche se développa une littérature antibamiléké abondante dans des journaux progouvernementaux tels La Détente, Le Défi, Le Patriote, Galaxie, Elimbi, laquelle ne fut jamais censurée.
Ces révoltes horizontales aboutirent à la réélection de Paul Biya un an plus tard (1997), le RDPC, parti au pouvoir, et son chef n’étant plus vus comme les principales causes de la déchéance du Cameroun. Les révoltes sociales ne se dirigeant plus du bas vers le haut, verticalement, le régime put souffler pendant plusieurs autres années.
Depuis ce temps-là, à chaque grogne sociale, les théoriciens du régime échafaudent des plans et publient des déclarations incendiaires pour diriger les révoltes et les revendications horizontalement contre le groupe Bamiléké/Tikar, se préservant ainsi de la chute, comme on le verra plus loin.
3.2. Manipulation de l’ethnie Ewondo/béti/bulu
En février 2008, la jeunesse camerounaise s’était levée de son propre gré, sans aide de l’opposition politique, pour dire non au projet de révision constitutionnelle qui consacra finalement le maintien définitif de Paul Biya au pouvoir.
Ce projet de révision constitutionnelle coïncida avec les émeutes de la faim qui avaient embrasé plusieurs pays africains au cours de la même période, ce qui amplifia les mouvements de contestation dans le pays.
En lieu et place d’un discours cohérent sur les origines du problème et les moyens de les résoudre, le régime appliqua plutôt la théorie de l’ethnie bouc-émissaire. Une fois de plus, l’hypermédiatisation de la stigmatisation du groupe ethnique Bamiléké/Tikar fut mise en branle avec pour objectif la transformation de la révolte verticale en cours en révolte horizontale.
C’est ainsi que la publication, dans les canaux de la télévision d’État, de la déclaration des forces vives du Mfoundi (Ewondo) fit écho. Dans cette déclaration des ressortissants de Yaoundé rendue publique le 05 mars 2008, on pouvait lire :
«À la suite du chef de l’État, nous avertissons clairement et fermement tous ceux qui seraient tenté de rééditer chez nous les actes de vandalisme perpétrées au cours de la semaine qui s’achève, qu’il est temps de changer leurs projets (…) Nous invitons fermement tous les prédateurs venus d’ailleurs, de quitter rapidement et définitivement notre sol. Car ils n’y seront plus jamais en sécurité. Qu’ils disent à leurs commettants que les forces vives du Mfoundi ont de nouveau revêtu la tenue de combat de leurs ancêtres. Lesquels ont longtemps résisté à la pénétration européenne…Nous refusons d’avoir faim et soif, parce que nos marchés sont privés d’approvisionnement.»
Avec un bilan de 150 jeunes manifestants tués par les militaires du régime et plus de 2000 arrestations, les auteurs de la déclaration du Mfoundi se félicitèrent de la fermeté du chef de l’État.
Dans cette déclaration, les expressions «chez nous» et «prédateurs venus d’ailleurs», renvoyaient respectivement aux concepts d’autochtones et d’allogènes contenus dans la Constitution et visaient clairement le groupe ethnique bamiléké.
Leur utilisation dans la déclaration prouvait que la Constitution du 18 janvier 1996 en avait consacré la légalité. Leurs auteurs n’ont par conséquent jamais été inquiétés ni punis.
Ces concepts sapent certes les fondements de l’unité et produisent des citoyennetés à plusieurs calibres à l’intérieur de la nation, mais tant qu’ils éloignent le peuple des seules revendications qui valent, les revendications verticales, ils servent le maintien au pouvoir de Paul Biya.
Celui-ci n’était plus d’ailleurs vu, aux yeux des signataires de la déclaration, comme le responsable des émeutes de la faim, encore moins comme le responsable de la flambée des prix des denrées alimentaires qui avait provoqué ces émeutes.
Selon les signataires, les responsables étaient plutôt les Bamiléké : «Nous refusons d’avoir faim et soif, parce que nos marchés sont privés d’approvisionnement.»
Yaoundé, la capitale, est depuis lors prise en otage par cette Constitution du Cameroun, c’est pourquoi elle peine à re-devenir le centre de la révolution verticale nationale.
