Lundi 31 Mars 2014
Jean-Marie Micombero, ancien haut gradé du Front patriotique rwandais, accuse Paul Kagamé, actuel président du Rwanda. Son témoignage crucial sur les événements de la journée du 6 avril 1994 contredit les affirmations de Kigali et les conclusions de l'instruction française.
Un rebelle du FPR marche près des débris de l'avion dont le crash a coûté la vie à l'ancien président hutu Juvénal Habyarimana, Kigali, 1994 - JEAN MARC BOUJOU/AP/SIP
«Le 6 avril 1994, j'étais à Kigali, dans le bâtiment du Parlement, appelé CND, où était installé, depuis les accords d'Arusha [actant le partage du pouvoir en août 1993 entre le président et les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) imposé par la France, l'Allemagne, la Belgique et les Etats-Unis], un bataillon de 600 militaires de l'Armée patriotique rwandaise (APR) dirigée par Paul Kagamé. C'est de là que sont partis les deux tireurs qui ont abattu l'avion de celui que nous appelions Ikinani*, c'est-à-dire Habyarimana, le président du Rwanda. J'ai été témoin des préparatifs de l'attentat qui a coûté la vie aux présidents rwandais et burundais et à 10 autres personnes, dont trois Français, et j'ai assisté à ce qui s'est passé dans les heures qui l'ont suivi... »
Jean-Marie Micombero est le témoin direct le plus gradé qui accable Paul Kagamé, l'actuel président du Rwanda. Il était un des officiers de renseignement du 3e bataillon de l'APR. Il a rencontré à Paris les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic, les 5 juillet 2013 et 30 janvier 2014.
Ses témoignages n'ont pas « fuité ». Et pour cause : il contredit les affirmations de Kigali, relayées par les avocats Lef Forster et Bernard Maingain et la quasi- totalité de la presse française. Jean-Marie Micombero m'a raconté cette terrible journée.
"La fin d'ikinani"
« Ce matin-là, très tôt, j'ai vu arriver James Mugabo à moto. Il travaillait à l'aéroport et donnait des renseignements sur les déplacements de Habyarimana et sur le déploiement des gardes présidentiels. Il est allé directement voir Charles Karamba, le boss du renseignement, chapeauté par Charles Kayonga, le patron du 3e bataillon installé au CND. J'ai vu alors Karamba prendre sa radio et se mettre à parler sur le canal du bataillon. Il a dit à tout le monde de se mettre en stand-by. J'ai immédiatement quitté l'immeuble principal du CND pour aller prendre mon fusil d'assaut AK47, avant d'aller rejoindre ma position dans la tranchée qui entourait et protégeait le CND. C'est là, dans une tente installée tout près de ma position dans la tranchée, que je dormais. En la rejoignant, j'ai rencontré Andrew Kagamé [aucun lien avec Paul Kagamé], le commandant de la compagnie Tiger du 3e bataillon, qui était un ami personnel. "C'est probablement la fin d'Ikinani", m'a-t-il dit. »
Jean-Marie Micombero conforte ainsi les affirmations d'Aloys Ruyenzi, alors le principal garde du corps de Paul Kagamé, et d'Abdul Ruzibiza, sergent dans l'APR, jusque-là les témoins clés de l'instruction.
Il est un des témoins annoncés aux juges Poux et Trévidic, le 20 avril 2012, par Théogène Rudasingwa, ex-secrétaire général du FPR et ex-ambassadeur du Rwanda à Washington. Lequel avait affirmé aux juges que Paul Kagamé lui-même lui avait confié, en juillet 1994, avoir commandité l'attentat...
« Et, juste après, comme pour confirmer ce que venait de me dire mon ami Andrew Kagamé, j'ai vu la Toyota Stout 2200 qui quittait le CND, poursuit Micombero. J
'avais repéré le manège depuis quelques semaines. Officiellement, la camionnette allait déposer les déchets dans un endroit communément appelé Mulindi, sur la route de Masaka, mais, en réalité, ses occupants habituels allaient faire des repérages pour trouver un endroit tranquille d'où tirer les missiles contre l'avion de Habyarimana.
