Texte intégral
1Le groupe bantu occupe un espace relativement important puisque les six cent langues qui le constituent sont parlées dans le sous-continent, du sud du Cameroun, en Afrique du Sud, de l’océan atlantique à l’océan indien. Seuls quelques ilôts de langues khoisans, en Afrique australe, interrompent cette remarquable répartition. Ainsi, par la superficie occupée et par le nombre de ses locuteurs et de ses langues, le groupe bantu est le plus impotant d’Afrique noire.
2On fait généralement remonter les débuts de la linguistique bantu à Wilhelm Bleek (1862-1869) qui, le premier, a désigné ce groupe de langues apparentées par le mot signifiant dans la plupart d’entre elles l’être humain (muntu « un homme »/ bantu « des hommes »). S’il est vrai que l’intuition de Bleek était bonne, il n’en demeure pas moins que l’application de la méthode comparative commence véritablement avec Meinhof (1899, 1932). C’est finalement après plus d’un siècle qu’une école s’est constituée que l’on désigne par le terme « bantuistique ». Malgré des différences substantielles, les bantuistes s’accordent au moins sur le socle méthodologique à partir duquel les faits de langues du domaine doivent être envisagés. Cette tradition intègre principalement, outre les travaux de Meinhof, ceux de Guthrie (1967-1971) et Meeussen (1965, 1969).
3C’est dans cette filiation directe avec les grands théoriciens de la bantuistique que cet ouvrage s’inscrit.
1. De la reconstruction aux classifications
4La reconstruction est faite à partir de l’étude serrée des structures des langues bantu, suivant les principes que j’ai énoncés dans le premier chapitre. J’ai fait une synthèse des reconstructions grammaticales en partant des travaux de Meeussen (1965). Je signale également les travaux les plus récents, notamment ceux de Schadeberg (2003) et Nurse (2003).
5Comme l’aspect technique de cette partie peut paraître ardu à certains lecteurs, elle figure en annexe, avec certaines reconstructions lexicales auxquelles je me réfère dans le cadre de la paléontologie linguistique. Ce choix n’est donc pas dicté par quelque hiérarchie mais par le seul souci de simplifier la lecture. Il faut être bien conscient que les classifications et les scénarios historiques qui en découlent ne sont possibles et plausibles que si les reconstructions grammaticales et lexicales ont été faites dans les règles de l’art.
1.1. Classification interne
6La classification des langues bantu de Guthrie tient lieu de référence. Guthrie a essayé de définir les limites géographiques du domaine bantu, au sens étroit. C’est dans ses travaux que la distinction entre le bantu de l’Ouest et le bantu de l’Est est apparu. Même si quelques auteurs la rejettent aujourd’hui, cette découverte a longtemps été tenue pour une étape décisive dans la compréhension de l’histoire des langues bantu ; on y voyait, sinon la première divergence du proto-bantu, au moins une de ses traces. Le bantu de l’Ouest est parlé sur le territoire comprenant le Cameroun, le Gabon, le Congo, la moitié occidentale de la République démocratique du Congo (RDC), l’Angola et une partie de la Zambie. Les langues parlées dans la moitié orientale de la RDC et dans tous les pays de l’Afrique orientale et australe constituent le bantu de l’Est. Chacune de ces régions est divisée en zones. Les zones A, B, C, D, H, K, L, M, R constituent le bantu de l’Ouest, les zones D (une petite partie), E, F, G, N, P, S le bantu de l’Est.
7Les regroupements de Guthrie, à différents niveaux de sa taxinomie, se font sur la base des traits grammaticaux partagés par des langues parlées dans un même espace géographique. La délimitation des zones d’extension des traits grammaticaux permet de déterminer des isoglosses de groupes, de zones, etc. Guthrie limitait à 9 le nombre de langues par groupe. Cette limite est pratique quand on se contente d’une interprétation synchronique de la classification.
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Carte 1. Zones géolinguistiques du bantu (Guthrie 1967-1971).
8Guthrie a travaillé avec vingt-huit langues tests représentatives de la dispersion géographique et de la diversité linguistique intra-bantu. Aujourd’hui, la question est de savoir si, à la suite des nouveaux travaux, on doit revoir cette classification. Il y a ceux qui, comme Schadeberg (1980), pensent que la classification de référence doit rester telle quelle. Il y a ceux, au contraire, qui pensent qu’on doit la modifier en tenant compte des nouveaux acquis, notamment des liens génétiques intermédiaires mis en évidence dans des travaux récents. La position de Maho (2003), qui a intégré des nouvelles langues en leur affectant des indices classificatoires, tout en respectant la philosophie générale de la classification initiale, est un bon compromis.
9En partant des vingt-huit langues tests de Guthrie, Henrici (1973) a montré que les langues du Nord-Ouest (premier embranchement du tableau de la page 35, constitué des langues duala, bulu, bobangi respectivement classées en A 24, A 74, C 32 par Guthrie [1967-1971]) émergèrent les premières ; le centre de dispersion se situe donc dans cette région.
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Figure 4. Généalogie des langues bantu d’après Henrici (1973).
10A partir d’une étude lexicostatistique basée sur 137 langues, Heine (1973), confirme la distinction entre l’Ouest et l’Est, mais la façon dont les langues se sont constituées ne s’accorde pas avec les schémas de Guthrie. Les langues de l’Est (plateau oriental) émergent à la suite de l’éclatement d’un groupe de langues de l’Ouest. Les langues du Gabon (groupe tsogo et myènè) et du Cameroun sont perçues ici comme des embranchements indépendants.
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Figure 5. Généalogie des langues bantu d’après Heine (1973).
11Ehret (1999) intègre les langues de l’Afrique de l’Est, du Centre et du Sud dans une unité génétique qu’il appelle bantu de la savane (Savanna Bantu), considérée comme une des premières branches du bantu. Le bantu de la savane comprend deux rameaux, le rameau occidental (zone R, H 20, certaines langues des zones L et K) et le rameau oriental (groupe 1 (D 25, K 40, L20-40) + groupe 2 (sous-groupe 1 (M 40-50-60, N 21. E, F, G, J, M 10-20-30, N 10, P 10-20) + sous-groupe 2 (K 21, N 20-30-40, P 30, S)).
1 Initialement mise en évidence en nyamwezi (langue tanzanienne) par un missionnaire nommé Dahl, cet (...)
12Le travail de Nurse et Philippson (2003) est l’une des classifications historiques des langues bantu les plus récentes et l’une des rares à utiliser les innovations grammaticales comme critères de classification. L’application confirme généralement les groupes de Guthrie, même si certains sont démantelés, d’autres augmentés de nouvelles langues, d’autres encore regroupés dans des taxa plus grands. Par exemple, les groupes A 80 et A 90 forment une unité, le B 10 et le B 30 une autre, le B 40, une partie du H 12 et du H 13 constituent encore une autre unité, etc. Un deuxième niveau existe avec des groupes encore plus grands : on a ainsi une macro-unité constituée par le B 50, B 60, B 70, B 80 (une partie), H 24 (une partie), H 10, H 30, H 42, B 40, B 85 (une partie), etc. Il existe un ou deux derniers niveaux de regroupement encore plus importants. Certaines affinités lexicales et la règle de Dahl1 justifient l’unité Nord-Est (Northeast Savanna), constituée des groupes E 50, E 60-74a, F 21-2, F 33-4, J, NEC, G 60, G 50 ( ?), Rufiji-Ruvuma, M 10-20-30. Parce qu’aucun trait ne le caractérise, le bantu de la savane d’Ehret est démantelé. L’assimilation nasale et le suffixe –i de l’antérieur affirmatif ou du passé proche justifient le bantu occidental (Western Bantu). Il est constitué des zones A, B, C, du H 40, K 40, L 10, L 30, L 40, D 20 (une partie), M 60 (une partie), D 10-30 ( ?) et d’autres langues du H et du K. L’innovation *g>k, moins systématiquement *k>ø, la perte des préfixes dépendants au profit de l’extension du préfixe nominal, l’utilisation des prépositions à la place des locatifs justifient le bantu de la forêt (Forest Bantu). Il comprend les langues des zones A, B, C, une bonne partie des langues du H, du D 10-20-30. Le bantu de la forêt est inclus dans le bantu occidental. La copie du suffixe de l’antérieur et/ou du passé récent, l’expression de la négation par des clitiques (ki, ke, ka), la neutralisation de l’opposition entre préfixes indépendants et dépendants justifient le bantu du Centre-Ouest (Westcentral Bantu). Il est constitué des groupes H 10, H 30-40, L 20-60, R 20-30-40, R 10 ( ?), certaines langues du D 10-20-30, une partie du H. Le bantu du Centre-Ouest serait une extension ou un sous-ensemble du bantu occidental.
13Les langues du Sud-Est (zones S, P, N) ne se rattachent pas clairement aux quatre grands groupes ci-dessus définis, même si certaines innovations du bantu de la savane Nord-Est y sont présentes sporadiquement. Finalement, les auteurs confirment d’une manière générale les aménagements que d’autres linguistes ont suggérés avant eux. Les innovations confirment l’ancienneté du bantu de l’Ouest dont les trois groupes se chevauchent. Les langues des zones A, B, C, notamment, étant communes au bantu occidental et au bantu de la forêt. Plus généralement, ces trois zones auxquelles il faut ajouter la partie occidentale du D, les zones H, L, K, R ont des relations étroites ainsi que le suggèrent des innovations qui traversent les frontières des groupes. Il est probable que les langues de ces groupes proviennent d’un domaine situé au nord-ouest ; elles auraient connu une migration progressive au sud et à l’est. Les langues Bantu du Nord-Est ont émergé indépendamment à l’est de la forêt avant de se diffuser dans toute l’Afrique orientale. Des contacts avec les langues de la branche occidentale mais aussi avec des langues oubanguiennes et soudanaises vont se produire ultérieurement. Les langues des groupes D 10-20-30 présentent justement les caractéristiques de différents groupes. Il reste à suggérer un trajet pour les locuteurs des langues du Sud. Soit on considère que les affinités avec les langues de l’Est sont révélatrices d’une histoire commune, et alors ils ont dû passer par l’est. Soit on sous-estime ces affinités, alors il faut envisager une arrivée directe au sud à partir du foyer d’origine proto-bantu. La première hypothèse paraît la plus plausible.
14Les chercheurs de Tervuren ont proposé plusieurs classifications des langues bantu : Bastin (1979), Bastin (1983, 80 langues), Coupez, Evrard et Vansina (1975, 58 relevés). Bastin, Coupez et Halleux (1979), Bastin, Coupez et Halleux (1983, 176 langues, 214 relevés), Bastin, Coupez et Mann (1999, 542 listes). Ce sont toutes des classifications statistiques – grammaticales ou lexicales. On leur doit également la mise en évidence de la zone J (Meeussen), constituée par les langues de la zone inter-lacustre. Jusqu’à une date récente, la classification la plus achevée était celle de Bastin et al. (1983) ; le nombre de langues traitées est de loin supérieur à celui des autres classifications qui n’atteignaient pas la centaine. Dans tous les cas, il est intéressant de comparer, d’une part des résultats obtenus à partir de la comparaison des traits grammaticaux à ceux obtenus à partir de la comparaison du vocabulaire fondamental, d’autre part les résultats des chercheurs belges à ceux d’autres chercheurs. La classification de Bastin et al. (1983) révèle une première subdivision entre l’Ouest et l’Est, les langues du Centre allant avec celles de l’Ouest. Il y a donc une confirmation de Guthrie, sauf que chez ce dernier le statut de la zone M est ambigu alors que chez les chercheurs belges elle fait partie du bantu de l’Ouest. Ainsi, Guthrie et Bastin et al. s’opposent aux autres classifications statistiques qui rangeaient les langues du Centre dans l’Est. La classification révèle une plus grande diversité du bantu de l’Ouest (8 blocs génétiques) par rapport au bantu de l’Est (4 blocs génétiques).
15Au terme de plusieurs années de travail, le groupe de Tervuren a publié la dernière version de sa classification (Bastin et al. 1999). Un des enseignements fondamentaux est la difficulté de constituer des groupes génétiques fermes, puisqu’en fonction des arbres les regroupements changent. Ainsi, de nombreux groupes sont fluctuants, dans le sens où ils peuvent être rattachés à plusieurs nœuds (Bastin et Piron 1999). Il est vrai, cependant, que certains regroupements sont stables et que la classification permet de dégager, quels que soient les arbres considérés, quatre embranchements primaires du bantu : le mbam-bubi, le bantu du Nord-Ouest (le reste de la zone A, le B 10, le B 30, éventuellement le B 20), le bantu du Centre-Ouest (B 40, B 50, B 60, B 70, B 80, C, H, K, R), le bantu de l’Est et du Sud. La classification confirme l’homogénéité des langues de l’Est ; leur émergence est donc plus tardive que celle du Nord-Ouest. Les langues mbam-bubi paraissent avoir des relations avec le bantu du Nord-Ouest. Le B 20 est particulier parce que une partie de ce groupe (kota-wumvu-sama) tire vers le Centre-Ouest, alors que l’autre partie (ngom-mbahouin-saki) tire nettement vers la zone A. Cette classification confirme le nœud non bantu constitué par les langues tiv, mambile, jarawan, grassfields, dong, encore que le mbam-bubi lui soit parfois rattaché. Comme certains arbres suggèrent des rapprochements du mbam-bubi avec le Nord-Ouest, c’est tout ce groupe qui est tiré vers le nœud bantoïde, unité qui a par ailleurs été étudiée par Piron (1998).
16Finalement, cette classification (cf. carte 2) confirme, dans ses grandes lignes, ce que Bastin et al. (1983) avaient mis en évidence, notamment l’émergence précoce des langues A, la relation B 10 et B 30, celle entre le reste du B, le C, le H. C’est l’ancien bloc 7 auquel on ajoute dorénavant le K et le R qui constituaient le bloc 8 avec les groupes, L, M, D qui rejoignent pour leur part le bantu de l’Est et du Sud. Les langues B 20 et B 50 qui n’étaient pas incluses dans la précédente classification sont désormais prises en compte. On a donc une meilleure connaissance de l’articulation interne du non bantu, deuxième nœud du bantoïde, à côté du bantu ; le bantu au sens étroit est donc confirmé.
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Carte 2. Les grandes divisions du bantu (Bastin et Piron 1999).
17Finalement, un accord général apparaît sur la divergence ancienne des zones A, B, C et sur la distinction entre un bantu de l’Ouest et un bantu de l’Est. Il reste que Guthrie voyait une nette opposition entre l’Est et l’Ouest et, dans chacune de ces unités, une sous-région (Nord-Ouest, Centre-Ouest, Sud-Ouest, etc.), alors que certains auteurs considèrent le Nord et l’Ouest comme des régions distinctes. Pour Heine les langues du Centre vont avec le bantu de l’Est. Au niveau des embranchements, l’organisation n’étant pas identique par ailleurs, puisque d’après Heine les langues de l’Est proviennent d’un nœud issu de celles de l’Ouest.
18La dernière classification de Tervuren (Bastin et al. 1999), confirmée globalement par Nurse et Philippson (2003), fait une différence parmi les langues de zone B : le B 10, le B 30, voire le B 20, rejoignent la grande majorité des langues de zone A pour constituer le Nord-Ouest, alors que le reste du B, le C, le H, le K, le L, le M et le R constituent le Centre-Ouest. Toutes les autres zones constituent le Sud-Est dont la plus grande homogénéité est admise. Les auteurs reconnaissent, cependant, que certaines langues des zones K et R vont plutôt avec la branche orientale.