L’année 2008 s’était par ailleurs caractérisée par une richesse en provocations horizontales antibamiléké, provocations dont l’un des points culminants fut le match de football Foudre d’Akonolinga (Ewondo)/Aigle de Dschang(Bamiléké) qui se joua à Dschang le 15 juillet 2008.
À l’occasion de ce match, des ressortissants d’Akonolinga en service à la radio et à télévision d’État (CRTV) répandirent l’information selon laquelle leurs élites avaient été maltraitées à Dschang.
À Akonolinga, les populations s’étaient alors armées de gourdins, de machettes et de bâtons et avaient organisé la chasse aux Bamilékés.
La ville avait elle aussi commencé à compter ses premiers morts et ses premiers dégâts matériels importants lorsqu’une lettre de démenti formel du préfet de la Menoua (Dschang), M. Awana Atéba, adressée à la télévision nationale, mit fin à la violence.
À travers cette lettre du préfet, le régime Biya se profila comme étant le seul maître du jeu, le maître du jeu qu’il organisait.
3.3. Manipulation des Sawa-Douala
Une autre grogne sociale d’importance éclata du 30 au 31 décembre 2011 à la suite de la mort du jeune Christian Monny, originaire du canton Deido (Sawa), tué par des agresseurs qui roulaient à bord d’une moto.
Jusqu’au 04 janvier 2012, Douala bascula dans la violence, l’annonce de la mort de deux conducteurs de motos taxis, tués, selon leurs confrères par des jeunes gens de Deido décidés de venger le jeune Christian, ayant mis le feu aux poudres.
Très vite, le régime trouva des pseudo-théoriciens du tribalisme d’État pour transformer, au moyen d’un communiqué, ces émeutes en problème tribal entre les Bamiléké (conducteurs de motos-taxis et allogènes) et les Sawa (autochtones), suscitant ainsi une vague de révoltes horizontales.
Pourtant, c’est l’incapacité de l’État à développer, dans une ville de plus de trois millions d’habitants, un système de transport adéquat et moderne qui avait poussé bon nombre de jeunes à trouver dans le transport en moto-taxis une échappatoire à la question du chômage.
Mais voilà que le communiqué traita ces derniers d’envahisseurs venus d’ailleurs: «Il importe cependant de relever que les événements de Deido ne seraient pas allés au-delà de l'assassinat d'un jeune homme et de la réaction éruptive des habitants de Deido, si certains habitants de la ville de Douala n'étaient pas animés par une volonté hégémonique qui leur fait oublier le respect normalement dû à une communauté qui se sent attaquée dans son terroir par des comportements de prédateurs».
Comme les Yaoundéens (Ewondo), voilà aussi les Doualas (Sawa) pris au piège du régime quand ils considèrent les Bamilékés (et non l’État) comme la cause de leurs problèmes, et quand leurs révoltes deviennent horizontales, au lieu d’être, en toute objectivité, verticales. Et comme à son habitude, le régime évita par là un enlisement et assura sa survie.
3.4. Manipulation des Bororos
On se souvient enfin de la déclaration publiée le 19 mars 2012, portant de prétendues signatures des chefs Bororos établis à Bagangté, dans laquelle les Bagangté (Bamiléké) étaient accusés d’avoir commis des exactions sur les populations Bororos vivant dans cette ville de l’Ouest.
Cette déclaration, rédigée par les théoriciens du tribalisme d’État tapis dans l’ombre, avait pour but d’orienter horizontalement le regard inquisiteur des populations du nord Cameroun (Peul/Fulbé/Bororo) contre l’ethnie bouc-émissaire Bamiléké, le régime redoutant depuis un certain temps les revendications verticales des nordistes (et des autres composantes ethniques) au sujet de la part si minuscule réservée à leurs élites lors de la composition du gouvernement du 09 décembre 2011.
Cette grogne verticale était consécutive à la logique incompréhensible des nominations, à la tête des sociétés d’État, des directeurs généraux des entreprises publiques et parapubliques tous issus de l’ethnie Ewondo/béti/Bulu, et au sujet de l’injustice dans les nominations des gouverneurs issus majoritairement de la même ethnie.