Je n'ai pas distingué qui était ce jour-là dans la camionnette, mais j'ai pensé qu'il y avait le chauffeur, Didier Mazimpaka, les deux tireurs, Franck Nziza et Eric Nshimiyimana [qu'Aloys Ruyenzi et Abdul Ruzibiza appellent Eric Hakizimana], et les deux gardiens des missiles, Potien Ntambara et le patron de la mission, le lieutenant Karegeya, alias "Eveready", surnom qui lui venait de sa ressemblance avec un chat dessiné sur les piles alimentant nos lampes torches.
Beaucoup de monde avait fait des repérages. En plus des occupants de la camionnette, y avaient évidemment participé Charles Kayonga, le chef du bataillon des 600, mais aussi un certain Hubert, le patron de ce qu'on appelait les "techniciens", véritables semeurs de terreur dans Kigali, très souvent déguisés en extrémistes hutus qu'on appelait les Interahamwe.
Charles Karamba, Kamugisha et Jacob Tumwine avaient également participé à cette recherche du lieu de tir idéal. Beaucoup de mes collègues du renseignement et d'autres officiers opérationnels connaissaient donc le lieu de tir des missiles : Masaka. De cet endroit, les avions en phase d'atterrissage étaient très visibles. »
Les comptes rendus de ces repérages étaient faits à Karamba, parfois à Charles Kayonga ou à Silas Udahemuka, poursuit Micombero. Mais c'est le seul Kayonga qui rendait compte à Paul Kagamé.
Chaque soir, je le voyais monter sur le toit du bâtiment principal du CND pour lui parler secrètement par talkie-walkie. Le chef du bataillon (indicatif radio : 22C) utilisait pour cela un réseau de communication ultrasecret pour rendre compte à "OB" (l'indicatif de Paul Kagamé) des préparatifs de l'attentat. A défaut d'obtenir le patron, Kayonga parlait à James Kabarebe, son principal collaborateur.
J'étais au courant des préparatifs de l'assassinat depuis quelques semaines. En mars, j'avais en effet parlé à mon camarade Franck Nziza à son arrivée du QG de Mulindi avec Eric Nshimiyimana. Le soir même, j'avais revu Franck autour d'un verre au mess des VIP.
Il m'avait alors confié qu'il était venu, comme Eric, avec son arme. Comme je savais que Franck faisait partie de la section missile du high command, j'en avais déduit qu'Eric et lui étaient venus avec leur missile... J'avais aussi eu des informations complémentaires par Eric Kibonge Ntazinda, mon beau-frère, lui aussi arrivé de Mulindi pour conduire la Toyota jusqu'à Masaka.
J'ai ensuite revu Franck Nziza à plusieurs reprises. Comme il était persuadé que je connaissais tous les détails du planning de l'attentat, il me parlait d'abondance. Il m'a dit qu'il était bien là pour abattre l'avion du président... Mon beau-frère a été finalement remplacé par Didier Mazimpaka à cause de sa mauvaise conduite.
En voyant partir la Toyota 2200, ce 6 avril, très tôt dans la matinée, je savais donc qu'elle se dirigeait vers Masaka, sans connaître toutefois le lieu exact du tir. Ce n'est qu'après la chute de Kigali que Franck Nziza, dont j'étais très proche, m'a montré l'endroit d'où il avait tiré son missile.
C'était juste après le petit pont, à gauche sur la route qui monte vers Masaka. Cet attentat relève aujourd'hui du secret-défense alors que pendant plusieurs années beaucoup de monde connaissait et parlait ouvertement de l'opération contre Ikinani !
Elle n'est véritablement devenue secrète qu'après l'arrivée des mandats du juge Bruguière...»
Tension palpable
L'ancien officier de renseignement à qui je montre une carte d'état-major de l'époque me désigne le lieu d'où ont été tirés les missiles. Sur cette carte, il est facile de reconstituer le trajet que la camionnette Toyota empruntait pour aller du CND à Masaka. Et Micombero reprend le cours de cette journée du 6 avril 1994.
« La camionnette roulait donc vers Masaka. Mais un brouillard épais est tombé sur Kigali. J'ai entendu le bruit du décollage d'un avion qui devait être le Falcon 50 d'Ikinani.