19Enfin, la distinction d’un bantu de la savane, au sens où le concevait Ehret, ne paraît plus pertinente.
1.2. Classification externe
20Nous allons maintenant considérer les classifications externes, celles qui établissent des liens entre le bantu et les autres langues du niger-congo. Greenberg (1963) classe les langues africaines dans quatre familles : le congo-kordofanien, le nilosaharien, l’afro-asiatique, le khoisan. Le bénoué-congo, rameau du niger-congo, comprend le bantoïde et trois autres nœuds représentant des langues parlées dans la vallée de la Bénoué (frontière nigéro-camerounaise). Le bantu fait partie du nœud bantoïde avec les langues des Grassfields et certaines langues du sud-est du Nigeria.
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Figure 6. Le bantu dans le Bénoué-Congo d’après Greenberg (1963).
21Williamson (1971) a redéfini le « bantoïde » en concevant deux regroupements : « non bantu » et « bantu étendu (wide Bantu) ». Le « bantu étroit » (narrow Bantu) de Guthrie fait partie du « bantu étendu » à côté notamment des langues des Grassfields et du mamfe.
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Figure 7. Structure interne du bantoïde d’après Williamson (1971).
22La classification de Bennett et Sterk (1977) met en évidence des relations qui existeraient, d’une part entre les langues bantu du Nord-Ouest, Nord-Centre (A, B, C, D) et les langues jarawan du Nigeria, d’autre part entre le tiv, autre langue du Nigeria, et les langues bantu du Sud-Ouest, Nord-Est, Centre, Est et Sud-Est. L’existence du proto-bantu X comme nœud supérieur où se rejoignent les langues de l’Ouest (PB-A) et les langues de l’Est (PB-B) n’est donc pas confirmée.
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Figure 8. Structure interne du bantoïde d’après Bennet/Sterk (1977).
23Bendor Samuel et al. (1989a, 1989b) confirment le niger-congo-kordofan. Les six membres fondamentaux de Greenberg sont maintenus, mais ils n’apparaissent plus au même rang taxinomique.
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Figure 9. Structure interne du Niger-Congo (Bendor et al. 1989).
24Blench (1989), Williamson et Blench (2000) ont intégré les innovations les plus significatives dans le bénoué-congo. Ils reprennent les modifications de Bennett et Sterk (1977) qui avaient montré que la branche orientale du groupe kwa faisait en réalité partie du bénoué-congo, dans lequel elle constitue dorénavant la branche occidentale, les langues qui constituaient le bénoué-congo de Greenberg formant désormais la branche orientale. De même, le jukonoïde est en réalité un embranchement du plateau, alors que Greenberg le considérait comme un embranchement distinct.
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Figure 10. Le nouveau bénoué-congo d’après Blench (2000 : 31).
2. Du proto-bantu aux Proto-Bantu
2.1. Le nucleus bantu
25La détermination du nucleus n’est possible qu’à partir de la comparaison des langues, de la démonstration de la parenté et de la classification. Comme les chercheurs n’utilisent pas toujours les mêmes méthodes, il y a des différences sur les hypothèses que l’on reconstruit. En fait, les différences dans les résultats sont souvent dues à des erreurs dans l’application des principes. Par exemple, si on assigne à des cognats des sens erronés, la détermination du nucleus que ces sens suggèrent sera fausse (c’est l’exemple du saumon en indo-européen).
26Finalement, la valeur d’une hypothèse a davantage de poids si elle est confirmée par des approches différentes. D’autant plus que, à partir des mêmes données linguistiques, de la même méthode, différents auteurs peuvent aboutir à des résultats contradictoires. On perçoit bien la nécessité d’avoir des descriptions linguistiques fiables puisqu’elles constituent, en amont, le travail le plus important. L’analyse synchronique nourrissant la diachronie qui, elle, sert de base aux reconstructions historiques, il n’y a pas lieu de les opposer ou de les hiérarchiser. Trop d’hypothèses historiques sont insuffisantes parce que les analyses diachroniques sur lesquelles elles reposent sont elles-mêmes problématiques.
27Greenberg (1955) identifia la vallée de la moyenne Bénoué, à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria, comme centre de dispersion des langues bantu, car c’est dans cette région que sont localisées toutes les autres langues du rameau bénouécongo. Nous avons vu que des travaux ultérieurs ont confirmé la parenté du bantu avec des langues du sud-est du Nigeria (voir passage consacré à la classification externe du bantu, p. 40-42).
28Greenberg a également mis en évidence l’importance des différences entre les langues bantu du Nord-Ouest. Comme c’est parmi celles-ci que le degré de diversité est le plus élevé, elles constituent le nœud de divergence le plus ancien ; c’est donc dans la région où elles sont parlées qu’il faut identifier le nucleus bantu. Toutes les classifications lexicostatistiques ultérieures ont confirmé la plus grande diversité des langues bantu dans le Nord-Ouest et donc l’identification du nucleus dans cette zone.
29C’est dans la région centrale de la zone bantu, « […] between the upper Lualaba in the east and upper Kouilou in the west […] », que Guthrie (1971 : 10) a localisé le nucleus bantu. Son raisonnement était le suivant : dans cette zone on trouve le pourcentage le plus élevé de racines PB-X (niveau de reconstruction le plus ancien), plus on s’éloigne de cette zone, plus le pourcentage de racines communes décroît. Guthrie soutient donc implicitement que la zone la plus conservatrice du domaine est le nucleus de la proto-langue. Le proto-bantu serait issu d’un ancêtre pré-bantu dont la cuvette tchadienne fut le berceau. De là, les langues pré-bantu atteignirent la région du lac Mwero. L’expansion des langues s’accompagna d’une migration démique à travers les voies fluviales. Plus tard, un premier groupe se dirigea vers l’ouest et engendra les proto-bantu A et B. Un deuxième groupe descendit la vallée de la Bénoué et engendra les langues bantoïdes. Guthrie ne croit pas à la parenté des langues bantu avec les autres langues bénoué-congo. Les ressemblances qu’on retrouve entre ces langues s’expliquent, soutient-il, par des emprunts. Ainsi, lorsque Greenberg proposa son hypothèse, on la rejeta puisqu’elle s’appuyait sur une méthode alors contestée. Si l’hypothèse de Guthrie fut considérée comme la plus vraisemblable au début des années soixante, ce n’est plus le cas aujourd’hui ; la plupart des bantuistes considèrent maintenant la région de la vallée de la moyenne Bénoué comme le centre de dispersion des langues bantu. Si on considère que l’expansion des langues s’est accompagnée de celle de ses locuteurs, les Proto-Bantu seraient donc partis du nord-ouest de leur territoire actuel pour essaimer au sud de la forêt équatoriale. Le scénario de Guthrie sur le berceau originel des Bantu et sur leurs migrations est finalement compatible avec une deuxième expansion vers le sud et l’est. En fait, Guthrie avait mal évalué le poids étymologique des racines attestées dans la région Nord-Ouest. Lorsqu’une racine était attestée dans tout le domaine sauf dans cette région, il lui accordait un statut PB-X ; au contraire, lorsqu’une racine était davantage représentée au Nord-Ouest, il lui accordait un statut local. Un tel raisonnement sous-estimait l’importance du Nord-Ouest, considéré aujourd’hui comme un embranchement primaire. En fait Guthrie tenait implicitement un raisonnement contraire à celui du principe du centre de gravité : c’est l’endroit où les différences étaient les moins marquées qu’il considérait comme le nucleus du proto-bantu.
30Rien de bien précis ne peut être déduit des quelques termes proto-bantu du milieu naturel, aucun nom d’animal n’a une distribution particulière qui permettrait de localiser de manière précise une zone. Le pays proto-bantu est un pays de forte pluviosité et pouvant abriter des grands mammifères. Par ce fait-là même, certaines régions sont naturellement exclues pour le « homeland ». Il reste que la distribution des mammifères est relativement homogène, sinon au niveau spécifique au moins au niveau générique, d’une région à l’autre de l’Afrique sub-sahélienne. Les espèces qui ont une distribution restreinte et peuvent avoir un rôle démarcatif ne sont pas nombreuses. La situation paraît différente pour les poissons, puisque ici les espèces panafricaines sont rares. Les ichtyologistes citent souvent Hepsetus odoë (« brochet » en français local) et Malapterurus electricus (« poisson courant » ou « silure électrique » en français local). Il y a donc un travail à faire pour exploiter ces données d’un point de vue historique.
2.2. Hypothèses pour la proto-culture
31Du vocabulaire de l’économie, de celui des techniques et, à un degré moindre, de celui des croyances, Guthrie a fait un certain nombre d’inférences sur lesquelles il y a un accord quasi général. Dans les autres domaines du savoir et des savoir-faire par contre, très peu de choses peuvent être déduites. La reconstruction des racines constitue seulement des preuves indirectes de l’existence d’une société et d’une culture. On reste donc dans le domaine des conjectures.
2 Les botanistes sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un type de banane plantin (AAB dans leur jar (...)
32Le proto-lexique suggère la connaissance d’une forme d’agriculture, puisque des racines désignant des plantes cultivées sont reconstruites : « palmier à huile », « courge », « igname », « banane »2. Il y a aussi des racines pour « plantation » et « cultiver ». Au contraire, l’inexistence de reconstructions pour les céréales en PB-X sous-entend la méconnaissance de ces réalités. La pêche est également suggérée avec la reconstruction des racines pour : « pêcher à la ligne », « pêcher au filet ou à la nasse », « hameçon ». La collecte des produits de la forêt (champignons, etc.) et l’élevage de quelques animaux domestiques et du petit bétail remontent également au proto-bantu. Au contraire, les racines qui suggèrent la pratique de la chasse ne sont pas spécifiques à ce domaine. D’après Guthrie, la connaissance du travail du fer pourrait remonter au proto-bantu, comme l’évoque l’existence de la racine pour « forger » et d’autres termes relatifs à l’activité du forgeron ou désignant certains outils généralement en fer. La racine pour « chef » laisse entrevoir une société hiérarchisée, mais on ne peut pas, à partir de cette seule donnée, restituer l’organisation de la société, d’autant que le terme « tribu » ne renvoie pas à un concept précis. Néanmoins, le terme pour « clan », souvent homonyme du terme pour « village », et le terme pour « parcelle du chef » laissent entrevoir une forme de chefferie, probablement organisée en fonction du sol et des réseaux de relations claniques, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Des racines suggèrent la connaissance de la pharmacopée et la pratique de la sorcellerie.
33La plupart des reconstructions de Guthrie permettant de faire des inférences sur la culture restituée par le proto-bantu sont confirmées par des études actuelles, certaines se retrouvaient déjà chez Meinhof. On est donc en présence d’un matériau dont la validité est solide. Des aspects des grandes lignes de la reconstruction historique qu’il en a tirée rencontrent également l’adhésion des bantuistes. Sur quelques points, et non des moindres, il semblerait que ses inférences soient plus que discutables. Elles concernent la connaissance de la banane et celle du fer. De nombreux bantuistes estiment que les Proto-Bantu ne maîtrisaient pas le travail du fer, les termes relatifs à cette activité avaient un autre sens. Nsuka Nkutsi et de Maret (1980) ont montré que les sens attribués par Guthrie aux racines du champ lexical du fer étaient problématiques. Par exemple, dans de nombreuses langues, *–gὲdà a le sens de « objet pointu en fer » et *–tùd– signifie « battre, lessiver », alors que Guthrie avait reconstruit respectivement « fer » et « forger ». Il y a donc eu probablement des glissements de sens pour décrire le travail du fer. On doit aussi nuancer les extrapolations faites à partir de l’existence d’une racine pour « banane », même si elle dépasse les limites régionales ; rien n’interdit de penser qu’à l’origine le terme renvoyait à une autre plante. D’autant que les botanistes ont du mal à expliquer comment, il y a plus de 3 000 ans, cette plante aurait pu atteindre l’Afrique ; en sachant qu’il faut nécessairement l’intervention de l’homme pour mettre les boutures en terre. L’existence de racines régionales assez variées laisse en tout cas supposer que cette plante a été acquise pendant les migrations, à une époque ancienne.
34De même est-il difficile d’imaginer que la chasse n’était pas connue, si l’on tient compte de l’environnement suggéré par la proto-langue et des racines pour « sagaie » et « flèche », même si ces armes peuvent avoir une autre fonction.
35En fait, le travail de reconstruction du lexique spécialisé a été fait partiellement. Si pour les reconstructions formelles les problèmes sont moindres, les reconstructions sémantiques au contraire sont généralement succinctes. On est encore loin de la précision que certains concepts culturels ont atteinte en indo-européen : les racines ethnobiologiques renvoient ici à des concepts flous ; le système des relations parentales, le type de filiation ne sont pas encore restitués. Il faudrait donc préciser le sens des reconstructions qui existent et poursuivre l’exploration des lexiques spécialisés.
3 Jacky Maniacky, Les noms des plantes cultivées en bantu, à paraître.
36Bastin avait fait une des rares études de sémantique dans le domaine bantu (1985). Les travaux de Hombert (1988) et de Bancel (1986-1987) sur les noms des mammifères, respectivement en zone B et A, mais également ceux de Maniacky (1996) sur les primates, ont permis de mieux définir la position de certains référents dans les taxinomies et de préciser leur sens. Un important travail sur le lexique de la poterie en bantu vient d’être achevé par Bostoen (2004) ; tandis que Maniacky3 commence à explorer les dénominations des plantes cultivées de manière plus précise. Il faut enfin signaler le travail de Bulkens (1999) qui explore systématiquement le lexique de la navigation, précisément les dénominations de la pirogue.
2.3. Expansion
37Le développement de deux branches occidentale et orientale distinctes est la conséquence de migrations différentes à partir du centre de dispersion. Du sud du Cameroun, un groupe pénétra la forêt équatoriale en utilisant les voies fluviales, principalement le bassin du Congo (Bennet et Sterk 1977, Bastin et al. 1979). Les côtes occidentales de la façade atlantique ont été probablement empruntées. Les langues de l’Ouest sont issues de l’éclatement progressif de ce groupe. Les langues de l’Est ont émergé du groupe qui a contourné la forêt par le nord.
38La répartition des dialectes sur des territoires continus, d’une part, le chevauchement des isoglosses et des frontières génétiques, d’autre part, suggèrent des contacts entre les groupes ethnolinguistiques qui ont émergé à la suite des scissions successives.
39Le faible degré de ressemblance, qu’on observe entre les langues bantu les moins proches, laisse supposer une expansion très ancienne. On y relève seulement dans ces cas 20 % de cognats communs qu’expliquent au moins 4 000 ans de séparation, selon la table de Swadesh. Si on compare les langues du Nord-Ouest avec les langues du Sud on peut même atteindre des pourcentages de ressemblances très faibles. Ce qui suggère une ancienneté d’environ 5 000 ans pour la période protobantu. Parmi les langues de la branche orientale, les pourcentages de cognats communs sont plus élevés (30 à 40 %) ; une expansion ultérieure, commencée il y a 3 000 ans, rend compte de cette proximité linguistique.
40Les bantuistes s’accordent généralement sur ces ordres de grandeur. Mais Greenberg, insistant sur l’homogénéité du groupe, considère que les migrations bantu ont commencé il y a seulement 2 000 ans. A contrario, à partir des classifications lexicostatistiques déjà vues, les seules qui soient vraiment exploitables pour l’établissement d’une chronologie, on arrive invariablement à la même date : les locuteurs qui parlaient la langue que reflète le proto-bantu ont vécu il y a au moins 5 000 ans. L’ordre de grandeur proposé par Greenberg est davantage compatible avec une seconde dispersion, celle des langues de l’Est.
