16/04/2013
Plus de trois ans après le séisme, le cinéaste Raoul Peck réalise un documentaire choc sur les erreurs commises par la communauté internationale en Haïti.
Pourquoi rien ne change en Haïti,
malgré les milliards injectés pour la reconstruction du pays? Cette
question très simple, beaucoup de personnes se la posent, en France,
dans le monde. En Haïti aussi. La réponse, plus complexe, est parfois
difficile à donner à travers un article (nous avons tenté de le faire
sur Youphil.com, ici et là.)
Voilà pourquoi il faut aujourd’hui remercier Raoul Peck qui y répond à travers un documentaire de 100 minutes à ne pas manquer. Le réalisateur et ses équipes ont interviewé des dizaines de personnes, Haïtiens ou expatriés désireux "d’aider le pays”, et filmé des heures et des heures de clusters, ces réunions de coordination entre acteurs de l’humanitaire. Le résultat est hallucinant, déroutant... et franchement désesperant.
Rapidement, cet ancien ministre de la culture en Haïti, par ailleurs président de la Femis, décide de réaliser un documentaire. Pas un reportage, mais un film sur deux ans, pour dépasser le “regard habituel, celui des journalistes".
Pourquoi la reconstruction fut impossible en Haïti? Pourquoi plus de 300.000 personnes vivent encore dans les rues? Raoul Peck décortique les fils d’un échec: les intérêts divergents des grands bailleurs internationaux, l’absence de prise en compte des Haïtiens, la multitude des ONG sur place, dont une partie jugée trop importante du budget est allouée au paiement des salariés... souvent des expatriés.
Des propos souvent entendus en Haïti, mais beaucoup moins dans des pays qui ont aidé l’île, comme la France ou le Canada. Comment expliquer aux donateurs, en effet, que leur argent n’a pas été (si) utile?
“Dès les premiers jours après le séisme, des erreurs ont été commises, qu’on continue de payer aujourd’hui”, tacle Raoul Peck. Comme l’importation de denrées alimentaires en invoquant l’urgence humanitaire, alors que les agriculteurs haïtiens peinent à vendre leurs productions.
Pour reconstruire Haïti, il fallait aussi commencer par dégager les 24 millions de mètres cubes de débris. Coût estimé: un milliard de dollars. Mais le nettoyage des quartiers n’était pas assez valorisant pour les bailleurs, qui voulaient plutôt “reconstruire”.
Bill Clinton, à la tête de la Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH) aujourd’hui dissoute, en prend également pour son grade. Selon Raoul Peck, Clinton serait en Haïti pour défendre une seule et unique chose: la “Clinton brand” [marque Clinton].
"Assistance mortelle" est un documentaire d'autant plus salutaire qu’il prend bien garde à ne pas accabler une organisation en particulier.
Certes, on a par moments le sentiment que les ONG, souvent là pour “renforcer les capacités” des Haïtiens, sont elles mêmes un peu perdues, à l’image de ces jeunes consultants venus traiter de lourds dossiers sur la reconstruction. Après le séisme, Haïti représentait un peu the place to be pour les humanitaires, un passage obligé pour la suite de leur carrière.
On pense à ce jeune chef de mission, qui gère un camps de réfugiés et fait face à leurs cris lorsqu’il leur annonce le départ de son ONG, leur laissant simplement un “manuel de gestion de camps”.
Une illustration terrible de la fameuse “passation du projet aux bénéficaires” souvent invoquée dans les rapports d’activité.
Pour autant, le réalisateur salue l’engagement de ces expatriés dévoués, mais pris au coeur d’un système qui les dépasse complètement.
Beaucoup évoquent la corruption. Il est vrai que le pays, depuis son indépendance en 1804, a toujours connu l’instabilité politique.
Pour Raoul Peck, cet argument est un prétexte. Il dépeint des autorités politiques dépassées, obligées de répondre aux sollicitations de tous les bailleurs ou représentants étrangers qui estiment devoir être reçus par le Président ou le Premier ministre.
Le réalisateur souhaite que son film soit un électrochoc pour les Haïtiens et l’opinion publique internationale. Car pour lui, l’île caraïbéenne n’est pas une exception.
“Si vous n’arrivez pas à résoudre les problèmes en Haïti, qu’arriverez-vous à changer ailleurs?”, interpelle-t-il. Un film que nous conseillons donc à tous ceux qui s’intéressent au pays, mais aussi à l’impact de l’aide internationale, à une meilleure entente entre “bailleurs” et “bénéficiaires”.
Il faut ainsi saluer le choix artistique de Raoul Peck, qui opte pour une narration à deux voix, comme un dialogue entre un Haïtien et une jeune humanitaire venue pour “avoir un impact” sur le pays.
Comme beaucoup d’expatriés croisés en Haïti, elle en ressort, désabusée, avec le sentiment qu’une amélioration n’est pas envisageable. Et tient cette conclusion, lapidaire: “Nous avons collectivement échoué.”
Elodie Vialle
"Assistance Mortelle", un film de Raoul Peck.
"Où sont passés les dons?"
Photos: Des artistes réalisent une oeuvre pour une Biennale artistique à Port-au-Prince en décembre 2011/ Raoul Peck en 2010 - Crédit: Elodie Vialle
Voilà pourquoi il faut aujourd’hui remercier Raoul Peck qui y répond à travers un documentaire de 100 minutes à ne pas manquer. Le réalisateur et ses équipes ont interviewé des dizaines de personnes, Haïtiens ou expatriés désireux "d’aider le pays”, et filmé des heures et des heures de clusters, ces réunions de coordination entre acteurs de l’humanitaire. Le résultat est hallucinant, déroutant... et franchement désesperant.