A peu près en même temps, sur ma radio, avec laquelle je captais le canal de la chaîne de commandement du 3e bataillon -canal accessible à Charles Kayonga, le patron du bataillon, son adjoint Jacob Tumwine, le commandant de la 3e compagnie, James Karamba, les officiers de renseignement dont je faisais partie, et à tous les commandants de compagnie -, la voix d'"Eveready" qui parlait à Andrew Kagamé, ce jour-là officier de garde, précisa :
"Il y a trop de brouillard, on ne voit rien...
- Opération stand down", a répondu Andrew.
L'opération contre Ikinani avait donc été stoppée.
Peu de temps après, j'ai vu la camionnette revenir au CND. Le stand by class one a alors été levé. "Eveready" a rejoint Andrew Kagamé dans le building principal du CND. J'étais là.
Etaient également présents Karamba et les officiers de renseignement. "Eveready" a fourni des détails sur les raisons de l'abandon de l'opération : "Il y avait trop de brouillard, la visibilité n'était pas suffisante, on a été obligés d'abandonner..."
James Mugabo est revenu à moto, peu de temps après le retour de la camionnette. On était encore au début de la matinée. Il y avait du soleil et la vie normale du bataillon a recommencé.
En fin d'après-midi, je n'ai pas vu la camionnette repartir alors que j'étais dans le bureau, à l'intérieur du bâtiment du CND, avec Jacob Tumwine, le commandant des opérations du 3e bataillon et quelques civils (avec lesquels on faisait des évaluations sur les informations de sécurité dans Kigali). Je n'avais pas ma radio avec moi.
A un moment, Tumwine, qui avait l'air tendu, est sorti. La nuit tombait. Quelque temps plus tard, j'ai entendu une très forte explosion. Je suis sorti pour aller chercher mon arme et ma radio. Les civils ont été priés de quitter le CND pour rentrer chez eux. La tension était palpable.
Des véhicules filaient sur la route Remera-CND-Kimihura-centre-ville. J'ai alors pensé que l'avion de Habyarimana avait explosé. Avec Tumwine et Karamba, on s'est dit que c'était dangereux de laisser partir les employés civils...
Plus tard, alors qu'il faisait nuit, j'ai croisé Franck qui m'a dit : "L'opération a bien réussi, même si mon missile a raté la cible. Heureusement, celui d'Eric l'a touchée !"
Nous n'avons pas discuté longtemps parce qu'on s'attendait à une attaque. Ce soir-là, pour la première fois, Charles Kayonga a autorisé la bière. J'ai bu une Heineken... Vers le milieu de la nuit, je suis allé voir Andrew Kagamé qui était avec "Eveready" et Kitoko.
"Eveready" nous a raconté ce qui s'était passé à Masaka : "Nous sommes partis vers le bas de la colline de Masaka. Nous nous sommes mis en position défensive. Didier faisait des allers-retours sur la route avec la camionnette. Les deux tireurs se sont installés à l'endroit prévu. Nziza a tiré et a raté son coup. Et immédiatement Eric a tiré et a touché l'avion d'Ikinani. Après, nous avons vite rejoint avec les deux tireurs la Toyota qui nous attendait sur la route de Masaka et sommes revenus au CND."»
Assassinats ciblés
A 20 h 21 min 53 s, heure locale, le pilote du Falcon 50, immatriculé 9XR-NN, qui revenait de Dar es-Salaam (Tanzanie), répondit à la tour de contrôle : « Reçu. » Ce fut son dernier mot.
Quatre minutes et quatre secondes plus tard, la balise de détresse envoyait son premier signal. Il y en aura cinq, dont le dernier à 20 h 26 min 7 s. Les 12 passagers dont le président Habyarimana s'étaient écrasés tout près de sa résidence.
« Le lendemain matin, on était toujours en stand-by. A l'aube, le bâtiment du CND fut la cible des mitrailleuses 14 mm qui tiraient de Kacyiru, mais sans faire de dégâts.
Dans la matinée, la peur dans les rues était palpable, des assassinats ciblés avaient lieu dans la ville, des consultations se déroulaient entre les officiels de la Minuar et ceux de notre contingent.
Ce sont nos agents qui nous rapportaient ce qu'il se passait dans le centre de Kigali. Les cadres du FPR qui étaient encore là (d'autres avaient en effet déjà été évacués quelques jours avant l'attentat) faisaient pression sur Charles Kayonga pour qu'il ordonne la sortie de ses militaires pour sauver des civils.