41Les techniques de production alimentaire ont un impact sur la mobilité des populations. Des racines suggérant l’agriculture ont été reconstruites en protobantu ; or, on sait que cette activité favorise les déplacements de populations. Deux raisons expliquent la mobilité dans le cadre de l’activité agricole : la recherche de nouvelles terres à cultiver et, surtout, l’accroissement de la population. En Europe, par exemple, la densité était de un habitant pour dix kilomètres carrés, pendant la période de la chasse-cueillette. Rien qu’avec l’agriculture primitive, on est passé à cinq personnes par kilomètre carré, soit un accroissement de 5 000 % (Renfrew, 1990).
42Ce sont donc d’autres disciplines qui fournissent un modèle pour comprendre quelles sont les conséquences de l’agriculture du point de vue démographique.
43La culture de céréales et de la banane ainsi que la connaissance de la métallurgie du fer ont dû accélérer ces déplacements.
Eclatement du bantu de l’Ouest
44Bastin et al. (1979) voient un mouvement vers le sud, à la suite d’une infiltration par la forêt ; c’est ainsi qu’émergèrent les langues de la branche occidentale.
45A partir des classifications de Bennett et Sterk (1977) et de Bastin et al. (1983), Vansina (1984) a proposé un schéma général de la constitution des langues bantu de l’Ouest. Le modèle de la divergence est retenu comme processus essentiel de la glottogenèse. Les principes du centre de gravité et des moindres mouvements expliquent le lieu d’émergence des langues.
46Il y eut d’abord la constitution des langues bantoïdes. A l’intérieur du « narrow Bantu », les premières scissions commencèrent dans la partie montagneuse du nucleus, avec l’émergence du yambasa (A 62) et du nen (A 44).
47Un autre groupe émergea du tronc principal et ses membres prendront ensuite des directions différentes : en occupant la façade atlantique (les ancêtres des Duala, Kako, etc.), en se dirigeant vers le cours inférieur du Mbam (les ancêtres des Bafia), en traversant la Sanaga pour gagner les forêts des hauts plateaux du Cameroun (les ancêtres des Fang, Ewondo, Eton et Bulu, etc.), en traversant la Kadei (les ancêtres des Maka, Njem, Ngoumba). Parallèlement l’île Bioko est occupée par les ancêtres des Bubi.
48Le bloc principal poursuivit son expansion vers le sud, en direction du Gabon. Au centre de ce pays, autour des savanes de la Lopé, émergea le groupe « Ogooué-Estuaire » dont seront issus les ancêtres des Myènè et des Tsogo.
49L’expansion se poursuivit et, à partir du cours supérieur de l’Ogooué, un groupe (les ancêtres des locuteurs bantu du nord de la RDC) atteignit le cours supérieur puis la partie orientale de la courbe du fleuve Congo.
50Bien plus tard, toujours à partir du cours supérieur de l’Ogooué, un groupe émergea dont certains membres parvinrent au cours inférieur du Congo et revinrent en sens inverse au sud du Gabon (les ancêtres des Shira-Punu). D’autres s’établirent le long des côtes et des galeries de forêts au sud de la RDC et en Angola autour du moyen Kwango, entre le bas Kouilou et le Kasaï. D’autres encore se dirigèrent vers le cours moyen de l’Alima, confrontés au marécage Oubangui/Congo, ils se dirigèrent vers l’est, plus à l’intérieur des terres de la RDC et s’établirent autour des fleuves Lulonga, Tshuapa et du lac Mayi Ndombe. Ils envahirent ensuite toute la boucle du Congo au nord de la Lokenye et à l’ouest des fleuves Lomami et Lualaba. Un troisième groupe, les ancêtres des Téké, se scinda en peuple de savane et peuple de forêt, à partir du cours supérieur de l’Ogooué. D’autres membres enfin, parvinrent au cours inférieur du Kasaï et du confluent Kasaï/Lokenye, à partir du Pool ou de l’Alima, vers le sud de l’ex-Zaïre.
51Finalement, les Bantu de l’Ouest, qui étaient restés au niveau du cours supérieur de l’Ogooué, se dirigèrent vers le sud pour s’établir aux environs du moyen Kwango. Ils parvinrent ensuite au nord de la Namibie, au Zambèze, au Luangwa, au nord du lac Tanganyika, au Maniema. L’expansion de ces Bantu de l’Ouest fut stoppée par la poussée des locuteurs bantu de l’Est.
Eclatement du bantu de l’Est
4 En fonction des travaux de l’auteur, la divergence initiale aboutit à 8 ou à 11 branches.
52Heine (1973) considère que le bantu oriental (Osthochland) provient d’une branche occidentale. Il y aurait eu une première divergence de PB-X puis la constitution de 11 branches4, dont dix sont situées dans l’espace septentrional compris entre le sud du Cameroun et Kisangani en RDC (Zone A, quelques langues de zones B, C, D). Le nord-est du Gabon, le nord du Congo-Brazzaville, une partie du nord de la RDC font partie de ce front. La onzième branche (Congo Zweig) se situe non loin des 10 autres langues, avec une inclinaison vers le sud. L’application du principe des moindres mouvements place le nucleus du Congo Zweig au confluent Congo/ Oubangui, puisque 5 des branches qui en sont issues y sont localisées. On a eu un premier mouvement en direction du nord-ouest et du nord central, dans la forêt.
53Il y eut ensuite une deuxième divergence : le « Congo Zweig » se divise en 9 branches dont huit se situent entre Lualaba et l’Atlantique. Ces branches comprennent les langues de zones C et quelques langues de zones B, H, K, L. La huitième, Osthochland, occupera ultérieurement, au sud de la forêt, toute la partie orientale et méridionale de l’aire bantu. L’éclatement du « Congo Zweig » conduit à l’occupation des zones forestières et des savanes voisines au sud de la courbe du moyen et du bas Congo. L’application du principe des moindres mouvements permet de situer le nucleus du Osthochland à l’est du nucleus du « Congo Zweig », le long de Lualaba, au point de jonction entre les langues occidentales de « Osthochland » et les autres membres du « Congo Zweig ».
54La reconstruction historique de Heine exclut le contournement de la forêt comme voie migratoire et élément catalyseur de l’émergence des langues de l’Est ; elle admet, par contre, le rôle déterminant des cours d’eau, notamment les fleuves Congo et Lualaba.
55Le deuxième travail qui donne un schéma de l’histoire de l’émergence des langues de l’Est est celui de Ehret (1973). A partir de l’étude des emprunts, il soutient que les locuteurs du Proto-Eastern se sont établis au nord du lac Tanganyika aux environs de 600-400 avant J.-C. C’est l’existence de mots empruntés aux langues soudanaises centrales qui permet d’aboutir à cette conclusion et de suggérer quatre groupes issus de la première divergence : Lega-Guha, Lacustre, Pela, Pembele. Au deuxième millénaire avant J.-C., des migrations vont conduire les locuteurs vers l’est et le sud où d’autres divergences eurent lieu. Les migrations des locuteurs des langues du Nord, commencées à la fin du dernier millénaire avant J.-C. et finies aux premiers siècles après J-C., ont permis d’occuper l’Afrique orientale jusqu’à la zone côtière, alors que le groupe du Sud s’est répandu, par l’ouest du lac Tanganyika, en direction du sud pour occuper le Malawi, la Zambie, le Zimbabwe, le Mozambique et l’Afrique du Sud aux environs de 400 après J.-C.
56Si l’on excepte le premier groupe constitué de langues parlées en RDC, le groupe lacustre de Ehret correspond au groupe du même nom chez Nurse, alors que le pela et pembele correspondent à l’ensemble des groupes « Tanzania coastal », « Chaga-Taita », « Central Kenya », « Southern Tanzania » de Nurse. Ultérieurement, Ehret a examiné les emprunts du bantu au couchitique (1974) et confirmé l’influence de cette famille sur les langues bantu après l’éclatement des quatre premiers groupes. Du fait du caractère conservateur du « West Tanzania » et du « Central Kenya » – on y trouve des traits présents dans les langues de la forêt – Nurse voit une entrée initiale à l’ouest des lacs Tanganyika et Victoria. Les différences et les particularités des « macro-groupes » suggèrent des émergences distinctes à l’ouest du lac Victoria et des expansions ultérieures vers le sud. On a ici un schéma différent de celui proposé par l’archéologue Phillipson (1977) qui voit un mouvement vers la région des lacs et deux courants subséquents au nord et au sud. La structure interne du groupe « lacustre », avec ses nombreux sous-groupes, reflète un premier mouvement vers l’ouest du lac Victoria (Nurse 1979, in Ehret and Posnansky : 222)
57Bastin et al. (1983) pensent que l’expansion du bantu de l’Est s’est faite en deux étapes : d’abord un contournement de la forêt équatoriale par le nord, puis une inflexion vers le sud dans les savanes de la zone inter-lacustre. Une dispersion ultérieure s’est produite dans cette zone qui a conduit des groupes vers le sud, le sud-ouest, l’est. Ehret (1979) conteste cette hypothèse, car la forêt, environnement familier aux Proto-Bantu, ne saurait constituer un obstacle écologique, comme cela est sous-entendu dans l’hypothèse de Bastin et al. L’expansion vers l’est à travers la forêt est donc plus probable, d’autant que son contournement, avec une inflexion vers le sud, implique la traversée du bloc oubanguien, une épreuve au moins aussi ardue que la pénétration de la forêt.
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Carte 3. Migrations bantu (Heine 1984 : 34).
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Carte 4. Migrations bantu (Bennett and Sterk 1977, Bastin et al. 1979).
58Vansina (1995) a proposé une reconstruction globale des migrations bantu à partir de la nouvelle classification de Tervuren. Après la séparation avec les langues Mbam-Nkam (bantoïde) aux confins de l’ouest du Cameroun, l’aire du bantu s’étend vers l’est en direction des Grands Lacs et, suite à un mouvement secondaire, vers le bas Ogooué. Cette première extension voit également l’émergence des populations côtières notamment les Bubi et les Séki. A l’intérieur des limites de cette aire, des différenciations linguistiques vont apparaître notamment entre les langues situées aux extrémités du domaine. L’environnement a joué un rôle important dans l’émergence d’entités linguistiques différenciées, puisque entre le Cameroun et le nord-est de la RDC la grande zone marécageuse et la forêt ont rendu la communication difficile. De nombreuses différenciations vont apparaître dans l’aire et favoriser notamment l’émergence du proto-Ouest-bantu et du proto-Est-bantu. Parallèlement, continue de se former un groupe du Nord-Ouest, qui se démarque de plus en plus de celui de l’Ouest. A l’intérieur de cette aire du Nord-Ouest désormais bien constituée, et sous l’influence des langues bantoïdes, des différenciations vont aboutir à l’apparition de nouvelles langues.
59Après cette phase, qui a vu l’émergence de plusieurs aires linguistiques secondaires à l’intérieur de l’aire bantu originelle, deux d’entre elles vont connaître à leur tour des développements. Il s’agit du proto-Ouest et du proto-Est. Le proto-Ouest, auquel le Nord-Ouest est toujours lié, s’étend vers le sud, en direction du nord du Congo. De nouvelles différenciations auront d’abord lieu entre la Sangha et l’Oubangui ; apparaissent alors des langues comme le babole, l’aka, le ngondi, le pande, etc. Mais l’émergence du babole et de l’aka pourrait s’être effectuée avant la scission entre le proto-Ouest et le proto-Est. D’autres différenciations, apparues à la périphérie de l’aire Ouest, aboutiront à la langue dont sont issues toutes celles parlées au sud-ouest de la RDC, en Angola et en Zambie.
60Dans le même temps, l’expansion du proto-Est, à partir de la forêt équatoriale et en direction de l’Afrique orientale et australe, commençait. Les langues du Sud sont issues d’un groupe qui a émergé au niveau du moyen Zambèze. Puis se constitua le proto-makua et, à la périphérie, à l’autre extrémité orientale, le groupe kilimanjaro constitué du chaga et du thagicu. L’aire focale du domaine se désintégra à son tour avec l’émergence de trois nouvelles aires secondaires, l’aire de l’Afrique centrale orientale avec les langues du Shaba et de la Zambie, l’aire des Grands Lacs et celle de l’Est de l’Afrique.
61Finalement, cette reconstruction diffère de la première, puisque ici on a un espace où les contacts se poursuivent entre des groupes bien caractérisés par ailleurs.
3. Les disciplines connexes
3.1. Archéologie
62On a vu que les langues bantu se sont propagées du sud-ouest du Cameroun au sud de la forêt équatoriale. La glottochronologie fixe aux environs de 3000 ans avant J.-C. le début de cette expansion. La paléontologie linguistique a permis d’inférer la culture néolithique des locuteurs de ces langues. Il s’agit maintenant de voir si des témoins archéologiques prouvent qu’une culture néolithique s’est propagée dans le même sens et à la même époque.
Le bantu de l’Est
63Entre 300 avant J.-C. et 600 après J.-C., on assiste à un changement dans le matériau archéologique de la plus grande partie de l’Afrique orientale et méridionale (RDC, Malawi, Zambie, Zimbabwe, Afrique du Sud). Les premières traces témoignant de la connaissance de la métallurgie du fer, de la céramique et de l’agriculture sont mises en évidence grâce à l’étude de centaines de gisements. On est donc en présence des vestiges d’une population sédentarisée : les fouilles ont révélé l’existence de villages semi-permanents, de houes en fer, de meules, de plantes cultivées (courges, haricots, doliques en Zambie et au Zimbabwe). On a donné à ce complexe le nom de « âge du fer ancien ». Une rupture est donc introduite avec les périodes antérieures dans cette région : on assiste à l’introduction des techniques de production alimentaire, d’élevage, de fabrication de poterie. Ceci est surtout vrai pour le sud de la région considérée. Au Nord, principalement dans la vallée du Rift, dans la zone montagneuse au sud du Kenya et nord de la Tanzanie, le pastoralisme et probablement l’agriculture étaient déjà pratiqués par des villageois 1000 ans, voire 2000 ans avant J.-C. Soper (1971) a procédé à une étude stylistique détaillée de la poterie. A partir de ses conclusions et de différentes chronologies, Phillipson a distingué deux courants : le courant oriental (Malawi, une partie de la Zambie orientale, l’essentiel du Zimbabwe, le Transvaal, le Swaziland) et le courant occidental (Zambie centrale et régions adjacentes de la RDC [Shaba] et de l’Angola). Les potiers d’Urewe de la région inter-lacustre semblent être les plus anciens représentants de la culture du fer ancien, le style de leur poterie étant le plus représentatif. Etablis sur la bordure ouest et sud-ouest du lac Victoria, dès 1000 avant J.-C., ils avanceront jusqu’au sud du Kenya. Certes, les témoins archéologiques ne sont formels que pour l’agriculture et la poterie, mais il y a de fortes chances, d’après Phillipson, pour que ces anciens potiers aient été également des métallurgistes. Au iie siècle de notre ère, soit un peu plus d’un millénaire après l’installation des potiers d’Urewe dans la région inter-lacustre, le courant oriental se propage dans la région côtière du Kenya, en Tanzanie et en Somalie. Deux siècles plus tard (ive siècle de notre ère), le courant atteint la partie méridionale (Transvaal, Swaziland, Malawi, Zambie orientale, Zimbabwe). Les datations récentes révélées par les gisements du Zimbabwe, relativement à ceux de la Zambie, suggèrent une rapide propagation du nord au sud. Les travaux sur le courant occidental sont moins nombreux, même si les traces de bovins sont plus anciennes et suggèrent une propagation ultérieure vers le courant oriental. Par contre, les traces du petit bétail (moutons) sont plus anciennes et attestées dans les deux courants, comme le suggèrent des peintures rupestres. A la suite de contacts, au iie siècle après J.-C. le courant occidental transmettra l’élevage des bovins au courant oriental.