Le contenu de la déclaration s’étant avéré faux après les investigations des organisations de la société civile à la tête desquelles le Comicodi, et après les démentis de la Mairesse de Bagangté et du commissaire spécial de police de la ville, la réaction attendue des Bororos sur les populations bamilékés établies au nord Cameroun n’eut pas lieu.
Les Peul/Fulbe/Bororos firent preuve de maturité, de vigilance et de sagesse. Mais par cet événement, hyper médiatisé lui aussi, le régime réussit à distraire le peuple camerounais et à faire oublier la question des nominations à forte odeur de tribalisme.
Conclusion
Il résulte de ce qui précède que la théorie de l’ethnie bouc-émissaire est, dans l’histoire de la gouvernance au Cameroun, la stratégie politique la plus constante, la plus permanente.
Paul Biya a souvent été considéré comme fin stratège en raison de la mise en application de cette théorie qui a fragilisé l’opposition dans son ensemble et éloigné le peuple camerounais des revendications verticales légitimes.
C’est là la clé de la compréhension de sa longévité au pouvoir. Le 07 novembre 2014, il entamera ses 33 années de pouvoir devant des Camerounais ébahis qui ont passé un siècle (1914-2014) à s’épier, à se trahir, à s’affronter les uns contre les autres et à s’entretuer parce qu’incapables de s’unir contre un ennemi commun pourtant bien visible.
Or, c’est encore à l’opposition politique que revient le devoir d’accomplir la mission de construction de l’unité des Camerounais.
Pour ce faire, elle devra déjà, dans ses stratégies et actions à venir, s’unir véritablement elle-même dans le cadre d’une plate forme commune de l’opposition et de la société civile pour redonner confiance au peuple et défaire, avec celui-ci, tout chef d’État engagé dans une dérive despotique, antidémocratique et anticonstitutionnelle.
Le Sénégal et le Burkina Faso en ont indiqué le chemin.
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Maurice NGUEPE,
Secrétaire général de l’Organisation Jeunesse Africaine.
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Cameroonvoice
Dans l’histoire du Cameroun de ces trente deux dernières années, on note deux types de révoltes sociales et politiques : les révoltes verticales et les révoltes horizontales.
Les révoltes verticales vont du bas peuple vers le haut et exigent à l’État de rendre compte de la gouvernance et de la gestion du patrimoine national.
Les révoltes horizontales, quant à elles, sont pratiquées entre les groupes sociaux, les uns accusant les autres sur les questions de cohabitation et de redistribution des richesses.
Les révoltes horizontales ne sont pas une émanation directe des populations qui s’affrontent. Elles sont une construction du pouvoir politique à partir du choix d’une tribu bouc-émissaire diabolisée à dessein afin de détourner l’attention des autres composantes ethniques de la véritable cible qu’est le régime.
Avec les catégories de verticalité et d’horizontalité, nous décrypterons les manipulations ethniques visant la confiscation du pouvoir par Paul Biya et montrerons que sa longévité à la tête de son régime est le résultat de l’échec des révolutions verticales suite à la mise en pratique de la théorie des ethnies bouc-émissaires, théorie dont l’origine remonte à l’ère coloniale allemande.
1. Révoltes verticales et horizontales pendant la colonisation allemande
Il y a un siècle, en 1914, Rudolph Douala Manga Bell, le prince Doula (Sawa), et son secrétaire, Adolf Ngosso Din, lancèrent la première révolte verticale en mobilisant les populations du Cameroun pour s’opposer à l’occupation allemande.
Pour les contrer, le pouvoir allemand dominant accentua les divisions ethniques et dressa certains chefs traditionnels et sultans contre eux. L’histoire raconte à ce propos qu’en déclarant que «les Allemands étaient ses pères», le sultan Njoya (Bamoun) livra les émissaires de Douala Manga Bell aux Allemands et entraina l’exécution de ce dernier le 08 août 1914.
Historiquement, cette trahison ne se comprend qu’en relation avec le statut du royaume Bamoun qui était devenu, au début du XXème siècle, le centre de la pensée et de la culture camerounaise.
En effet, c’est à Foumban (capitale du royaume), que le Sultan avait inventé une écriture purement camerounaise, développé l’art, produit la toute première littérature nationale et perfectionné les sciences et les techniques industrielles made in Cameroon.