Après avoir consulté Paul Kagamé, il leur répondit qu'il fallait attendre que beaucoup d'atrocités soient commises et qu'elles soient connues de tous avant de les autoriser à sortir. Ce n'est qu'au début de l'après-midi que certains militaires reçurent l'ordre de sortir. »
Quelques années plus tard, Jean-Marie Micombero est devenu juge à la Haute Cour militaire, puis directeur au ministère de la Défense, et ensuite secrétaire général, c'est-à-dire numéro deux du même ministère.
Une accusation fabriquée (corruption et association de malfaiteurs) le conduit en prison pendant un an. Il quitte le Rwanda en août 2011 et milite au Rwanda National Congress, un parti d'opposition qui regroupe notamment le général Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d'état-major, Théogène Rudasingwa, qui était en 1994 le secrétaire général du FPR, Gérald Gahima, ancien procureur, et Patrick Karegeya, jusqu'à son étranglement par des tueurs de Paul Kagamé dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier dernier.
Le témoignage de Jean-Marie Micombero conforte l'enquête sur les missiles et leur traçabilité, de l'ex-URSS à Masaka en passant par l'Ouganda et Mulindi, le QG de Paul Kagamé.
Enquête qui situe à partir d'éléments matériels les auteurs de l'attentat dans le camp du FPR.
C'est bien sur le lieu de tir désigné par Micombero que, le 25 avril 1994, des paysans rwandais des environs de Kigali découvriront deux tubes lance-missiles type SAM-16 fabriqués en URSS, en juillet 1987, et dont les références ont permis, grâce à Moscou, de reconstituer le trajet des missiles qui ont abattu l'avion.
Les deux missiles et leurs tubes lanceurs faisaient partie d'une commande de 40 missiles SAM-16 livrés à l'Ouganda dans le cadre d'un marché interétatique.
Mémoire auditive
Après le lancement de neuf mandats d'arrêt contre des collaborateurs de Paul Kagamé et la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France qui a suivi, la justice, sous pression des autorités françaises, semble être entrée dans la logique de Kigali.
Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux vont en effet accorder aux nouveaux témoins rwandais travaillant pour Paul Kagamé la même importance qu'à ceux qui ont rompu avec lui.
Les juges ne sont plus sûrs que les missiles aient été tirés de Masaka et ordonnent un rapport balistique. Dans quelques d'années, l'Ecole nationale de la magistrature à Bordeaux dissertera sur la monstruosité juridique de cette expertise.
Les résultats balistiques n'étant pas probants, les juges font appel à des experts en acoustique qui, à partir de la mémoire auditive de témoins presque exclusivement choisis par Kigali, d'un événement survenu dix-sept ans plus tôt, sont censés déterminer le lieu de tir des missiles !
Or ces « experts » ne se sont pas rendus au Rwanda mais ont mesuré, en France, à La Ferté-Saint-Aubin (Loiret) - pays plat n'ayant aucun rapport avec les collines de Masaka et Kanombé - et, « par similitude, par rapport à un propulseur de roquette suffisamment équivalent », le nombre de décibels d'un SAM-16.
Résultat : ils concluent que les missiles ont été tirés de Kanombé, colline où, selon les avocats des mis en examen rwandais, la garde présidentielle du président Habyarimana était installée. Il n'en a pas fallu davantage pour que leurs avocats, Lef Forster et Bernard Maingain, concluent que les missiles avaient été tirés par des extrémistes hutus.
Précisons que le camp de Kanombé n'abritait pas la garde présidentielle, mais un escadron parachutiste, un hôpital militaire, divers services de mécanique automobile, des logements pour des coopérants français et des bureaux pour des coopérants allemands, et seulement quelques éléments de la garde autour de la résidence présidentielle.
A lire ou à écouter la plupart des médias, et notamment Libération, le Nouvel Observateur, Jeune Afrique et France Inter, « la vérité avait enfin gagné », Kagamé était innocenté !
Lef Forster et Bernard Maingain ont réclamé un non-lieu, mais, en novembre dernier, ils ont reçu une réponse négative. La vérité judiciaire serait-elle en train de rattraper la vérité ?
__________________
Pierre Péan
* Les Rwandais l'ont appelé ainsi après qu'il eut dit un jour : « Je suis ikinani que les méchants et les traîtres n'ont pas réussi à faire plier. » Ikinani veut dire « invincible ».