64La question de l’origine du fer ancien n’est pas simple. Certains chercheurs suggèrent une invention autonome au centre de l’Afrique, d’autres, une introduction à partir d’un centre de diffusion extérieur. Comme les pasteurs de l’âge de la pierre de l’Afrique orientale ne connaissaient pas la métallurgie, il faut chercher ailleurs l’origine de cette tradition ancienne du fer. Pour plusieurs raisons, Phillipson propose le Soudan central comme foyer de diffusion. On sait qu’il y a 2 000 ans une tradition d’agriculture existait dans la vaste région comprise entre le sud du Sahara et le nord de la forêt. Les premiers centres métallurgiques d’Afrique subsaharienne sont attestés dans des régions faisant partie de cet ensemble. Il s’agit des plateaux de Nok au Nigeria et de Méroé dans le Haut Nil. Or, on a mis en évidence des ressemblances entre certaines poteries d’Afrique de l’Ouest, surtout celle du Soudan, avec la tradition d’Urewe de la région inter-lacustre. On sait aussi que les espèces cultivées à l’époque des « potiers » d’Urewe et par tous les agriculteurs du complexe de l’âge du fer ancien ont été domestiquées dans cet ensemble, que les gros et petit bétails en proviennent. On sait encore que près du lac Tchad une tradition semblable à celle d’Urewe est attestée. Comme, d’une part, les dates les plus anciennes sont établies pour Urewe, dont les différenciations stylistiques sont, par ailleurs, celles d’une tradition primordiale et que, d’autre part, Urewe est le gisement le plus proche de cet ensemble, c’est là qu’il faut localiser la région d’où sont issus les métallurgistes à l’origine de l’âge du fer ancien.
65Pour se propager en Afrique orientale et méridionale à partir de la région soudanaise centrale, l’hypothèse la plus vraisemblable est le contournement de la forêt par l’est qui implique nécessairement un contact avec les peuples et les cultures du Soudan central.
66On a donné le nom d’âge du fer récent à un ensemble d’industries assez hétérogènes mises à jour au nord-ouest de la Zambie et du territoire angolais adjacent, dès 1000 avant J.-C. Il a été constaté une apparition simultanée de cette tradition sur un vaste territoire qui inclut également le Zimbabwe, le Transvaal et le Malawi. La tradition céramique montre une certaine continuité avec l’âge du fer ancien.
Le bantu de l’Ouest
5 Shum Laka dans les Grassfields atteste un néolithique bien plus ancien.
67Dans le domaine nord-ouest du territoire bantu on a mis à jour des sites néolithiques. Ceux-ci se sont propagés dès 3500 avant J.-C. à la vitesse de 1,2 km par an, du sud du Cameroun en RDC occidental. Des villages permanents, des fosses dépotoirs, des vestiges de poterie, des meules, des restes de plantes cultivées, etc. ont été exhumés dans ces différents pays. Le site le plus ancien a été découvert à Obobogo5 au sud du Cameroun (1500 avant J.-C.). Au Congo-Brazzaville, en RDC on a mis en évidence des sites du néolithique qui présentent des analogies avec celui d’Obobogo, mais qui lui sont postérieurs. Les porteurs de cette civilisation envahissent un espace où vivent, apparemment depuis une date ancienne, des chasseurs-cueilleurs. Ces derniers, bien que moins nombreux, conserveront leur mode de vie ainsi que l'atteste la contemporanéité de certains sites paléolithiques et néolithiques.
68Dans la même région, au Cameroun et au Gabon, on assiste dès 450 avant J.-C. à l’émergence de la culture du fer. Vers 200 avant J.-C., celle-ci s’étend au Congo voisin, principalement à Pointe-Noire. Pour autant, les cultures précédentes ne disparaissent pas.
69Le bantu de l’Ouest a dû acquérir le fer au cours des migrations, après l’éclatement du tronc principal. Alors que cette technologie a dû être acquise par l’ensemble du Bantu de l’Est avant que celui-ci n’éclate dans la région des Grands Lacs.
70Il reste que, dans de nombreux pays, les traces de l’agriculture sont plus anciennes que l’arrivée des Bantu, si on retient comme repères les dates fournies par la glottochronologie. Il faut donc soit admettre que des agriculteurs ont occupé certains endroits du sous-continent avant l’arrivée des Bantu, soit reconsidérer les dates que l’on accepte habituellement pour l’expansion de ces derniers.
71Il faut aussi préciser les conditions dans lesquelles les premiers Homo sapiens se sont installés en Afrique sub-saharienne. La découverte d’espèces au moins aussi anciennes que les australopithèques, dans des régions de l’Afrique centrale éloignées de l’Afrique de l’Est, a relancé le débat sur l’histoire de l’humanité. Sans remonter très loin dans le temps aux époques de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis) et d’Abel (Australopithecus bahrelghazi), on doit se poser la question de savoir comment la transition entre paléolithique ancien et paléolithique récent s’est faite dans l’aire bantu. Certes, on a trouvé des restes d’Homo sapiens de ces périodes anciennes dans très peu de pays, mais cela ne veut pas dire que la diffusion de l’espèce est récente dans la partie subsaharienne ; les recherches sont peut-être insuffisantes et certains témoins peuvent avoir disparu du fait de l’acidité et de l’humidité des sols. Ainsi, ici plus qu’ailleurs, l’absence de preuve ne doit pas être interprétée comme la preuve de l’absence.
3.2. Anthropologie sociale et culturelle
72La confrontation avec les données anthropologiques a donné des résultats assez décevants. Les premières tentatives de Murdock (1959), Bauman (1975), Prins (1953) essayaient d’appliquer le concept d’aire culturelle en Afrique. Le principe paraît relativement simple : il s’agit de dresser une liste de traits culturels et de délimiter l’ensemble géographique qui correspond à cette liste. Dans la réalité, le choix des traits culturels et la délimitation des aires ne vont pas de soi. Murdock a essayé de restituer des aspects de la proto-culture en acceptant implicitement le modèle évolutionniste de Morgan. Dans son aire culturelle constituée par les peuples parlant les langues de la famille niger-congo, les Bantu paraissent être plus conservateurs car ils sont matrilinéaires et avunculocaux. Cette reconstruction n’est pas sans poser de problèmes. Non seulement les ethnies actuelles présentent des différences en ce qui concerne la lignée et la résidence des époux, mais on sait aussi que l’hypothèse de Morgan sur l’antériorité des systèmes matrilinéaires ne repose sur aucun fondement. En fait, rares sont les anthropologues qui croient encore à la théorie des aires culturelles et surtout à leur pertinence sur le plan historique. Il est donc inutile de trouver une contrepartie culturelle au concept d’aire linguistique. Kuper et Van Leynseele (1980) avaient tenté de définir les contours d’une approche plus efficace ; celle-ci impliquait des avancées dans la théorie des contacts de langues, notamment des conditions sociales qui les déterminent. Elle orientait également l’anthropologie vers la restitution des routes suivies par les traits culturels. Depuis vingt ans, la sociolinguistique a progressé et on dispose de meilleurs modèles pour cerner les phénomènes de contacts de langues. De même, on sait mieux mettre en évidence, grâce à des outils de plus en plus précis, les aspects linguistiques de la diffusion des traits culturels. En attendant une utilisation systématique de ces outils, on doit donc encore se contenter de considérations très générales.
73Contrairement aux Pygmées et aux Bochimans dont la chasse et la collecte constituent l’économie, les Grands Noirs pratiquent l’agriculture. Ils l’introduisirent, probablement les premiers, dans les régions d’Afrique centrale, orientale et australe.
74Il est évident que la configuration actuelle est beaucoup plus complexe que ça. On connaît de nombreux groupes ethniques non bantu à l’origine qui ont adopté des traits culturels bantu. De nombreux Pygmées – dont certains sont d’ailleurs bantuphones – ont abandonné certains aspects de leur mode de vie traditionnel pour s’adapter à celui des villageois ; on en voit de plus en plus dans des villages, pratiquant l’agriculture. Il y a aussi le cas des Luo du Kenya, nilotiques qui pratiquent de plus en plus la circoncision comme leurs voisins bantu.
75D’après Murdock (1959), l’agriculture a une vieille tradition chez les Bantu puisqu’ils la pratiquent depuis le troisième millénaire avant notre ère. C’est à cette époque, en effet, qu’elle se serait diffusée au nord de la forêt équatoriale jusqu’en Ethiopie, après son invention dans le delta du Niger, au cinquième millénaire avant notre ère. En pénétrant la forêt équatoriale, les Bantu ont abandonné la culture des céréales, pour adopter celle des plantes asiatiques mieux adaptées à ce nouvel environnement (taro, banane, igname). Les populations couchitiques transmirent la culture des céréales aux Bantu de l’Est (Sorghum, Eleusina coracana) qui les transmirent à leur tour aux Bantu du Sud.
76Plus généralement, il reste à préciser quelques aspects du rapport de l’homme aux plantes et aux animaux et à voir si la répartition géographique confirme une expansion selon un axe nord-sud. Il faut, toutefois, tenir compte du fait que certaines plantes peuvent se diffuser sans mouvement de population ; certains animaux (les oiseaux en particulier), les courants marins, le vent, etc. entraînent les plantes loin de leur région d’origine. Par ailleurs la diffusion des plantes, à la suite d’un mouvement de population, n’implique pas nécessairement la diffusion de la langue de la région d’origine des plantes.
77Les botanistes admettent que l’igname et le palmier à huile ont été domestiqués en Afrique occidentale, tout comme les Pennisetum, céréales cultivées d’abord au Sénégal. Les sorghos ont été domestiqués dans les savanes au sud de l’équateur (Sorgho kafir) et dans la région comprise entre l’ouest de l’Ethiopie et l’est du Tchad (Sorgho bicolor). Enfin Eleusine coracana a été domestiquée principalement dans la région qui s’étend de l’Ethiopie au lac Victoria.
3.3. Anthropologie biologique
6 Voir Kanimba (1986) pour une présentation de ces recherches.
78S’il est vrai que l’expansion des Bantu a conduit, il y a 5 000 ans, les négroïdes dans des territoires initialement occupés par des pygmoïdes au nord-ouest et des bochimanoïdes à l’est et au sud, des témoins archéologiques doivent le prouver. A priori, on ne devrait donc pas trouver de squelette négroïde vieux de plus de 5 000 ans dans le territoire actuel des Bantu. Lorsqu’on proposa un schéma historique de l’occupation de l’Afrique de l’Est6, les hypothèses linguistiques semblaient confirmées. L’exhumation de fossiles dans cette partie du continent a permis d'établir la séquence chronologique de peuplement suivante : bochimanoïdes-caucasoïdes-bantoïdes. Les bantoïdes arrivèrent dans cette région à l’âge du fer ancien (700 avant J.-C., 400 après J.-C.). Ils y avaient été précédés par les bochimanoïdes, arrivés dès l'âge de la pierre récent, et par les caucasoïdes arrivés au néolithique.
79Des conclusions analogues furent tirées pour le peuplement des autres parties du territoire bantu (l’Afrique du Sud, la région de la forêt équatoriale et ses franges). Là, a priori, des squelettes à caractères négritiques ne semblent pas remonter au-delà du néolithique (Fagan 1967, Delibrias et al. 1974 : 47 cités par Kanimba 1986).
80En revanche, de nombreux archéologues (Gramly 1978, Gramly et Rightmire 1973, Rightmire 1975, Lwanga 1976, Brauer 1978 cités par Kanimba 1986) s’appuyant sur des découvertes de vieux fossiles, font remonter l’arrivée des négroïdes au sud du Sahara à des époques antérieures. Par ailleurs, les conditions climatiques de la forêt peuvent contribuer à effacer les traces d’éventuels témoins archéologiques, l’absence de fossiles anciens peut être accidentelle.
81Pourtant, à partir d’une des études les mieux conduites au sein des populations actuelles, Hiernaux et Gauthier (1977) ont montré que les Bantu sont relativement homogènes ; en tout cas ils le sont plus que les Africains de l’Ouest. Des mélanges ont eu lieu notamment avec des locuteurs nilo-sahariens et khoïsans dans la partie orientale et australe du continent. Hiernaux et Gauthier en concluent que l’expansion des langues bantu s’est faite à la suite d’une migration démique de plus de trois mille ans ; ils révèlent également une ressemblance physique des Bantu avec les Africains de l’Ouest.
82Par ailleurs, comme il semble maintenant admis, à l’échelle des grandes familles, que les langues et les gènes ont évolué parallèlement – c’est pourquoi, par exemple, la zone linguistique bantu correspond à une population homogène génétiquement distincte des Pygmées et des Bochimans – on aurait ici un autre argument pour soutenir que l’expansion de la langue s’est faite avec l’expansion des populations. Il n’y aurait donc pas eu de phénomènes de remplacement de langues à très grande échelle. On sait qu’en cas de remplacement de langue, la substitution des gènes est partielle. Toutefois, dans une situation de départ où l’on aurait des groupes très proches, aussi bien sur le plan linguistique que génétique, les phénomènes de remplacement peuvent être très difficiles à mettre en évidence.
83Les travaux de Sanchez et al. (1991-1992) confirment partiellement cette hypothèse puisque ces chercheurs ont montré que la distance génétique était fonction de la distance linguistique. Ils ont notamment remarqué que les locuteurs de langues bantu étaient plus proches génétiquement d’autres bantuphones, distants d’eux géographiquement, que des locuteurs de langues d’autres familles linguistiques dont ils sont proches.
84Il y a donc un accord général entre les hypothèses archéologiques et les hypothèses linguistiques puisqu’on peut corréler l’expansion, dès 3000 avant J.-C., d’une culture néolithique à celle d’une langue, à partir du nord du territoire actuel des Bantu. L’émergence tardive de la culture du fer peut être mise en parallèle avec l’absence de termes proto-bantu relatifs à cette technique. L’apparition de la métallurgie du fer à des dates différentes (450 avant J.-C. à l’Est, 1000 avant J.-C. à l’Ouest), et subséquemment l’expansion tardive de la culture d’Urewe par rapport à celle d’Obobogo, peuvent également être corrélées avec des faits de langues. En effet, alors qu’on peut reconstruire un vocabulaire de la métallurgie du fer commun à l’ensemble des langues de l’Est, les termes se référant à cette technique sont très différents dans les langues de l’Ouest.
Notes
1 Initialement mise en évidence en nyamwezi (langue tanzanienne) par un missionnaire nommé Dahl, cette règle a été attestée dans de nombreuses langues de la branche orientale au point qu’elle constitue un excellent marqueur linguistique.
Lorsque C1 et C2 proto-bantu étaient sourdes, C1 est devenue sonore : *kathe > gathe « au milieu », *tato > dathu « trois », *kupe > gophε « cil », *pet > beth « passer ». L’aspiration de C2 est le fait d’une autre règle qui se produisit indépendamment de la règle de Dahl.
2 Les botanistes sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un type de banane plantin (AAB dans leur jargon).
3 Jacky Maniacky, Les noms des plantes cultivées en bantu, à paraître.
4 En fonction des travaux de l’auteur, la divergence initiale aboutit à 8 ou à 11 branches.
5 Shum Laka dans les Grassfields atteste un néolithique bien plus ancien.
6 Voir Kanimba (1986) pour une présentation de ces recherches.
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Patrick Mouguiama-Daouda
CNRS Éditions
1Le groupe bantu occupe un espace relativement important puisque les six cent langues qui le constituent sont parlées dans le sous-continent, du sud du Cameroun, en Afrique du Sud, de l’océan atlantique à l’océan indien. Seuls quelques ilôts de langues khoisans, en Afrique australe, interrompent cette remarquable répartition. Ainsi, par la superficie occupée et par le nombre de ses locuteurs et de ses langues, le groupe bantu est le plus impotant d’Afrique noire.