Les Sawa étaient donc devenus, à ses yeux, de dangereux compatriotes qui, par leurs appels au soulèvement, visaient à empêcher le développement de la métropole culturelle du Cameroun, et, aux yeux du colonisateur allemand, l’ethnie bouc-émissaire qu’il fallait anéantir au nom de la réussite du projet colonial.
Dans ce contexte sociopolitique tendu, les Camerounais (Sawa et Bamoun) s’affrontèrent pour la première fois horizontalement, manquant de s’unir comme un seul peuple pour renverser, dans le cadre d’une révolution verticale, leur ennemi commun.
2. Révoltes verticales et horizontales pendant la tutelle française et sous Ahidjo
Après la deuxième guerre mondiale, Um Nyobe, Félix Moumié, Abel Kingué, Osendé Afana et Ernest Ouandié firent prendre aux populations camerounaises conscience de leur existence et de leur unité en tant que «Peuple».
Leur objectif : Renverser l’oppresseur français qui avait remplacé les Allemands à la fin de la première guerre mondiale.
Face à l’ampleur de la résistance, le pouvoir colonial français trouva le moyen de diviser les forces de l’opposition réunies au sein de l’UPC et créa le problème bamiléké : « Le Cameroun s’engage sur le chemin de l’indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant.
Ce caillou c’est la présence d’une minorité ethnique: les Bamiléké … Sans doute le Cameroun est-il désormais libre de suivre une politique à sa guise et les problèmes bamiléké sont du ressort de son gouvernement.
Mais la France ne saurait s’en désintéresser… Qu’un groupe homogène de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n’est pas si banal en Afrique Centrale ; au Cameroun, du moins, le phénomène bamiléké est sans équivalent…
Le pays bamiléké est à l’heure actuelle un guêpier que l’on ne sait par quelle face il convient, il est possible de le saisir. Pour le Cameroun d’aujourd’hui pourtant, tout dépend de la solution du problème bamiléké.»
L’ethnie bouc-émissaire ainsi dessinée était alors présentée à l’opinion française comme le plus grand problème à la réussite de l’entreprise coloniale, et à l’opinion camerounaise comme l’entité qui empêchait l’entrée du Cameroun dans la modernité.
Les ethnies Bamiléké et Bassa payèrent le prix fort de leur soutien à la révolution verticale portée par le parti UPC. Tout d’abord, le choix des personnalités pouvant diriger le Cameroun dès 1960 ne se porta plus sur ces deux ethnies, mais plutôt sur les ethnies Peul/Fulbé/Bororo d’une part et Ewondo/beti/bulu d’autre part.
Le fameux axe nord-sud vit le jour et, en 54 ans d’indépendance, propulsa au pouvoir les ressortissants des deux entités ethniques susmentionnées, l’entité bamiléké/Tikar/Bassa étant réduite manu militari au silence pour continuer de servir de bouc émissaire en cas de révolution verticale.
C’est le président Ahmadou Ahidjo (peul) qui, le premier, expérimenta cette théorie de l’ethnie bouc-émissaire aux premières heures de l’indépendance.
Dans un aveu fracassant, Max Bardet, pilote d’hélicoptère et officier du corps expéditionnaire en pays bamiléké, revint en 1988 sur les conséquences tragiques de l’application de cette théorie et écrivit : «En deux ans, de 1962 à 1964, l’armée régulière a complètement ravagé le pays bamiléké. Ils ont massacré de 300 000 à 400 000 personnes. Un vrai génocide.
Ils ont pratiquement anéanti la race. Sagaies contre armes automatiques, les Bamiléké n’avaient aucune chance(…) Les villages avaient été rasés, un peu comme Atilla.»
Cette répression génocidaire assura à Ahidjo plus de vingt années de règne.
3. Révoltes verticales et révoltes horizontales sous le régime Biya
3.1. Manipulation de l’ethnie bamiléké
Dès la montée au pouvoir de Paul Biya en 1982, à la joie des Bamiléké de voir passer l’ère Ahidjo succéda très vite la désillusion. Sa première décennie au pouvoir (1982-1992) fut, en effet, marquée par le sabotage et la destruction des entreprises bamiléké.