Jean-Marie Micombero, ancien haut gradé du Front patriotique rwandais, accuse Paul Kagamé, actuel président du Rwanda. Son témoignage crucial sur les événements de la journée du 6 avril 1994 contredit les affirmations de Kigali et les conclusions de l'instruction française.
Un rebelle du FPR marche près des débris de l'avion dont le crash a coûté la vie à l'ancien président hutu Juvénal Habyarimana, Kigali, 1994 - JEAN MARC BOUJOU/AP/SIP
«Le 6 avril 1994, j'étais à Kigali, dans le bâtiment du Parlement, appelé CND, où était installé, depuis les accords d'Arusha [actant le partage du pouvoir en août 1993 entre le président et les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) imposé par la France, l'Allemagne, la Belgique et les Etats-Unis], un bataillon de 600 militaires de l'Armée patriotique rwandaise (APR) dirigée par Paul Kagamé. C'est de là que sont partis les deux tireurs qui ont abattu l'avion de celui que nous appelions Ikinani*, c'est-à-dire Habyarimana, le président du Rwanda. J'ai été témoin des préparatifs de l'attentat qui a coûté la vie aux présidents rwandais et burundais et à 10 autres personnes, dont trois Français, et j'ai assisté à ce qui s'est passé dans les heures qui l'ont suivi... »
Jean-Marie Micombero est le témoin direct le plus gradé qui accable Paul Kagamé, l'actuel président du Rwanda. Il était un des officiers de renseignement du 3e bataillon de l'APR. Il a rencontré à Paris les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic, les 5 juillet 2013 et 30 janvier 2014.
Ses témoignages n'ont pas « fuité ». Et pour cause : il contredit les affirmations de Kigali, relayées par les avocats Lef Forster et Bernard Maingain et la quasi- totalité de la presse française. Jean-Marie Micombero m'a raconté cette terrible journée.
"La fin d'ikinani"
« Ce matin-là, très tôt, j'ai vu arriver James Mugabo à moto. Il travaillait à l'aéroport et donnait des renseignements sur les déplacements de Habyarimana et sur le déploiement des gardes présidentiels. Il est allé directement voir Charles Karamba, le boss du renseignement, chapeauté par Charles Kayonga, le patron du 3e bataillon installé au CND. J'ai vu alors Karamba prendre sa radio et se mettre à parler sur le canal du bataillon. Il a dit à tout le monde de se mettre en stand-by. J'ai immédiatement quitté l'immeuble principal du CND pour aller prendre mon fusil d'assaut AK47, avant d'aller rejoindre ma position dans la tranchée qui entourait et protégeait le CND. C'est là, dans une tente installée tout près de ma position dans la tranchée, que je dormais. En la rejoignant, j'ai rencontré Andrew Kagamé [aucun lien avec Paul Kagamé], le commandant de la compagnie Tiger du 3e bataillon, qui était un ami personnel. "C'est probablement la fin d'Ikinani", m'a-t-il dit. »
Jean-Marie Micombero conforte ainsi les affirmations d'Aloys Ruyenzi, alors le principal garde du corps de Paul Kagamé, et d'Abdul Ruzibiza, sergent dans l'APR, jusque-là les témoins clés de l'instruction.
Il est un des témoins annoncés aux juges Poux et Trévidic, le 20 avril 2012, par Théogène Rudasingwa, ex-secrétaire général du FPR et ex-ambassadeur du Rwanda à Washington. Lequel avait affirmé aux juges que Paul Kagamé lui-même lui avait confié, en juillet 1994, avoir commandité l'attentat...
« Et, juste après, comme pour confirmer ce que venait de me dire mon ami Andrew Kagamé, j'ai vu la Toyota Stout 2200 qui quittait le CND, poursuit Micombero. J
'avais repéré le manège depuis quelques semaines. Officiellement, la camionnette allait déposer les déchets dans un endroit communément appelé Mulindi, sur la route de Masaka, mais, en réalité, ses occupants habituels allaient faire des repérages pour trouver un endroit tranquille d'où tirer les missiles contre l'avion de Habyarimana.