Des bailleurs aux intérêts divergents, des Haïtiens oubliés
“Le soir du tremblement, comme beaucoup d’Haïtiens, j’ai eu un réflexe: il me fallait revenir au pays, aider, se souvient le réalisateur lors d’une projection à la presse, fin mars dans les locaux d’Arte. On l’oublie souvent, mais 80% des Haïtiens qui ont été sauvés après le séisme l’ont été par des Haïtiens.”
Rapidement, cet ancien ministre de la culture en Haïti, par ailleurs président de la Femis, décide de réaliser un documentaire. Pas un reportage, mais un film sur deux ans, pour dépasser le “regard habituel, celui des journalistes".
Pourquoi la reconstruction fut impossible en Haïti? Pourquoi plus de 300.000 personnes vivent encore dans les rues? Raoul Peck décortique les fils d’un échec: les intérêts divergents des grands bailleurs internationaux, l’absence de prise en compte des Haïtiens, la multitude des ONG sur place, dont une partie jugée trop importante du budget est allouée au paiement des salariés... souvent des expatriés.
Qui sauvera Haïti des sauveurs?
“Je voulais retourner à 180 degrés le projecteur sur Haïti. Montrer que si on les laissait tranquilles, les Haïtiens trouveraient peut-être de meilleures solutions, plus adaptées”, assène le réalisateur.
Des propos souvent entendus en Haïti, mais beaucoup moins dans des pays qui ont aidé l’île, comme la France ou le Canada. Comment expliquer aux donateurs, en effet, que leur argent n’a pas été (si) utile?
“Dès les premiers jours après le séisme, des erreurs ont été commises, qu’on continue de payer aujourd’hui”, tacle Raoul Peck. Comme l’importation de denrées alimentaires en invoquant l’urgence humanitaire, alors que les agriculteurs haïtiens peinent à vendre leurs productions.
Pour reconstruire Haïti, il fallait aussi commencer par dégager les 24 millions de mètres cubes de débris. Coût estimé: un milliard de dollars. Mais le nettoyage des quartiers n’était pas assez valorisant pour les bailleurs, qui voulaient plutôt “reconstruire”.
Bill Clinton, à la tête de la Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti (CIRH) aujourd’hui dissoute, en prend également pour son grade. Selon Raoul Peck, Clinton serait en Haïti pour défendre une seule et unique chose: la “Clinton brand” [marque Clinton].
Voir la bande-annonce du film "Assistance Mortelle": Haïti, the place to be
"Assistance mortelle" est un documentaire d'autant plus salutaire qu’il prend bien garde à ne pas accabler une organisation en particulier.
Certes, on a par moments le sentiment que les ONG, souvent là pour “renforcer les capacités” des Haïtiens, sont elles mêmes un peu perdues, à l’image de ces jeunes consultants venus traiter de lourds dossiers sur la reconstruction. Après le séisme, Haïti représentait un peu the place to be pour les humanitaires, un passage obligé pour la suite de leur carrière.
On pense à ce jeune chef de mission, qui gère un camps de réfugiés et fait face à leurs cris lorsqu’il leur annonce le départ de son ONG, leur laissant simplement un “manuel de gestion de camps”.
Une illustration terrible de la fameuse “passation du projet aux bénéficaires” souvent invoquée dans les rapports d’activité.
Pour autant, le réalisateur salue l’engagement de ces expatriés dévoués, mais pris au coeur d’un système qui les dépasse complètement.
Peur de la corruption
“Pourquoi ne pas donner de l’argent directement aux quartiers, et que les ONG servent seulement de coordination?”, questionne Priscilla Phelps, responsable logement de la CIRH, interviewée dans le film.
Beaucoup évoquent la corruption. Il est vrai que le pays, depuis son indépendance en 1804, a toujours connu l’instabilité politique.
Pour Raoul Peck, cet argument est un prétexte. Il dépeint des autorités politiques dépassées, obligées de répondre aux sollicitations de tous les bailleurs ou représentants étrangers qui estiment devoir être reçus par le Président ou le Premier ministre.
Dictature de l’aide humanitaire
Evidemment, il est toujours facile d’opposer aux critiques sur l’aide en Haïti une initiative qui aurait bien marché. “Il y a quand même des choses positives qui sont faites en Haïti. Mais pour moi, il faut d’abord discuter de ce problème magistral”, clame Raoul Peck. A savoir “la dictature de l’aide, ce monstre paternaliste qui balaie tout sur son passage".
Le réalisateur souhaite que son film soit un électrochoc pour les Haïtiens et l’opinion publique internationale. Car pour lui, l’île caraïbéenne n’est pas une exception.
“Si vous n’arrivez pas à résoudre les problèmes en Haïti, qu’arriverez-vous à changer ailleurs?”, interpelle-t-il. Un film que nous conseillons donc à tous ceux qui s’intéressent au pays, mais aussi à l’impact de l’aide internationale, à une meilleure entente entre “bailleurs” et “bénéficiaires”.
Il faut ainsi saluer le choix artistique de Raoul Peck, qui opte pour une narration à deux voix, comme un dialogue entre un Haïtien et une jeune humanitaire venue pour “avoir un impact” sur le pays.
Comme beaucoup d’expatriés croisés en Haïti, elle en ressort, désabusée, avec le sentiment qu’une amélioration n’est pas envisageable. Et tient cette conclusion, lapidaire: “Nous avons collectivement échoué.”
Elodie Vialle
"Assistance Mortelle", un film de Raoul Peck.
"Où sont passés les dons?"
Photos: Des artistes réalisent une oeuvre pour une Biennale artistique à Port-au-Prince en décembre 2011/ Raoul Peck en 2010 - Crédit: Elodie Vialle
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