Jacques Kago Lele en énumère quelques unes comme suit : «Ainsi en va-t-il de l'Union Camerounaise des Brasseries dont la bière est appelée dédaigneusement "bière bamiléké" dans certaines régions du centre et du sud; de la Caisse Commune d'Epargne et d'Investissement (CCEI Bank), de la Banque Unie de Crédit: de l'hôtel Palace Garden, du Collège Monthé, de l'entreprise Intelar de Djeukam Tchameni, de l'imprimerie Roloprint de Benjamin Zebaze, etc.»
Les conséquences de ce sabotage ne se firent pas attendre et, en 1993, l’économie camerounaise amorça, pour la première fois depuis 1960, une incroyable chute libre, obligeant le régime à baisser drastiquement des salaires de 66%, ce qui occasionna une flambée inégalée des prix de produits de première nécessité.
Le pays entra en récession et toutes les couches de la société subirent les affres d’une paupérisation aiguë. La révolte verticale de la population contre le régime devint inévitable.
Pour détourner l’attention du peuple et échapper à la révolution verticale qui se préparait, les stratèges du régime réinventèrent le problème bamiléké. Ils le recréèrent sur la base des données historiques héritées de la colonisation et du régime Ahidjo.
La Constitution de 1972 fut alors révisée et celle promulguée le 18 janvier 1996 donna à l’État, devenu tribal, le pouvoir de protéger les «minorités» et les droits des autochtones (Ewondo/Bulu/Beti) contre ceux des allogènes (Bamiléké/Tikar/Peul).
Par cette voie, cette Constitution exposa en de termes clairs la théorie des ethnies bouc-émissaires et fixa les bases de l’apartheid au sein de la nation camerounaise.
C’est ainsi que moins d’un mois après sa promulgation, précisément le 10 février 1996, le Cameroun assista à la marche anti-bamiléké organisée par les chefs supérieurs de l’ethnie Sawa.
À travers cette marche, les chefs Douala et les ponces du pouvoir expérimentèrent pour la première fois la légalité et la constitutionnalité des révoltes horizontales. La marche fut d’ailleurs encadrée par la police et relayée par la télévision d’État (La CRTV).
À la suite de cette marche se développa une littérature antibamiléké abondante dans des journaux progouvernementaux tels La Détente, Le Défi, Le Patriote, Galaxie, Elimbi, laquelle ne fut jamais censurée.
Ces révoltes horizontales aboutirent à la réélection de Paul Biya un an plus tard (1997), le RDPC, parti au pouvoir, et son chef n’étant plus vus comme les principales causes de la déchéance du Cameroun. Les révoltes sociales ne se dirigeant plus du bas vers le haut, verticalement, le régime put souffler pendant plusieurs autres années.
Depuis ce temps-là, à chaque grogne sociale, les théoriciens du régime échafaudent des plans et publient des déclarations incendiaires pour diriger les révoltes et les revendications horizontalement contre le groupe Bamiléké/Tikar, se préservant ainsi de la chute, comme on le verra plus loin.
3.2. Manipulation de l’ethnie Ewondo/béti/bulu
En février 2008, la jeunesse camerounaise s’était levée de son propre gré, sans aide de l’opposition politique, pour dire non au projet de révision constitutionnelle qui consacra finalement le maintien définitif de Paul Biya au pouvoir.
Ce projet de révision constitutionnelle coïncida avec les émeutes de la faim qui avaient embrasé plusieurs pays africains au cours de la même période, ce qui amplifia les mouvements de contestation dans le pays.
En lieu et place d’un discours cohérent sur les origines du problème et les moyens de les résoudre, le régime appliqua plutôt la théorie de l’ethnie bouc-émissaire. Une fois de plus, l’hypermédiatisation de la stigmatisation du groupe ethnique Bamiléké/Tikar fut mise en branle avec pour objectif la transformation de la révolte verticale en cours en révolte horizontale.