Je n'ai pas distingué qui était ce jour-là dans la camionnette, mais j'ai pensé qu'il y avait le chauffeur, Didier Mazimpaka, les deux tireurs, Franck Nziza et Eric Nshimiyimana [qu'Aloys Ruyenzi et Abdul Ruzibiza appellent Eric Hakizimana], et les deux gardiens des missiles, Potien Ntambara et le patron de la mission, le lieutenant Karegeya, alias "Eveready", surnom qui lui venait de sa ressemblance avec un chat dessiné sur les piles alimentant nos lampes torches.
Beaucoup de monde avait fait des repérages. En plus des occupants de la camionnette, y avaient évidemment participé Charles Kayonga, le chef du bataillon des 600, mais aussi un certain Hubert, le patron de ce qu'on appelait les "techniciens", véritables semeurs de terreur dans Kigali, très souvent déguisés en extrémistes hutus qu'on appelait les Interahamwe.
Charles Karamba, Kamugisha et Jacob Tumwine avaient également participé à cette recherche du lieu de tir idéal. Beaucoup de mes collègues du renseignement et d'autres officiers opérationnels connaissaient donc le lieu de tir des missiles : Masaka. De cet endroit, les avions en phase d'atterrissage étaient très visibles. »
Les comptes rendus de ces repérages étaient faits à Karamba, parfois à Charles Kayonga ou à Silas Udahemuka, poursuit Micombero. Mais c'est le seul Kayonga qui rendait compte à Paul Kagamé.
Chaque soir, je le voyais monter sur le toit du bâtiment principal du CND pour lui parler secrètement par talkie-walkie. Le chef du bataillon (indicatif radio : 22C) utilisait pour cela un réseau de communication ultrasecret pour rendre compte à "OB" (l'indicatif de Paul Kagamé) des préparatifs de l'attentat. A défaut d'obtenir le patron, Kayonga parlait à James Kabarebe, son principal collaborateur.
J'étais au courant des préparatifs de l'assassinat depuis quelques semaines. En mars, j'avais en effet parlé à mon camarade Franck Nziza à son arrivée du QG de Mulindi avec Eric Nshimiyimana. Le soir même, j'avais revu Franck autour d'un verre au mess des VIP.
Il m'avait alors confié qu'il était venu, comme Eric, avec son arme. Comme je savais que Franck faisait partie de la section missile du high command, j'en avais déduit qu'Eric et lui étaient venus avec leur missile... J'avais aussi eu des informations complémentaires par Eric Kibonge Ntazinda, mon beau-frère, lui aussi arrivé de Mulindi pour conduire la Toyota jusqu'à Masaka.
J'ai ensuite revu Franck Nziza à plusieurs reprises. Comme il était persuadé que je connaissais tous les détails du planning de l'attentat, il me parlait d'abondance. Il m'a dit qu'il était bien là pour abattre l'avion du président... Mon beau-frère a été finalement remplacé par Didier Mazimpaka à cause de sa mauvaise conduite.
En voyant partir la Toyota 2200, ce 6 avril, très tôt dans la matinée, je savais donc qu'elle se dirigeait vers Masaka, sans connaître toutefois le lieu exact du tir. Ce n'est qu'après la chute de Kigali que Franck Nziza, dont j'étais très proche, m'a montré l'endroit d'où il avait tiré son missile.
C'était juste après le petit pont, à gauche sur la route qui monte vers Masaka. Cet attentat relève aujourd'hui du secret-défense alors que pendant plusieurs années beaucoup de monde connaissait et parlait ouvertement de l'opération contre Ikinani !
Elle n'est véritablement devenue secrète qu'après l'arrivée des mandats du juge Bruguière...»
Tension palpable
L'ancien officier de renseignement à qui je montre une carte d'état-major de l'époque me désigne le lieu d'où ont été tirés les missiles. Sur cette carte, il est facile de reconstituer le trajet que la camionnette Toyota empruntait pour aller du CND à Masaka. Et Micombero reprend le cours de cette journée du 6 avril 1994.
« La camionnette roulait donc vers Masaka. Mais un brouillard épais est tombé sur Kigali. J'ai entendu le bruit du décollage d'un avion qui devait être le Falcon 50 d'Ikinani.
A peu près en même temps, sur ma radio, avec laquelle je captais le canal de la chaîne de commandement du 3e bataillon -canal accessible à Charles Kayonga, le patron du bataillon, son adjoint Jacob Tumwine, le commandant de la 3e compagnie, James Karamba, les officiers de renseignement dont je faisais partie, et à tous les commandants de compagnie -, la voix d'"Eveready" qui parlait à Andrew Kagamé, ce jour-là officier de garde, précisa :
"Il y a trop de brouillard, on ne voit rien...