2On fait généralement remonter les débuts de la linguistique bantu à Wilhelm Bleek (1862-1869) qui, le premier, a désigné ce groupe de langues apparentées par le mot signifiant dans la plupart d’entre elles l’être humain (muntu « un homme »/ bantu « des hommes »). S’il est vrai que l’intuition de Bleek était bonne, il n’en demeure pas moins que l’application de la méthode comparative commence véritablement avec Meinhof (1899, 1932). C’est finalement après plus d’un siècle qu’une école s’est constituée que l’on désigne par le terme « bantuistique ». Malgré des différences substantielles, les bantuistes s’accordent au moins sur le socle méthodologique à partir duquel les faits de langues du domaine doivent être envisagés. Cette tradition intègre principalement, outre les travaux de Meinhof, ceux de Guthrie (1967-1971) et Meeussen (1965, 1969).
3C’est dans cette filiation directe avec les grands théoriciens de la bantuistique que cet ouvrage s’inscrit.
1. De la reconstruction aux classifications
4La reconstruction est faite à partir de l’étude serrée des structures des langues bantu, suivant les principes que j’ai énoncés dans le premier chapitre. J’ai fait une synthèse des reconstructions grammaticales en partant des travaux de Meeussen (1965). Je signale également les travaux les plus récents, notamment ceux de Schadeberg (2003) et Nurse (2003).
5Comme l’aspect technique de cette partie peut paraître ardu à certains lecteurs, elle figure en annexe, avec certaines reconstructions lexicales auxquelles je me réfère dans le cadre de la paléontologie linguistique. Ce choix n’est donc pas dicté par quelque hiérarchie mais par le seul souci de simplifier la lecture. Il faut être bien conscient que les classifications et les scénarios historiques qui en découlent ne sont possibles et plausibles que si les reconstructions grammaticales et lexicales ont été faites dans les règles de l’art.
1.1. Classification interne
6La classification des langues bantu de Guthrie tient lieu de référence. Guthrie a essayé de définir les limites géographiques du domaine bantu, au sens étroit. C’est dans ses travaux que la distinction entre le bantu de l’Ouest et le bantu de l’Est est apparu. Même si quelques auteurs la rejettent aujourd’hui, cette découverte a longtemps été tenue pour une étape décisive dans la compréhension de l’histoire des langues bantu ; on y voyait, sinon la première divergence du proto-bantu, au moins une de ses traces. Le bantu de l’Ouest est parlé sur le territoire comprenant le Cameroun, le Gabon, le Congo, la moitié occidentale de la République démocratique du Congo (RDC), l’Angola et une partie de la Zambie. Les langues parlées dans la moitié orientale de la RDC et dans tous les pays de l’Afrique orientale et australe constituent le bantu de l’Est. Chacune de ces régions est divisée en zones. Les zones A, B, C, D, H, K, L, M, R constituent le bantu de l’Ouest, les zones D (une petite partie), E, F, G, N, P, S le bantu de l’Est.
7Les regroupements de Guthrie, à différents niveaux de sa taxinomie, se font sur la base des traits grammaticaux partagés par des langues parlées dans un même espace géographique. La délimitation des zones d’extension des traits grammaticaux permet de déterminer des isoglosses de groupes, de zones, etc. Guthrie limitait à 9 le nombre de langues par groupe. Cette limite est pratique quand on se contente d’une interprétation synchronique de la classification.
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Carte 1. Zones géolinguistiques du bantu (Guthrie 1967-1971).
8Guthrie a travaillé avec vingt-huit langues tests représentatives de la dispersion géographique et de la diversité linguistique intra-bantu. Aujourd’hui, la question est de savoir si, à la suite des nouveaux travaux, on doit revoir cette classification. Il y a ceux qui, comme Schadeberg (1980), pensent que la classification de référence doit rester telle quelle. Il y a ceux, au contraire, qui pensent qu’on doit la modifier en tenant compte des nouveaux acquis, notamment des liens génétiques intermédiaires mis en évidence dans des travaux récents. La position de Maho (2003), qui a intégré des nouvelles langues en leur affectant des indices classificatoires, tout en respectant la philosophie générale de la classification initiale, est un bon compromis.
9En partant des vingt-huit langues tests de Guthrie, Henrici (1973) a montré que les langues du Nord-Ouest (premier embranchement du tableau de la page 35, constitué des langues duala, bulu, bobangi respectivement classées en A 24, A 74, C 32 par Guthrie [1967-1971]) émergèrent les premières ; le centre de dispersion se situe donc dans cette région.
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Figure 4. Généalogie des langues bantu d’après Henrici (1973).
10A partir d’une étude lexicostatistique basée sur 137 langues, Heine (1973), confirme la distinction entre l’Ouest et l’Est, mais la façon dont les langues se sont constituées ne s’accorde pas avec les schémas de Guthrie. Les langues de l’Est (plateau oriental) émergent à la suite de l’éclatement d’un groupe de langues de l’Ouest. Les langues du Gabon (groupe tsogo et myènè) et du Cameroun sont perçues ici comme des embranchements indépendants.
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Figure 5. Généalogie des langues bantu d’après Heine (1973).
11Ehret (1999) intègre les langues de l’Afrique de l’Est, du Centre et du Sud dans une unité génétique qu’il appelle bantu de la savane (Savanna Bantu), considérée comme une des premières branches du bantu. Le bantu de la savane comprend deux rameaux, le rameau occidental (zone R, H 20, certaines langues des zones L et K) et le rameau oriental (groupe 1 (D 25, K 40, L20-40) + groupe 2 (sous-groupe 1 (M 40-50-60, N 21. E, F, G, J, M 10-20-30, N 10, P 10-20) + sous-groupe 2 (K 21, N 20-30-40, P 30, S)).
1 Initialement mise en évidence en nyamwezi (langue tanzanienne) par un missionnaire nommé Dahl, cet (...)
12Le travail de Nurse et Philippson (2003) est l’une des classifications historiques des langues bantu les plus récentes et l’une des rares à utiliser les innovations grammaticales comme critères de classification. L’application confirme généralement les groupes de Guthrie, même si certains sont démantelés, d’autres augmentés de nouvelles langues, d’autres encore regroupés dans des taxa plus grands. Par exemple, les groupes A 80 et A 90 forment une unité, le B 10 et le B 30 une autre, le B 40, une partie du H 12 et du H 13 constituent encore une autre unité, etc. Un deuxième niveau existe avec des groupes encore plus grands : on a ainsi une macro-unité constituée par le B 50, B 60, B 70, B 80 (une partie), H 24 (une partie), H 10, H 30, H 42, B 40, B 85 (une partie), etc. Il existe un ou deux derniers niveaux de regroupement encore plus importants. Certaines affinités lexicales et la règle de Dahl1 justifient l’unité Nord-Est (Northeast Savanna), constituée des groupes E 50, E 60-74a, F 21-2, F 33-4, J, NEC, G 60, G 50 ( ?), Rufiji-Ruvuma, M 10-20-30. Parce qu’aucun trait ne le caractérise, le bantu de la savane d’Ehret est démantelé. L’assimilation nasale et le suffixe –i de l’antérieur affirmatif ou du passé proche justifient le bantu occidental (Western Bantu). Il est constitué des zones A, B, C, du H 40, K 40, L 10, L 30, L 40, D 20 (une partie), M 60 (une partie), D 10-30 ( ?) et d’autres langues du H et du K. L’innovation *g>k, moins systématiquement *k>ø, la perte des préfixes dépendants au profit de l’extension du préfixe nominal, l’utilisation des prépositions à la place des locatifs justifient le bantu de la forêt (Forest Bantu). Il comprend les langues des zones A, B, C, une bonne partie des langues du H, du D 10-20-30. Le bantu de la forêt est inclus dans le bantu occidental. La copie du suffixe de l’antérieur et/ou du passé récent, l’expression de la négation par des clitiques (ki, ke, ka), la neutralisation de l’opposition entre préfixes indépendants et dépendants justifient le bantu du Centre-Ouest (Westcentral Bantu). Il est constitué des groupes H 10, H 30-40, L 20-60, R 20-30-40, R 10 ( ?), certaines langues du D 10-20-30, une partie du H. Le bantu du Centre-Ouest serait une extension ou un sous-ensemble du bantu occidental.
13Les langues du Sud-Est (zones S, P, N) ne se rattachent pas clairement aux quatre grands groupes ci-dessus définis, même si certaines innovations du bantu de la savane Nord-Est y sont présentes sporadiquement. Finalement, les auteurs confirment d’une manière générale les aménagements que d’autres linguistes ont suggérés avant eux. Les innovations confirment l’ancienneté du bantu de l’Ouest dont les trois groupes se chevauchent. Les langues des zones A, B, C, notamment, étant communes au bantu occidental et au bantu de la forêt. Plus généralement, ces trois zones auxquelles il faut ajouter la partie occidentale du D, les zones H, L, K, R ont des relations étroites ainsi que le suggèrent des innovations qui traversent les frontières des groupes. Il est probable que les langues de ces groupes proviennent d’un domaine situé au nord-ouest ; elles auraient connu une migration progressive au sud et à l’est. Les langues Bantu du Nord-Est ont émergé indépendamment à l’est de la forêt avant de se diffuser dans toute l’Afrique orientale. Des contacts avec les langues de la branche occidentale mais aussi avec des langues oubanguiennes et soudanaises vont se produire ultérieurement. Les langues des groupes D 10-20-30 présentent justement les caractéristiques de différents groupes. Il reste à suggérer un trajet pour les locuteurs des langues du Sud. Soit on considère que les affinités avec les langues de l’Est sont révélatrices d’une histoire commune, et alors ils ont dû passer par l’est. Soit on sous-estime ces affinités, alors il faut envisager une arrivée directe au sud à partir du foyer d’origine proto-bantu. La première hypothèse paraît la plus plausible.
14Les chercheurs de Tervuren ont proposé plusieurs classifications des langues bantu : Bastin (1979), Bastin (1983, 80 langues), Coupez, Evrard et Vansina (1975, 58 relevés). Bastin, Coupez et Halleux (1979), Bastin, Coupez et Halleux (1983, 176 langues, 214 relevés), Bastin, Coupez et Mann (1999, 542 listes). Ce sont toutes des classifications statistiques – grammaticales ou lexicales. On leur doit également la mise en évidence de la zone J (Meeussen), constituée par les langues de la zone inter-lacustre. Jusqu’à une date récente, la classification la plus achevée était celle de Bastin et al. (1983) ; le nombre de langues traitées est de loin supérieur à celui des autres classifications qui n’atteignaient pas la centaine. Dans tous les cas, il est intéressant de comparer, d’une part des résultats obtenus à partir de la comparaison des traits grammaticaux à ceux obtenus à partir de la comparaison du vocabulaire fondamental, d’autre part les résultats des chercheurs belges à ceux d’autres chercheurs. La classification de Bastin et al. (1983) révèle une première subdivision entre l’Ouest et l’Est, les langues du Centre allant avec celles de l’Ouest. Il y a donc une confirmation de Guthrie, sauf que chez ce dernier le statut de la zone M est ambigu alors que chez les chercheurs belges elle fait partie du bantu de l’Ouest. Ainsi, Guthrie et Bastin et al. s’opposent aux autres classifications statistiques qui rangeaient les langues du Centre dans l’Est. La classification révèle une plus grande diversité du bantu de l’Ouest (8 blocs génétiques) par rapport au bantu de l’Est (4 blocs génétiques).
15Au terme de plusieurs années de travail, le groupe de Tervuren a publié la dernière version de sa classification (Bastin et al. 1999). Un des enseignements fondamentaux est la difficulté de constituer des groupes génétiques fermes, puisqu’en fonction des arbres les regroupements changent. Ainsi, de nombreux groupes sont fluctuants, dans le sens où ils peuvent être rattachés à plusieurs nœuds (Bastin et Piron 1999). Il est vrai, cependant, que certains regroupements sont stables et que la classification permet de dégager, quels que soient les arbres considérés, quatre embranchements primaires du bantu : le mbam-bubi, le bantu du Nord-Ouest (le reste de la zone A, le B 10, le B 30, éventuellement le B 20), le bantu du Centre-Ouest (B 40, B 50, B 60, B 70, B 80, C, H, K, R), le bantu de l’Est et du Sud. La classification confirme l’homogénéité des langues de l’Est ; leur émergence est donc plus tardive que celle du Nord-Ouest. Les langues mbam-bubi paraissent avoir des relations avec le bantu du Nord-Ouest. Le B 20 est particulier parce que une partie de ce groupe (kota-wumvu-sama) tire vers le Centre-Ouest, alors que l’autre partie (ngom-mbahouin-saki) tire nettement vers la zone A. Cette classification confirme le nœud non bantu constitué par les langues tiv, mambile, jarawan, grassfields, dong, encore que le mbam-bubi lui soit parfois rattaché. Comme certains arbres suggèrent des rapprochements du mbam-bubi avec le Nord-Ouest, c’est tout ce groupe qui est tiré vers le nœud bantoïde, unité qui a par ailleurs été étudiée par Piron (1998).
16Finalement, cette classification (cf. carte 2) confirme, dans ses grandes lignes, ce que Bastin et al. (1983) avaient mis en évidence, notamment l’émergence précoce des langues A, la relation B 10 et B 30, celle entre le reste du B, le C, le H. C’est l’ancien bloc 7 auquel on ajoute dorénavant le K et le R qui constituaient le bloc 8 avec les groupes, L, M, D qui rejoignent pour leur part le bantu de l’Est et du Sud. Les langues B 20 et B 50 qui n’étaient pas incluses dans la précédente classification sont désormais prises en compte. On a donc une meilleure connaissance de l’articulation interne du non bantu, deuxième nœud du bantoïde, à côté du bantu ; le bantu au sens étroit est donc confirmé.
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Carte 2. Les grandes divisions du bantu (Bastin et Piron 1999).
17Finalement, un accord général apparaît sur la divergence ancienne des zones A, B, C et sur la distinction entre un bantu de l’Ouest et un bantu de l’Est. Il reste que Guthrie voyait une nette opposition entre l’Est et l’Ouest et, dans chacune de ces unités, une sous-région (Nord-Ouest, Centre-Ouest, Sud-Ouest, etc.), alors que certains auteurs considèrent le Nord et l’Ouest comme des régions distinctes. Pour Heine les langues du Centre vont avec le bantu de l’Est. Au niveau des embranchements, l’organisation n’étant pas identique par ailleurs, puisque d’après Heine les langues de l’Est proviennent d’un nœud issu de celles de l’Ouest.
18La dernière classification de Tervuren (Bastin et al. 1999), confirmée globalement par Nurse et Philippson (2003), fait une différence parmi les langues de zone B : le B 10, le B 30, voire le B 20, rejoignent la grande majorité des langues de zone A pour constituer le Nord-Ouest, alors que le reste du B, le C, le H, le K, le L, le M et le R constituent le Centre-Ouest. Toutes les autres zones constituent le Sud-Est dont la plus grande homogénéité est admise. Les auteurs reconnaissent, cependant, que certaines langues des zones K et R vont plutôt avec la branche orientale.
19Enfin, la distinction d’un bantu de la savane, au sens où le concevait Ehret, ne paraît plus pertinente.