C’est ainsi que la publication, dans les canaux de la télévision d’État, de la déclaration des forces vives du Mfoundi (Ewondo) fit écho. Dans cette déclaration des ressortissants de Yaoundé rendue publique le 05 mars 2008, on pouvait lire :
«À la suite du chef de l’État, nous avertissons clairement et fermement tous ceux qui seraient tenté de rééditer chez nous les actes de vandalisme perpétrées au cours de la semaine qui s’achève, qu’il est temps de changer leurs projets (…) Nous invitons fermement tous les prédateurs venus d’ailleurs, de quitter rapidement et définitivement notre sol. Car ils n’y seront plus jamais en sécurité. Qu’ils disent à leurs commettants que les forces vives du Mfoundi ont de nouveau revêtu la tenue de combat de leurs ancêtres. Lesquels ont longtemps résisté à la pénétration européenne…Nous refusons d’avoir faim et soif, parce que nos marchés sont privés d’approvisionnement.»
Avec un bilan de 150 jeunes manifestants tués par les militaires du régime et plus de 2000 arrestations, les auteurs de la déclaration du Mfoundi se félicitèrent de la fermeté du chef de l’État.
Dans cette déclaration, les expressions «chez nous» et «prédateurs venus d’ailleurs», renvoyaient respectivement aux concepts d’autochtones et d’allogènes contenus dans la Constitution et visaient clairement le groupe ethnique bamiléké.
Leur utilisation dans la déclaration prouvait que la Constitution du 18 janvier 1996 en avait consacré la légalité. Leurs auteurs n’ont par conséquent jamais été inquiétés ni punis.
Ces concepts sapent certes les fondements de l’unité et produisent des citoyennetés à plusieurs calibres à l’intérieur de la nation, mais tant qu’ils éloignent le peuple des seules revendications qui valent, les revendications verticales, ils servent le maintien au pouvoir de Paul Biya.
Celui-ci n’était plus d’ailleurs vu, aux yeux des signataires de la déclaration, comme le responsable des émeutes de la faim, encore moins comme le responsable de la flambée des prix des denrées alimentaires qui avait provoqué ces émeutes.
Selon les signataires, les responsables étaient plutôt les Bamiléké : «Nous refusons d’avoir faim et soif, parce que nos marchés sont privés d’approvisionnement.»
Yaoundé, la capitale, est depuis lors prise en otage par cette Constitution du Cameroun, c’est pourquoi elle peine à re-devenir le centre de la révolution verticale nationale.
L’année 2008 s’était par ailleurs caractérisée par une richesse en provocations horizontales antibamiléké, provocations dont l’un des points culminants fut le match de football Foudre d’Akonolinga (Ewondo)/Aigle de Dschang(Bamiléké) qui se joua à Dschang le 15 juillet 2008.
À l’occasion de ce match, des ressortissants d’Akonolinga en service à la radio et à télévision d’État (CRTV) répandirent l’information selon laquelle leurs élites avaient été maltraitées à Dschang.
À Akonolinga, les populations s’étaient alors armées de gourdins, de machettes et de bâtons et avaient organisé la chasse aux Bamilékés.
La ville avait elle aussi commencé à compter ses premiers morts et ses premiers dégâts matériels importants lorsqu’une lettre de démenti formel du préfet de la Menoua (Dschang), M. Awana Atéba, adressée à la télévision nationale, mit fin à la violence.
À travers cette lettre du préfet, le régime Biya se profila comme étant le seul maître du jeu, le maître du jeu qu’il organisait.
3.3. Manipulation des Sawa-Douala
Une autre grogne sociale d’importance éclata du 30 au 31 décembre 2011 à la suite de la mort du jeune Christian Monny, originaire du canton Deido (Sawa), tué par des agresseurs qui roulaient à bord d’une moto.
Jusqu’au 04 janvier 2012, Douala bascula dans la violence, l’annonce de la mort de deux conducteurs de motos taxis, tués, selon leurs confrères par des jeunes gens de Deido décidés de venger le jeune Christian, ayant mis le feu aux poudres.
Très vite, le régime trouva des pseudo-théoriciens du tribalisme d’État pour transformer, au moyen d’un communiqué, ces émeutes en problème tribal entre les Bamiléké (conducteurs de motos-taxis et allogènes) et les Sawa (autochtones), suscitant ainsi une vague de révoltes horizontales.