- Opération stand down", a répondu Andrew.
L'opération contre Ikinani avait donc été stoppée.
Peu de temps après, j'ai vu la camionnette revenir au CND. Le stand by class one a alors été levé. "Eveready" a rejoint Andrew Kagamé dans le building principal du CND. J'étais là.
Etaient également présents Karamba et les officiers de renseignement. "Eveready" a fourni des détails sur les raisons de l'abandon de l'opération : "Il y avait trop de brouillard, la visibilité n'était pas suffisante, on a été obligés d'abandonner..."
James Mugabo est revenu à moto, peu de temps après le retour de la camionnette. On était encore au début de la matinée. Il y avait du soleil et la vie normale du bataillon a recommencé.
En fin d'après-midi, je n'ai pas vu la camionnette repartir alors que j'étais dans le bureau, à l'intérieur du bâtiment du CND, avec Jacob Tumwine, le commandant des opérations du 3e bataillon et quelques civils (avec lesquels on faisait des évaluations sur les informations de sécurité dans Kigali). Je n'avais pas ma radio avec moi.
A un moment, Tumwine, qui avait l'air tendu, est sorti. La nuit tombait. Quelque temps plus tard, j'ai entendu une très forte explosion. Je suis sorti pour aller chercher mon arme et ma radio. Les civils ont été priés de quitter le CND pour rentrer chez eux. La tension était palpable.
Des véhicules filaient sur la route Remera-CND-Kimihura-centre-ville. J'ai alors pensé que l'avion de Habyarimana avait explosé. Avec Tumwine et Karamba, on s'est dit que c'était dangereux de laisser partir les employés civils...
Plus tard, alors qu'il faisait nuit, j'ai croisé Franck qui m'a dit : "L'opération a bien réussi, même si mon missile a raté la cible. Heureusement, celui d'Eric l'a touchée !"
Nous n'avons pas discuté longtemps parce qu'on s'attendait à une attaque. Ce soir-là, pour la première fois, Charles Kayonga a autorisé la bière. J'ai bu une Heineken... Vers le milieu de la nuit, je suis allé voir Andrew Kagamé qui était avec "Eveready" et Kitoko.
"Eveready" nous a raconté ce qui s'était passé à Masaka : "Nous sommes partis vers le bas de la colline de Masaka. Nous nous sommes mis en position défensive. Didier faisait des allers-retours sur la route avec la camionnette. Les deux tireurs se sont installés à l'endroit prévu. Nziza a tiré et a raté son coup. Et immédiatement Eric a tiré et a touché l'avion d'Ikinani. Après, nous avons vite rejoint avec les deux tireurs la Toyota qui nous attendait sur la route de Masaka et sommes revenus au CND."»
Assassinats ciblés
A 20 h 21 min 53 s, heure locale, le pilote du Falcon 50, immatriculé 9XR-NN, qui revenait de Dar es-Salaam (Tanzanie), répondit à la tour de contrôle : « Reçu. » Ce fut son dernier mot.
Quatre minutes et quatre secondes plus tard, la balise de détresse envoyait son premier signal. Il y en aura cinq, dont le dernier à 20 h 26 min 7 s. Les 12 passagers dont le président Habyarimana s'étaient écrasés tout près de sa résidence.
« Le lendemain matin, on était toujours en stand-by. A l'aube, le bâtiment du CND fut la cible des mitrailleuses 14 mm qui tiraient de Kacyiru, mais sans faire de dégâts.
Dans la matinée, la peur dans les rues était palpable, des assassinats ciblés avaient lieu dans la ville, des consultations se déroulaient entre les officiels de la Minuar et ceux de notre contingent.
Ce sont nos agents qui nous rapportaient ce qu'il se passait dans le centre de Kigali. Les cadres du FPR qui étaient encore là (d'autres avaient en effet déjà été évacués quelques jours avant l'attentat) faisaient pression sur Charles Kayonga pour qu'il ordonne la sortie de ses militaires pour sauver des civils.