1.2. Classification externe
20Nous allons maintenant considérer les classifications externes, celles qui établissent des liens entre le bantu et les autres langues du niger-congo. Greenberg (1963) classe les langues africaines dans quatre familles : le congo-kordofanien, le nilosaharien, l’afro-asiatique, le khoisan. Le bénoué-congo, rameau du niger-congo, comprend le bantoïde et trois autres nœuds représentant des langues parlées dans la vallée de la Bénoué (frontière nigéro-camerounaise). Le bantu fait partie du nœud bantoïde avec les langues des Grassfields et certaines langues du sud-est du Nigeria.
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Figure 6. Le bantu dans le Bénoué-Congo d’après Greenberg (1963).
21Williamson (1971) a redéfini le « bantoïde » en concevant deux regroupements : « non bantu » et « bantu étendu (wide Bantu) ». Le « bantu étroit » (narrow Bantu) de Guthrie fait partie du « bantu étendu » à côté notamment des langues des Grassfields et du mamfe.
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Figure 7. Structure interne du bantoïde d’après Williamson (1971).
22La classification de Bennett et Sterk (1977) met en évidence des relations qui existeraient, d’une part entre les langues bantu du Nord-Ouest, Nord-Centre (A, B, C, D) et les langues jarawan du Nigeria, d’autre part entre le tiv, autre langue du Nigeria, et les langues bantu du Sud-Ouest, Nord-Est, Centre, Est et Sud-Est. L’existence du proto-bantu X comme nœud supérieur où se rejoignent les langues de l’Ouest (PB-A) et les langues de l’Est (PB-B) n’est donc pas confirmée.
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Figure 8. Structure interne du bantoïde d’après Bennet/Sterk (1977).
23Bendor Samuel et al. (1989a, 1989b) confirment le niger-congo-kordofan. Les six membres fondamentaux de Greenberg sont maintenus, mais ils n’apparaissent plus au même rang taxinomique.
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Figure 9. Structure interne du Niger-Congo (Bendor et al. 1989).
24Blench (1989), Williamson et Blench (2000) ont intégré les innovations les plus significatives dans le bénoué-congo. Ils reprennent les modifications de Bennett et Sterk (1977) qui avaient montré que la branche orientale du groupe kwa faisait en réalité partie du bénoué-congo, dans lequel elle constitue dorénavant la branche occidentale, les langues qui constituaient le bénoué-congo de Greenberg formant désormais la branche orientale. De même, le jukonoïde est en réalité un embranchement du plateau, alors que Greenberg le considérait comme un embranchement distinct.
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Figure 10. Le nouveau bénoué-congo d’après Blench (2000 : 31).
2. Du proto-bantu aux Proto-Bantu
2.1. Le nucleus bantu
25La détermination du nucleus n’est possible qu’à partir de la comparaison des langues, de la démonstration de la parenté et de la classification. Comme les chercheurs n’utilisent pas toujours les mêmes méthodes, il y a des différences sur les hypothèses que l’on reconstruit. En fait, les différences dans les résultats sont souvent dues à des erreurs dans l’application des principes. Par exemple, si on assigne à des cognats des sens erronés, la détermination du nucleus que ces sens suggèrent sera fausse (c’est l’exemple du saumon en indo-européen).
26Finalement, la valeur d’une hypothèse a davantage de poids si elle est confirmée par des approches différentes. D’autant plus que, à partir des mêmes données linguistiques, de la même méthode, différents auteurs peuvent aboutir à des résultats contradictoires. On perçoit bien la nécessité d’avoir des descriptions linguistiques fiables puisqu’elles constituent, en amont, le travail le plus important. L’analyse synchronique nourrissant la diachronie qui, elle, sert de base aux reconstructions historiques, il n’y a pas lieu de les opposer ou de les hiérarchiser. Trop d’hypothèses historiques sont insuffisantes parce que les analyses diachroniques sur lesquelles elles reposent sont elles-mêmes problématiques.
27Greenberg (1955) identifia la vallée de la moyenne Bénoué, à la frontière entre le Cameroun et le Nigeria, comme centre de dispersion des langues bantu, car c’est dans cette région que sont localisées toutes les autres langues du rameau bénouécongo. Nous avons vu que des travaux ultérieurs ont confirmé la parenté du bantu avec des langues du sud-est du Nigeria (voir passage consacré à la classification externe du bantu, p. 40-42).
28Greenberg a également mis en évidence l’importance des différences entre les langues bantu du Nord-Ouest. Comme c’est parmi celles-ci que le degré de diversité est le plus élevé, elles constituent le nœud de divergence le plus ancien ; c’est donc dans la région où elles sont parlées qu’il faut identifier le nucleus bantu. Toutes les classifications lexicostatistiques ultérieures ont confirmé la plus grande diversité des langues bantu dans le Nord-Ouest et donc l’identification du nucleus dans cette zone.
29C’est dans la région centrale de la zone bantu, « […] between the upper Lualaba in the east and upper Kouilou in the west […] », que Guthrie (1971 : 10) a localisé le nucleus bantu. Son raisonnement était le suivant : dans cette zone on trouve le pourcentage le plus élevé de racines PB-X (niveau de reconstruction le plus ancien), plus on s’éloigne de cette zone, plus le pourcentage de racines communes décroît. Guthrie soutient donc implicitement que la zone la plus conservatrice du domaine est le nucleus de la proto-langue. Le proto-bantu serait issu d’un ancêtre pré-bantu dont la cuvette tchadienne fut le berceau. De là, les langues pré-bantu atteignirent la région du lac Mwero. L’expansion des langues s’accompagna d’une migration démique à travers les voies fluviales. Plus tard, un premier groupe se dirigea vers l’ouest et engendra les proto-bantu A et B. Un deuxième groupe descendit la vallée de la Bénoué et engendra les langues bantoïdes. Guthrie ne croit pas à la parenté des langues bantu avec les autres langues bénoué-congo. Les ressemblances qu’on retrouve entre ces langues s’expliquent, soutient-il, par des emprunts. Ainsi, lorsque Greenberg proposa son hypothèse, on la rejeta puisqu’elle s’appuyait sur une méthode alors contestée. Si l’hypothèse de Guthrie fut considérée comme la plus vraisemblable au début des années soixante, ce n’est plus le cas aujourd’hui ; la plupart des bantuistes considèrent maintenant la région de la vallée de la moyenne Bénoué comme le centre de dispersion des langues bantu. Si on considère que l’expansion des langues s’est accompagnée de celle de ses locuteurs, les Proto-Bantu seraient donc partis du nord-ouest de leur territoire actuel pour essaimer au sud de la forêt équatoriale. Le scénario de Guthrie sur le berceau originel des Bantu et sur leurs migrations est finalement compatible avec une deuxième expansion vers le sud et l’est. En fait, Guthrie avait mal évalué le poids étymologique des racines attestées dans la région Nord-Ouest. Lorsqu’une racine était attestée dans tout le domaine sauf dans cette région, il lui accordait un statut PB-X ; au contraire, lorsqu’une racine était davantage représentée au Nord-Ouest, il lui accordait un statut local. Un tel raisonnement sous-estimait l’importance du Nord-Ouest, considéré aujourd’hui comme un embranchement primaire. En fait Guthrie tenait implicitement un raisonnement contraire à celui du principe du centre de gravité : c’est l’endroit où les différences étaient les moins marquées qu’il considérait comme le nucleus du proto-bantu.
30Rien de bien précis ne peut être déduit des quelques termes proto-bantu du milieu naturel, aucun nom d’animal n’a une distribution particulière qui permettrait de localiser de manière précise une zone. Le pays proto-bantu est un pays de forte pluviosité et pouvant abriter des grands mammifères. Par ce fait-là même, certaines régions sont naturellement exclues pour le « homeland ». Il reste que la distribution des mammifères est relativement homogène, sinon au niveau spécifique au moins au niveau générique, d’une région à l’autre de l’Afrique sub-sahélienne. Les espèces qui ont une distribution restreinte et peuvent avoir un rôle démarcatif ne sont pas nombreuses. La situation paraît différente pour les poissons, puisque ici les espèces panafricaines sont rares. Les ichtyologistes citent souvent Hepsetus odoë (« brochet » en français local) et Malapterurus electricus (« poisson courant » ou « silure électrique » en français local). Il y a donc un travail à faire pour exploiter ces données d’un point de vue historique.
2.2. Hypothèses pour la proto-culture
31Du vocabulaire de l’économie, de celui des techniques et, à un degré moindre, de celui des croyances, Guthrie a fait un certain nombre d’inférences sur lesquelles il y a un accord quasi général. Dans les autres domaines du savoir et des savoir-faire par contre, très peu de choses peuvent être déduites. La reconstruction des racines constitue seulement des preuves indirectes de l’existence d’une société et d’une culture. On reste donc dans le domaine des conjectures.
2 Les botanistes sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un type de banane plantin (AAB dans leur jar (...)
32Le proto-lexique suggère la connaissance d’une forme d’agriculture, puisque des racines désignant des plantes cultivées sont reconstruites : « palmier à huile », « courge », « igname », « banane »2. Il y a aussi des racines pour « plantation » et « cultiver ». Au contraire, l’inexistence de reconstructions pour les céréales en PB-X sous-entend la méconnaissance de ces réalités. La pêche est également suggérée avec la reconstruction des racines pour : « pêcher à la ligne », « pêcher au filet ou à la nasse », « hameçon ». La collecte des produits de la forêt (champignons, etc.) et l’élevage de quelques animaux domestiques et du petit bétail remontent également au proto-bantu. Au contraire, les racines qui suggèrent la pratique de la chasse ne sont pas spécifiques à ce domaine. D’après Guthrie, la connaissance du travail du fer pourrait remonter au proto-bantu, comme l’évoque l’existence de la racine pour « forger » et d’autres termes relatifs à l’activité du forgeron ou désignant certains outils généralement en fer. La racine pour « chef » laisse entrevoir une société hiérarchisée, mais on ne peut pas, à partir de cette seule donnée, restituer l’organisation de la société, d’autant que le terme « tribu » ne renvoie pas à un concept précis. Néanmoins, le terme pour « clan », souvent homonyme du terme pour « village », et le terme pour « parcelle du chef » laissent entrevoir une forme de chefferie, probablement organisée en fonction du sol et des réseaux de relations claniques, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Des racines suggèrent la connaissance de la pharmacopée et la pratique de la sorcellerie.
33La plupart des reconstructions de Guthrie permettant de faire des inférences sur la culture restituée par le proto-bantu sont confirmées par des études actuelles, certaines se retrouvaient déjà chez Meinhof. On est donc en présence d’un matériau dont la validité est solide. Des aspects des grandes lignes de la reconstruction historique qu’il en a tirée rencontrent également l’adhésion des bantuistes. Sur quelques points, et non des moindres, il semblerait que ses inférences soient plus que discutables. Elles concernent la connaissance de la banane et celle du fer. De nombreux bantuistes estiment que les Proto-Bantu ne maîtrisaient pas le travail du fer, les termes relatifs à cette activité avaient un autre sens. Nsuka Nkutsi et de Maret (1980) ont montré que les sens attribués par Guthrie aux racines du champ lexical du fer étaient problématiques. Par exemple, dans de nombreuses langues, *–gὲdà a le sens de « objet pointu en fer » et *–tùd– signifie « battre, lessiver », alors que Guthrie avait reconstruit respectivement « fer » et « forger ». Il y a donc eu probablement des glissements de sens pour décrire le travail du fer. On doit aussi nuancer les extrapolations faites à partir de l’existence d’une racine pour « banane », même si elle dépasse les limites régionales ; rien n’interdit de penser qu’à l’origine le terme renvoyait à une autre plante. D’autant que les botanistes ont du mal à expliquer comment, il y a plus de 3 000 ans, cette plante aurait pu atteindre l’Afrique ; en sachant qu’il faut nécessairement l’intervention de l’homme pour mettre les boutures en terre. L’existence de racines régionales assez variées laisse en tout cas supposer que cette plante a été acquise pendant les migrations, à une époque ancienne.
34De même est-il difficile d’imaginer que la chasse n’était pas connue, si l’on tient compte de l’environnement suggéré par la proto-langue et des racines pour « sagaie » et « flèche », même si ces armes peuvent avoir une autre fonction.
35En fait, le travail de reconstruction du lexique spécialisé a été fait partiellement. Si pour les reconstructions formelles les problèmes sont moindres, les reconstructions sémantiques au contraire sont généralement succinctes. On est encore loin de la précision que certains concepts culturels ont atteinte en indo-européen : les racines ethnobiologiques renvoient ici à des concepts flous ; le système des relations parentales, le type de filiation ne sont pas encore restitués. Il faudrait donc préciser le sens des reconstructions qui existent et poursuivre l’exploration des lexiques spécialisés.
3 Jacky Maniacky, Les noms des plantes cultivées en bantu, à paraître.
36Bastin avait fait une des rares études de sémantique dans le domaine bantu (1985). Les travaux de Hombert (1988) et de Bancel (1986-1987) sur les noms des mammifères, respectivement en zone B et A, mais également ceux de Maniacky (1996) sur les primates, ont permis de mieux définir la position de certains référents dans les taxinomies et de préciser leur sens. Un important travail sur le lexique de la poterie en bantu vient d’être achevé par Bostoen (2004) ; tandis que Maniacky3 commence à explorer les dénominations des plantes cultivées de manière plus précise. Il faut enfin signaler le travail de Bulkens (1999) qui explore systématiquement le lexique de la navigation, précisément les dénominations de la pirogue.
2.3. Expansion
37Le développement de deux branches occidentale et orientale distinctes est la conséquence de migrations différentes à partir du centre de dispersion. Du sud du Cameroun, un groupe pénétra la forêt équatoriale en utilisant les voies fluviales, principalement le bassin du Congo (Bennet et Sterk 1977, Bastin et al. 1979). Les côtes occidentales de la façade atlantique ont été probablement empruntées. Les langues de l’Ouest sont issues de l’éclatement progressif de ce groupe. Les langues de l’Est ont émergé du groupe qui a contourné la forêt par le nord.
38La répartition des dialectes sur des territoires continus, d’une part, le chevauchement des isoglosses et des frontières génétiques, d’autre part, suggèrent des contacts entre les groupes ethnolinguistiques qui ont émergé à la suite des scissions successives.
39Le faible degré de ressemblance, qu’on observe entre les langues bantu les moins proches, laisse supposer une expansion très ancienne. On y relève seulement dans ces cas 20 % de cognats communs qu’expliquent au moins 4 000 ans de séparation, selon la table de Swadesh. Si on compare les langues du Nord-Ouest avec les langues du Sud on peut même atteindre des pourcentages de ressemblances très faibles. Ce qui suggère une ancienneté d’environ 5 000 ans pour la période protobantu. Parmi les langues de la branche orientale, les pourcentages de cognats communs sont plus élevés (30 à 40 %) ; une expansion ultérieure, commencée il y a 3 000 ans, rend compte de cette proximité linguistique.
40Les bantuistes s’accordent généralement sur ces ordres de grandeur. Mais Greenberg, insistant sur l’homogénéité du groupe, considère que les migrations bantu ont commencé il y a seulement 2 000 ans. A contrario, à partir des classifications lexicostatistiques déjà vues, les seules qui soient vraiment exploitables pour l’établissement d’une chronologie, on arrive invariablement à la même date : les locuteurs qui parlaient la langue que reflète le proto-bantu ont vécu il y a au moins 5 000 ans. L’ordre de grandeur proposé par Greenberg est davantage compatible avec une seconde dispersion, celle des langues de l’Est.