Pourtant, c’est l’incapacité de l’État à développer, dans une ville de plus de trois millions d’habitants, un système de transport adéquat et moderne qui avait poussé bon nombre de jeunes à trouver dans le transport en moto-taxis une échappatoire à la question du chômage.
Mais voilà que le communiqué traita ces derniers d’envahisseurs venus d’ailleurs: «Il importe cependant de relever que les événements de Deido ne seraient pas allés au-delà de l'assassinat d'un jeune homme et de la réaction éruptive des habitants de Deido, si certains habitants de la ville de Douala n'étaient pas animés par une volonté hégémonique qui leur fait oublier le respect normalement dû à une communauté qui se sent attaquée dans son terroir par des comportements de prédateurs».
Comme les Yaoundéens (Ewondo), voilà aussi les Doualas (Sawa) pris au piège du régime quand ils considèrent les Bamilékés (et non l’État) comme la cause de leurs problèmes, et quand leurs révoltes deviennent horizontales, au lieu d’être, en toute objectivité, verticales. Et comme à son habitude, le régime évita par là un enlisement et assura sa survie.
3.4. Manipulation des Bororos
On se souvient enfin de la déclaration publiée le 19 mars 2012, portant de prétendues signatures des chefs Bororos établis à Bagangté, dans laquelle les Bagangté (Bamiléké) étaient accusés d’avoir commis des exactions sur les populations Bororos vivant dans cette ville de l’Ouest.
Cette déclaration, rédigée par les théoriciens du tribalisme d’État tapis dans l’ombre, avait pour but d’orienter horizontalement le regard inquisiteur des populations du nord Cameroun (Peul/Fulbé/Bororo) contre l’ethnie bouc-émissaire Bamiléké, le régime redoutant depuis un certain temps les revendications verticales des nordistes (et des autres composantes ethniques) au sujet de la part si minuscule réservée à leurs élites lors de la composition du gouvernement du 09 décembre 2011.
Cette grogne verticale était consécutive à la logique incompréhensible des nominations, à la tête des sociétés d’État, des directeurs généraux des entreprises publiques et parapubliques tous issus de l’ethnie Ewondo/béti/Bulu, et au sujet de l’injustice dans les nominations des gouverneurs issus majoritairement de la même ethnie.
Le contenu de la déclaration s’étant avéré faux après les investigations des organisations de la société civile à la tête desquelles le Comicodi, et après les démentis de la Mairesse de Bagangté et du commissaire spécial de police de la ville, la réaction attendue des Bororos sur les populations bamilékés établies au nord Cameroun n’eut pas lieu.
Les Peul/Fulbe/Bororos firent preuve de maturité, de vigilance et de sagesse. Mais par cet événement, hyper médiatisé lui aussi, le régime réussit à distraire le peuple camerounais et à faire oublier la question des nominations à forte odeur de tribalisme.
Conclusion
Il résulte de ce qui précède que la théorie de l’ethnie bouc-émissaire est, dans l’histoire de la gouvernance au Cameroun, la stratégie politique la plus constante, la plus permanente.
Paul Biya a souvent été considéré comme fin stratège en raison de la mise en application de cette théorie qui a fragilisé l’opposition dans son ensemble et éloigné le peuple camerounais des revendications verticales légitimes.
C’est là la clé de la compréhension de sa longévité au pouvoir. Le 07 novembre 2014, il entamera ses 33 années de pouvoir devant des Camerounais ébahis qui ont passé un siècle (1914-2014) à s’épier, à se trahir, à s’affronter les uns contre les autres et à s’entretuer parce qu’incapables de s’unir contre un ennemi commun pourtant bien visible.
Or, c’est encore à l’opposition politique que revient le devoir d’accomplir la mission de construction de l’unité des Camerounais.
Pour ce faire, elle devra déjà, dans ses stratégies et actions à venir, s’unir véritablement elle-même dans le cadre d’une plate forme commune de l’opposition et de la société civile pour redonner confiance au peuple et défaire, avec celui-ci, tout chef d’État engagé dans une dérive despotique, antidémocratique et anticonstitutionnelle.
Le Sénégal et le Burkina Faso en ont indiqué le chemin.
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Maurice NGUEPE,
Secrétaire général de l’Organisation Jeunesse Africaine.
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Cameroonvoice
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