Après avoir consulté Paul Kagamé, il leur répondit qu'il fallait attendre que beaucoup d'atrocités soient commises et qu'elles soient connues de tous avant de les autoriser à sortir. Ce n'est qu'au début de l'après-midi que certains militaires reçurent l'ordre de sortir. »
Quelques années plus tard, Jean-Marie Micombero est devenu juge à la Haute Cour militaire, puis directeur au ministère de la Défense, et ensuite secrétaire général, c'est-à-dire numéro deux du même ministère.
Une accusation fabriquée (corruption et association de malfaiteurs) le conduit en prison pendant un an. Il quitte le Rwanda en août 2011 et milite au Rwanda National Congress, un parti d'opposition qui regroupe notamment le général Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d'état-major, Théogène Rudasingwa, qui était en 1994 le secrétaire général du FPR, Gérald Gahima, ancien procureur, et Patrick Karegeya, jusqu'à son étranglement par des tueurs de Paul Kagamé dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier dernier.
Le témoignage de Jean-Marie Micombero conforte l'enquête sur les missiles et leur traçabilité, de l'ex-URSS à Masaka en passant par l'Ouganda et Mulindi, le QG de Paul Kagamé.
Enquête qui situe à partir d'éléments matériels les auteurs de l'attentat dans le camp du FPR.
C'est bien sur le lieu de tir désigné par Micombero que, le 25 avril 1994, des paysans rwandais des environs de Kigali découvriront deux tubes lance-missiles type SAM-16 fabriqués en URSS, en juillet 1987, et dont les références ont permis, grâce à Moscou, de reconstituer le trajet des missiles qui ont abattu l'avion.
Les deux missiles et leurs tubes lanceurs faisaient partie d'une commande de 40 missiles SAM-16 livrés à l'Ouganda dans le cadre d'un marché interétatique.
Mémoire auditive
Après le lancement de neuf mandats d'arrêt contre des collaborateurs de Paul Kagamé et la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France qui a suivi, la justice, sous pression des autorités françaises, semble être entrée dans la logique de Kigali.
Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux vont en effet accorder aux nouveaux témoins rwandais travaillant pour Paul Kagamé la même importance qu'à ceux qui ont rompu avec lui.
Les juges ne sont plus sûrs que les missiles aient été tirés de Masaka et ordonnent un rapport balistique. Dans quelques d'années, l'Ecole nationale de la magistrature à Bordeaux dissertera sur la monstruosité juridique de cette expertise.
Les résultats balistiques n'étant pas probants, les juges font appel à des experts en acoustique qui, à partir de la mémoire auditive de témoins presque exclusivement choisis par Kigali, d'un événement survenu dix-sept ans plus tôt, sont censés déterminer le lieu de tir des missiles !
Or ces « experts » ne se sont pas rendus au Rwanda mais ont mesuré, en France, à La Ferté-Saint-Aubin (Loiret) - pays plat n'ayant aucun rapport avec les collines de Masaka et Kanombé - et, « par similitude, par rapport à un propulseur de roquette suffisamment équivalent », le nombre de décibels d'un SAM-16.
Résultat : ils concluent que les missiles ont été tirés de Kanombé, colline où, selon les avocats des mis en examen rwandais, la garde présidentielle du président Habyarimana était installée. Il n'en a pas fallu davantage pour que leurs avocats, Lef Forster et Bernard Maingain, concluent que les missiles avaient été tirés par des extrémistes hutus.
Précisons que le camp de Kanombé n'abritait pas la garde présidentielle, mais un escadron parachutiste, un hôpital militaire, divers services de mécanique automobile, des logements pour des coopérants français et des bureaux pour des coopérants allemands, et seulement quelques éléments de la garde autour de la résidence présidentielle.
A lire ou à écouter la plupart des médias, et notamment Libération, le Nouvel Observateur, Jeune Afrique et France Inter, « la vérité avait enfin gagné », Kagamé était innocenté !
Lef Forster et Bernard Maingain ont réclamé un non-lieu, mais, en novembre dernier, ils ont reçu une réponse négative. La vérité judiciaire serait-elle en train de rattraper la vérité ?
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Pierre Péan
* Les Rwandais l'ont appelé ainsi après qu'il eut dit un jour : « Je suis ikinani que les méchants et les traîtres n'ont pas réussi à faire plier. » Ikinani veut dire « invincible ».
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