41Les techniques de production alimentaire ont un impact sur la mobilité des populations. Des racines suggérant l’agriculture ont été reconstruites en protobantu ; or, on sait que cette activité favorise les déplacements de populations. Deux raisons expliquent la mobilité dans le cadre de l’activité agricole : la recherche de nouvelles terres à cultiver et, surtout, l’accroissement de la population. En Europe, par exemple, la densité était de un habitant pour dix kilomètres carrés, pendant la période de la chasse-cueillette. Rien qu’avec l’agriculture primitive, on est passé à cinq personnes par kilomètre carré, soit un accroissement de 5 000 % (Renfrew, 1990).
42Ce sont donc d’autres disciplines qui fournissent un modèle pour comprendre quelles sont les conséquences de l’agriculture du point de vue démographique.
43La culture de céréales et de la banane ainsi que la connaissance de la métallurgie du fer ont dû accélérer ces déplacements.
Eclatement du bantu de l’Ouest
44Bastin et al. (1979) voient un mouvement vers le sud, à la suite d’une infiltration par la forêt ; c’est ainsi qu’émergèrent les langues de la branche occidentale.
45A partir des classifications de Bennett et Sterk (1977) et de Bastin et al. (1983), Vansina (1984) a proposé un schéma général de la constitution des langues bantu de l’Ouest. Le modèle de la divergence est retenu comme processus essentiel de la glottogenèse. Les principes du centre de gravité et des moindres mouvements expliquent le lieu d’émergence des langues.
46Il y eut d’abord la constitution des langues bantoïdes. A l’intérieur du « narrow Bantu », les premières scissions commencèrent dans la partie montagneuse du nucleus, avec l’émergence du yambasa (A 62) et du nen (A 44).
47Un autre groupe émergea du tronc principal et ses membres prendront ensuite des directions différentes : en occupant la façade atlantique (les ancêtres des Duala, Kako, etc.), en se dirigeant vers le cours inférieur du Mbam (les ancêtres des Bafia), en traversant la Sanaga pour gagner les forêts des hauts plateaux du Cameroun (les ancêtres des Fang, Ewondo, Eton et Bulu, etc.), en traversant la Kadei (les ancêtres des Maka, Njem, Ngoumba). Parallèlement l’île Bioko est occupée par les ancêtres des Bubi.
48Le bloc principal poursuivit son expansion vers le sud, en direction du Gabon. Au centre de ce pays, autour des savanes de la Lopé, émergea le groupe « Ogooué-Estuaire » dont seront issus les ancêtres des Myènè et des Tsogo.
49L’expansion se poursuivit et, à partir du cours supérieur de l’Ogooué, un groupe (les ancêtres des locuteurs bantu du nord de la RDC) atteignit le cours supérieur puis la partie orientale de la courbe du fleuve Congo.
50Bien plus tard, toujours à partir du cours supérieur de l’Ogooué, un groupe émergea dont certains membres parvinrent au cours inférieur du Congo et revinrent en sens inverse au sud du Gabon (les ancêtres des Shira-Punu). D’autres s’établirent le long des côtes et des galeries de forêts au sud de la RDC et en Angola autour du moyen Kwango, entre le bas Kouilou et le Kasaï. D’autres encore se dirigèrent vers le cours moyen de l’Alima, confrontés au marécage Oubangui/Congo, ils se dirigèrent vers l’est, plus à l’intérieur des terres de la RDC et s’établirent autour des fleuves Lulonga, Tshuapa et du lac Mayi Ndombe. Ils envahirent ensuite toute la boucle du Congo au nord de la Lokenye et à l’ouest des fleuves Lomami et Lualaba. Un troisième groupe, les ancêtres des Téké, se scinda en peuple de savane et peuple de forêt, à partir du cours supérieur de l’Ogooué. D’autres membres enfin, parvinrent au cours inférieur du Kasaï et du confluent Kasaï/Lokenye, à partir du Pool ou de l’Alima, vers le sud de l’ex-Zaïre.
51Finalement, les Bantu de l’Ouest, qui étaient restés au niveau du cours supérieur de l’Ogooué, se dirigèrent vers le sud pour s’établir aux environs du moyen Kwango. Ils parvinrent ensuite au nord de la Namibie, au Zambèze, au Luangwa, au nord du lac Tanganyika, au Maniema. L’expansion de ces Bantu de l’Ouest fut stoppée par la poussée des locuteurs bantu de l’Est.
Eclatement du bantu de l’Est
4 En fonction des travaux de l’auteur, la divergence initiale aboutit à 8 ou à 11 branches.
52Heine (1973) considère que le bantu oriental (Osthochland) provient d’une branche occidentale. Il y aurait eu une première divergence de PB-X puis la constitution de 11 branches4, dont dix sont situées dans l’espace septentrional compris entre le sud du Cameroun et Kisangani en RDC (Zone A, quelques langues de zones B, C, D). Le nord-est du Gabon, le nord du Congo-Brazzaville, une partie du nord de la RDC font partie de ce front. La onzième branche (Congo Zweig) se situe non loin des 10 autres langues, avec une inclinaison vers le sud. L’application du principe des moindres mouvements place le nucleus du Congo Zweig au confluent Congo/ Oubangui, puisque 5 des branches qui en sont issues y sont localisées. On a eu un premier mouvement en direction du nord-ouest et du nord central, dans la forêt.
53Il y eut ensuite une deuxième divergence : le « Congo Zweig » se divise en 9 branches dont huit se situent entre Lualaba et l’Atlantique. Ces branches comprennent les langues de zones C et quelques langues de zones B, H, K, L. La huitième, Osthochland, occupera ultérieurement, au sud de la forêt, toute la partie orientale et méridionale de l’aire bantu. L’éclatement du « Congo Zweig » conduit à l’occupation des zones forestières et des savanes voisines au sud de la courbe du moyen et du bas Congo. L’application du principe des moindres mouvements permet de situer le nucleus du Osthochland à l’est du nucleus du « Congo Zweig », le long de Lualaba, au point de jonction entre les langues occidentales de « Osthochland » et les autres membres du « Congo Zweig ».
54La reconstruction historique de Heine exclut le contournement de la forêt comme voie migratoire et élément catalyseur de l’émergence des langues de l’Est ; elle admet, par contre, le rôle déterminant des cours d’eau, notamment les fleuves Congo et Lualaba.
55Le deuxième travail qui donne un schéma de l’histoire de l’émergence des langues de l’Est est celui de Ehret (1973). A partir de l’étude des emprunts, il soutient que les locuteurs du Proto-Eastern se sont établis au nord du lac Tanganyika aux environs de 600-400 avant J.-C. C’est l’existence de mots empruntés aux langues soudanaises centrales qui permet d’aboutir à cette conclusion et de suggérer quatre groupes issus de la première divergence : Lega-Guha, Lacustre, Pela, Pembele. Au deuxième millénaire avant J.-C., des migrations vont conduire les locuteurs vers l’est et le sud où d’autres divergences eurent lieu. Les migrations des locuteurs des langues du Nord, commencées à la fin du dernier millénaire avant J.-C. et finies aux premiers siècles après J-C., ont permis d’occuper l’Afrique orientale jusqu’à la zone côtière, alors que le groupe du Sud s’est répandu, par l’ouest du lac Tanganyika, en direction du sud pour occuper le Malawi, la Zambie, le Zimbabwe, le Mozambique et l’Afrique du Sud aux environs de 400 après J.-C.
56Si l’on excepte le premier groupe constitué de langues parlées en RDC, le groupe lacustre de Ehret correspond au groupe du même nom chez Nurse, alors que le pela et pembele correspondent à l’ensemble des groupes « Tanzania coastal », « Chaga-Taita », « Central Kenya », « Southern Tanzania » de Nurse. Ultérieurement, Ehret a examiné les emprunts du bantu au couchitique (1974) et confirmé l’influence de cette famille sur les langues bantu après l’éclatement des quatre premiers groupes. Du fait du caractère conservateur du « West Tanzania » et du « Central Kenya » – on y trouve des traits présents dans les langues de la forêt – Nurse voit une entrée initiale à l’ouest des lacs Tanganyika et Victoria. Les différences et les particularités des « macro-groupes » suggèrent des émergences distinctes à l’ouest du lac Victoria et des expansions ultérieures vers le sud. On a ici un schéma différent de celui proposé par l’archéologue Phillipson (1977) qui voit un mouvement vers la région des lacs et deux courants subséquents au nord et au sud. La structure interne du groupe « lacustre », avec ses nombreux sous-groupes, reflète un premier mouvement vers l’ouest du lac Victoria (Nurse 1979, in Ehret and Posnansky : 222)
57Bastin et al. (1983) pensent que l’expansion du bantu de l’Est s’est faite en deux étapes : d’abord un contournement de la forêt équatoriale par le nord, puis une inflexion vers le sud dans les savanes de la zone inter-lacustre. Une dispersion ultérieure s’est produite dans cette zone qui a conduit des groupes vers le sud, le sud-ouest, l’est. Ehret (1979) conteste cette hypothèse, car la forêt, environnement familier aux Proto-Bantu, ne saurait constituer un obstacle écologique, comme cela est sous-entendu dans l’hypothèse de Bastin et al. L’expansion vers l’est à travers la forêt est donc plus probable, d’autant que son contournement, avec une inflexion vers le sud, implique la traversée du bloc oubanguien, une épreuve au moins aussi ardue que la pénétration de la forêt.
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Carte 3. Migrations bantu (Heine 1984 : 34).
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Carte 4. Migrations bantu (Bennett and Sterk 1977, Bastin et al. 1979).
58Vansina (1995) a proposé une reconstruction globale des migrations bantu à partir de la nouvelle classification de Tervuren. Après la séparation avec les langues Mbam-Nkam (bantoïde) aux confins de l’ouest du Cameroun, l’aire du bantu s’étend vers l’est en direction des Grands Lacs et, suite à un mouvement secondaire, vers le bas Ogooué. Cette première extension voit également l’émergence des populations côtières notamment les Bubi et les Séki. A l’intérieur des limites de cette aire, des différenciations linguistiques vont apparaître notamment entre les langues situées aux extrémités du domaine. L’environnement a joué un rôle important dans l’émergence d’entités linguistiques différenciées, puisque entre le Cameroun et le nord-est de la RDC la grande zone marécageuse et la forêt ont rendu la communication difficile. De nombreuses différenciations vont apparaître dans l’aire et favoriser notamment l’émergence du proto-Ouest-bantu et du proto-Est-bantu. Parallèlement, continue de se former un groupe du Nord-Ouest, qui se démarque de plus en plus de celui de l’Ouest. A l’intérieur de cette aire du Nord-Ouest désormais bien constituée, et sous l’influence des langues bantoïdes, des différenciations vont aboutir à l’apparition de nouvelles langues.
59Après cette phase, qui a vu l’émergence de plusieurs aires linguistiques secondaires à l’intérieur de l’aire bantu originelle, deux d’entre elles vont connaître à leur tour des développements. Il s’agit du proto-Ouest et du proto-Est. Le proto-Ouest, auquel le Nord-Ouest est toujours lié, s’étend vers le sud, en direction du nord du Congo. De nouvelles différenciations auront d’abord lieu entre la Sangha et l’Oubangui ; apparaissent alors des langues comme le babole, l’aka, le ngondi, le pande, etc. Mais l’émergence du babole et de l’aka pourrait s’être effectuée avant la scission entre le proto-Ouest et le proto-Est. D’autres différenciations, apparues à la périphérie de l’aire Ouest, aboutiront à la langue dont sont issues toutes celles parlées au sud-ouest de la RDC, en Angola et en Zambie.
60Dans le même temps, l’expansion du proto-Est, à partir de la forêt équatoriale et en direction de l’Afrique orientale et australe, commençait. Les langues du Sud sont issues d’un groupe qui a émergé au niveau du moyen Zambèze. Puis se constitua le proto-makua et, à la périphérie, à l’autre extrémité orientale, le groupe kilimanjaro constitué du chaga et du thagicu. L’aire focale du domaine se désintégra à son tour avec l’émergence de trois nouvelles aires secondaires, l’aire de l’Afrique centrale orientale avec les langues du Shaba et de la Zambie, l’aire des Grands Lacs et celle de l’Est de l’Afrique.
61Finalement, cette reconstruction diffère de la première, puisque ici on a un espace où les contacts se poursuivent entre des groupes bien caractérisés par ailleurs.
3. Les disciplines connexes
3.1. Archéologie
62On a vu que les langues bantu se sont propagées du sud-ouest du Cameroun au sud de la forêt équatoriale. La glottochronologie fixe aux environs de 3000 ans avant J.-C. le début de cette expansion. La paléontologie linguistique a permis d’inférer la culture néolithique des locuteurs de ces langues. Il s’agit maintenant de voir si des témoins archéologiques prouvent qu’une culture néolithique s’est propagée dans le même sens et à la même époque.
Le bantu de l’Est
63Entre 300 avant J.-C. et 600 après J.-C., on assiste à un changement dans le matériau archéologique de la plus grande partie de l’Afrique orientale et méridionale (RDC, Malawi, Zambie, Zimbabwe, Afrique du Sud). Les premières traces témoignant de la connaissance de la métallurgie du fer, de la céramique et de l’agriculture sont mises en évidence grâce à l’étude de centaines de gisements. On est donc en présence des vestiges d’une population sédentarisée : les fouilles ont révélé l’existence de villages semi-permanents, de houes en fer, de meules, de plantes cultivées (courges, haricots, doliques en Zambie et au Zimbabwe). On a donné à ce complexe le nom de « âge du fer ancien ». Une rupture est donc introduite avec les périodes antérieures dans cette région : on assiste à l’introduction des techniques de production alimentaire, d’élevage, de fabrication de poterie. Ceci est surtout vrai pour le sud de la région considérée. Au Nord, principalement dans la vallée du Rift, dans la zone montagneuse au sud du Kenya et nord de la Tanzanie, le pastoralisme et probablement l’agriculture étaient déjà pratiqués par des villageois 1000 ans, voire 2000 ans avant J.-C. Soper (1971) a procédé à une étude stylistique détaillée de la poterie. A partir de ses conclusions et de différentes chronologies, Phillipson a distingué deux courants : le courant oriental (Malawi, une partie de la Zambie orientale, l’essentiel du Zimbabwe, le Transvaal, le Swaziland) et le courant occidental (Zambie centrale et régions adjacentes de la RDC [Shaba] et de l’Angola). Les potiers d’Urewe de la région inter-lacustre semblent être les plus anciens représentants de la culture du fer ancien, le style de leur poterie étant le plus représentatif. Etablis sur la bordure ouest et sud-ouest du lac Victoria, dès 1000 avant J.-C., ils avanceront jusqu’au sud du Kenya. Certes, les témoins archéologiques ne sont formels que pour l’agriculture et la poterie, mais il y a de fortes chances, d’après Phillipson, pour que ces anciens potiers aient été également des métallurgistes. Au iie siècle de notre ère, soit un peu plus d’un millénaire après l’installation des potiers d’Urewe dans la région inter-lacustre, le courant oriental se propage dans la région côtière du Kenya, en Tanzanie et en Somalie. Deux siècles plus tard (ive siècle de notre ère), le courant atteint la partie méridionale (Transvaal, Swaziland, Malawi, Zambie orientale, Zimbabwe). Les datations récentes révélées par les gisements du Zimbabwe, relativement à ceux de la Zambie, suggèrent une rapide propagation du nord au sud. Les travaux sur le courant occidental sont moins nombreux, même si les traces de bovins sont plus anciennes et suggèrent une propagation ultérieure vers le courant oriental. Par contre, les traces du petit bétail (moutons) sont plus anciennes et attestées dans les deux courants, comme le suggèrent des peintures rupestres. A la suite de contacts, au iie siècle après J.-C. le courant occidental transmettra l’élevage des bovins au courant oriental.
64La question de l’origine du fer ancien n’est pas simple. Certains chercheurs suggèrent une invention autonome au centre de l’Afrique, d’autres, une introduction à partir d’un centre de diffusion extérieur. Comme les pasteurs de l’âge de la pierre de l’Afrique orientale ne connaissaient pas la métallurgie, il faut chercher ailleurs l’origine de cette tradition ancienne du fer. Pour plusieurs raisons, Phillipson propose le Soudan central comme foyer de diffusion. On sait qu’il y a 2 000 ans une tradition d’agriculture existait dans la vaste région comprise entre le sud du Sahara et le nord de la forêt. Les premiers centres métallurgiques d’Afrique subsaharienne sont attestés dans des régions faisant partie de cet ensemble. Il s’agit des plateaux de Nok au Nigeria et de Méroé dans le Haut Nil. Or, on a mis en évidence des ressemblances entre certaines poteries d’Afrique de l’Ouest, surtout celle du Soudan, avec la tradition d’Urewe de la région inter-lacustre. On sait aussi que les espèces cultivées à l’époque des « potiers » d’Urewe et par tous les agriculteurs du complexe de l’âge du fer ancien ont été domestiquées dans cet ensemble, que les gros et petit bétails en proviennent. On sait encore que près du lac Tchad une tradition semblable à celle d’Urewe est attestée. Comme, d’une part, les dates les plus anciennes sont établies pour Urewe, dont les différenciations stylistiques sont, par ailleurs, celles d’une tradition primordiale et que, d’autre part, Urewe est le gisement le plus proche de cet ensemble, c’est là qu’il faut localiser la région d’où sont issus les métallurgistes à l’origine de l’âge du fer ancien.
65Pour se propager en Afrique orientale et méridionale à partir de la région soudanaise centrale, l’hypothèse la plus vraisemblable est le contournement de la forêt par l’est qui implique nécessairement un contact avec les peuples et les cultures du Soudan central.
66On a donné le nom d’âge du fer récent à un ensemble d’industries assez hétérogènes mises à jour au nord-ouest de la Zambie et du territoire angolais adjacent, dès 1000 avant J.-C. Il a été constaté une apparition simultanée de cette tradition sur un vaste territoire qui inclut également le Zimbabwe, le Transvaal et le Malawi. La tradition céramique montre une certaine continuité avec l’âge du fer ancien.
Le bantu de l’Ouest
5 Shum Laka dans les Grassfields atteste un néolithique bien plus ancien.
67Dans le domaine nord-ouest du territoire bantu on a mis à jour des sites néolithiques. Ceux-ci se sont propagés dès 3500 avant J.-C. à la vitesse de 1,2 km par an, du sud du Cameroun en RDC occidental. Des villages permanents, des fosses dépotoirs, des vestiges de poterie, des meules, des restes de plantes cultivées, etc. ont été exhumés dans ces différents pays. Le site le plus ancien a été découvert à Obobogo5 au sud du Cameroun (1500 avant J.-C.). Au Congo-Brazzaville, en RDC on a mis en évidence des sites du néolithique qui présentent des analogies avec celui d’Obobogo, mais qui lui sont postérieurs. Les porteurs de cette civilisation envahissent un espace où vivent, apparemment depuis une date ancienne, des chasseurs-cueilleurs. Ces derniers, bien que moins nombreux, conserveront leur mode de vie ainsi que l'atteste la contemporanéité de certains sites paléolithiques et néolithiques.
68Dans la même région, au Cameroun et au Gabon, on assiste dès 450 avant J.-C. à l’émergence de la culture du fer. Vers 200 avant J.-C., celle-ci s’étend au Congo voisin, principalement à Pointe-Noire. Pour autant, les cultures précédentes ne disparaissent pas.
69Le bantu de l’Ouest a dû acquérir le fer au cours des migrations, après l’éclatement du tronc principal. Alors que cette technologie a dû être acquise par l’ensemble du Bantu de l’Est avant que celui-ci n’éclate dans la région des Grands Lacs.
70Il reste que, dans de nombreux pays, les traces de l’agriculture sont plus anciennes que l’arrivée des Bantu, si on retient comme repères les dates fournies par la glottochronologie. Il faut donc soit admettre que des agriculteurs ont occupé certains endroits du sous-continent avant l’arrivée des Bantu, soit reconsidérer les dates que l’on accepte habituellement pour l’expansion de ces derniers.
71Il faut aussi préciser les conditions dans lesquelles les premiers Homo sapiens se sont installés en Afrique sub-saharienne. La découverte d’espèces au moins aussi anciennes que les australopithèques, dans des régions de l’Afrique centrale éloignées de l’Afrique de l’Est, a relancé le débat sur l’histoire de l’humanité. Sans remonter très loin dans le temps aux époques de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis) et d’Abel (Australopithecus bahrelghazi), on doit se poser la question de savoir comment la transition entre paléolithique ancien et paléolithique récent s’est faite dans l’aire bantu. Certes, on a trouvé des restes d’Homo sapiens de ces périodes anciennes dans très peu de pays, mais cela ne veut pas dire que la diffusion de l’espèce est récente dans la partie subsaharienne ; les recherches sont peut-être insuffisantes et certains témoins peuvent avoir disparu du fait de l’acidité et de l’humidité des sols. Ainsi, ici plus qu’ailleurs, l’absence de preuve ne doit pas être interprétée comme la preuve de l’absence.
3.2. Anthropologie sociale et culturelle
72La confrontation avec les données anthropologiques a donné des résultats assez décevants. Les premières tentatives de Murdock (1959), Bauman (1975), Prins (1953) essayaient d’appliquer le concept d’aire culturelle en Afrique. Le principe paraît relativement simple : il s’agit de dresser une liste de traits culturels et de délimiter l’ensemble géographique qui correspond à cette liste. Dans la réalité, le choix des traits culturels et la délimitation des aires ne vont pas de soi. Murdock a essayé de restituer des aspects de la proto-culture en acceptant implicitement le modèle évolutionniste de Morgan. Dans son aire culturelle constituée par les peuples parlant les langues de la famille niger-congo, les Bantu paraissent être plus conservateurs car ils sont matrilinéaires et avunculocaux. Cette reconstruction n’est pas sans poser de problèmes. Non seulement les ethnies actuelles présentent des différences en ce qui concerne la lignée et la résidence des époux, mais on sait aussi que l’hypothèse de Morgan sur l’antériorité des systèmes matrilinéaires ne repose sur aucun fondement. En fait, rares sont les anthropologues qui croient encore à la théorie des aires culturelles et surtout à leur pertinence sur le plan historique. Il est donc inutile de trouver une contrepartie culturelle au concept d’aire linguistique. Kuper et Van Leynseele (1980) avaient tenté de définir les contours d’une approche plus efficace ; celle-ci impliquait des avancées dans la théorie des contacts de langues, notamment des conditions sociales qui les déterminent. Elle orientait également l’anthropologie vers la restitution des routes suivies par les traits culturels. Depuis vingt ans, la sociolinguistique a progressé et on dispose de meilleurs modèles pour cerner les phénomènes de contacts de langues. De même, on sait mieux mettre en évidence, grâce à des outils de plus en plus précis, les aspects linguistiques de la diffusion des traits culturels. En attendant une utilisation systématique de ces outils, on doit donc encore se contenter de considérations très générales.
73Contrairement aux Pygmées et aux Bochimans dont la chasse et la collecte constituent l’économie, les Grands Noirs pratiquent l’agriculture. Ils l’introduisirent, probablement les premiers, dans les régions d’Afrique centrale, orientale et australe.
74Il est évident que la configuration actuelle est beaucoup plus complexe que ça. On connaît de nombreux groupes ethniques non bantu à l’origine qui ont adopté des traits culturels bantu. De nombreux Pygmées – dont certains sont d’ailleurs bantuphones – ont abandonné certains aspects de leur mode de vie traditionnel pour s’adapter à celui des villageois ; on en voit de plus en plus dans des villages, pratiquant l’agriculture. Il y a aussi le cas des Luo du Kenya, nilotiques qui pratiquent de plus en plus la circoncision comme leurs voisins bantu.
75D’après Murdock (1959), l’agriculture a une vieille tradition chez les Bantu puisqu’ils la pratiquent depuis le troisième millénaire avant notre ère. C’est à cette époque, en effet, qu’elle se serait diffusée au nord de la forêt équatoriale jusqu’en Ethiopie, après son invention dans le delta du Niger, au cinquième millénaire avant notre ère. En pénétrant la forêt équatoriale, les Bantu ont abandonné la culture des céréales, pour adopter celle des plantes asiatiques mieux adaptées à ce nouvel environnement (taro, banane, igname). Les populations couchitiques transmirent la culture des céréales aux Bantu de l’Est (Sorghum, Eleusina coracana) qui les transmirent à leur tour aux Bantu du Sud.
76Plus généralement, il reste à préciser quelques aspects du rapport de l’homme aux plantes et aux animaux et à voir si la répartition géographique confirme une expansion selon un axe nord-sud. Il faut, toutefois, tenir compte du fait que certaines plantes peuvent se diffuser sans mouvement de population ; certains animaux (les oiseaux en particulier), les courants marins, le vent, etc. entraînent les plantes loin de leur région d’origine. Par ailleurs la diffusion des plantes, à la suite d’un mouvement de population, n’implique pas nécessairement la diffusion de la langue de la région d’origine des plantes.
77Les botanistes admettent que l’igname et le palmier à huile ont été domestiqués en Afrique occidentale, tout comme les Pennisetum, céréales cultivées d’abord au Sénégal. Les sorghos ont été domestiqués dans les savanes au sud de l’équateur (Sorgho kafir) et dans la région comprise entre l’ouest de l’Ethiopie et l’est du Tchad (Sorgho bicolor). Enfin Eleusine coracana a été domestiquée principalement dans la région qui s’étend de l’Ethiopie au lac Victoria.
3.3. Anthropologie biologique
6 Voir Kanimba (1986) pour une présentation de ces recherches.
78S’il est vrai que l’expansion des Bantu a conduit, il y a 5 000 ans, les négroïdes dans des territoires initialement occupés par des pygmoïdes au nord-ouest et des bochimanoïdes à l’est et au sud, des témoins archéologiques doivent le prouver. A priori, on ne devrait donc pas trouver de squelette négroïde vieux de plus de 5 000 ans dans le territoire actuel des Bantu. Lorsqu’on proposa un schéma historique de l’occupation de l’Afrique de l’Est6, les hypothèses linguistiques semblaient confirmées. L’exhumation de fossiles dans cette partie du continent a permis d'établir la séquence chronologique de peuplement suivante : bochimanoïdes-caucasoïdes-bantoïdes. Les bantoïdes arrivèrent dans cette région à l’âge du fer ancien (700 avant J.-C., 400 après J.-C.). Ils y avaient été précédés par les bochimanoïdes, arrivés dès l'âge de la pierre récent, et par les caucasoïdes arrivés au néolithique.
79Des conclusions analogues furent tirées pour le peuplement des autres parties du territoire bantu (l’Afrique du Sud, la région de la forêt équatoriale et ses franges). Là, a priori, des squelettes à caractères négritiques ne semblent pas remonter au-delà du néolithique (Fagan 1967, Delibrias et al. 1974 : 47 cités par Kanimba 1986).
80En revanche, de nombreux archéologues (Gramly 1978, Gramly et Rightmire 1973, Rightmire 1975, Lwanga 1976, Brauer 1978 cités par Kanimba 1986) s’appuyant sur des découvertes de vieux fossiles, font remonter l’arrivée des négroïdes au sud du Sahara à des époques antérieures. Par ailleurs, les conditions climatiques de la forêt peuvent contribuer à effacer les traces d’éventuels témoins archéologiques, l’absence de fossiles anciens peut être accidentelle.
81Pourtant, à partir d’une des études les mieux conduites au sein des populations actuelles, Hiernaux et Gauthier (1977) ont montré que les Bantu sont relativement homogènes ; en tout cas ils le sont plus que les Africains de l’Ouest. Des mélanges ont eu lieu notamment avec des locuteurs nilo-sahariens et khoïsans dans la partie orientale et australe du continent. Hiernaux et Gauthier en concluent que l’expansion des langues bantu s’est faite à la suite d’une migration démique de plus de trois mille ans ; ils révèlent également une ressemblance physique des Bantu avec les Africains de l’Ouest.
82Par ailleurs, comme il semble maintenant admis, à l’échelle des grandes familles, que les langues et les gènes ont évolué parallèlement – c’est pourquoi, par exemple, la zone linguistique bantu correspond à une population homogène génétiquement distincte des Pygmées et des Bochimans – on aurait ici un autre argument pour soutenir que l’expansion de la langue s’est faite avec l’expansion des populations. Il n’y aurait donc pas eu de phénomènes de remplacement de langues à très grande échelle. On sait qu’en cas de remplacement de langue, la substitution des gènes est partielle. Toutefois, dans une situation de départ où l’on aurait des groupes très proches, aussi bien sur le plan linguistique que génétique, les phénomènes de remplacement peuvent être très difficiles à mettre en évidence.
83Les travaux de Sanchez et al. (1991-1992) confirment partiellement cette hypothèse puisque ces chercheurs ont montré que la distance génétique était fonction de la distance linguistique. Ils ont notamment remarqué que les locuteurs de langues bantu étaient plus proches génétiquement d’autres bantuphones, distants d’eux géographiquement, que des locuteurs de langues d’autres familles linguistiques dont ils sont proches.
84Il y a donc un accord général entre les hypothèses archéologiques et les hypothèses linguistiques puisqu’on peut corréler l’expansion, dès 3000 avant J.-C., d’une culture néolithique à celle d’une langue, à partir du nord du territoire actuel des Bantu. L’émergence tardive de la culture du fer peut être mise en parallèle avec l’absence de termes proto-bantu relatifs à cette technique. L’apparition de la métallurgie du fer à des dates différentes (450 avant J.-C. à l’Est, 1000 avant J.-C. à l’Ouest), et subséquemment l’expansion tardive de la culture d’Urewe par rapport à celle d’Obobogo, peuvent également être corrélées avec des faits de langues. En effet, alors qu’on peut reconstruire un vocabulaire de la métallurgie du fer commun à l’ensemble des langues de l’Est, les termes se référant à cette technique sont très différents dans les langues de l’Ouest.
Notes
1 Initialement mise en évidence en nyamwezi (langue tanzanienne) par un missionnaire nommé Dahl, cette règle a été attestée dans de nombreuses langues de la branche orientale au point qu’elle constitue un excellent marqueur linguistique.
Lorsque C1 et C2 proto-bantu étaient sourdes, C1 est devenue sonore : *kathe > gathe « au milieu », *tato > dathu « trois », *kupe > gophε « cil », *pet > beth « passer ». L’aspiration de C2 est le fait d’une autre règle qui se produisit indépendamment de la règle de Dahl.
2 Les botanistes sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un type de banane plantin (AAB dans leur jargon).
3 Jacky Maniacky, Les noms des plantes cultivées en bantu, à paraître.
4 En fonction des travaux de l’auteur, la divergence initiale aboutit à 8 ou à 11 branches.
5 Shum Laka dans les Grassfields atteste un néolithique bien plus ancien.
6 Voir Kanimba (1986) pour une présentation de ces recherches.
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Patrick Mouguiama-Daouda
CNRS Éditions
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