dimanche 21 septembre 2014

Ebola : « Soigner en priorité les Occidentaux ne pose pas de problèmes d'éthique »

19.09.2014


La jeune infirmière française de Médecins sans frontières (MSF), qui a contracté le virus Ebola au Liberia, a commencé à recevoir, vendredi 19 septembre, des traitements expérimentaux dans l'hôpital militaire de Bégin (Val-de-Marne), où elle a été placée en isolement. 

Alors que la fièvre hémorragique continue de faire des ravages en Afrique de l'Ouest, avec 2 630 morts, la question de tester des traitements sur des Occidentaux – comme ce fut également le cas pour les trois Américains, l'Anglais ou le prêtre espagnol – soulève un débat éthique.

Entretien avec Jean-François Delfraissy, directeur de l'Institut microbiologie et maladies infectieuses de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales.

Le fait de rapatrier dans leurs pays des Occidentaux infectés par Ebola et de leur administrer en priorité des traitements expérimentaux pose-t-il des problèmes éthiques ?

Jean-François Delfraissy : Cela ne pose pas de problèmes éthiques à mes yeux. Les soignants occidentaux font un effort pour aller aider, dans une situation de grande crise sanitaire, les pays du Sud. MSF et d'autres ONG mènent une action très positive et dans le même temps très risquée. 

Car cette maladie a de graves conséquences pour les personnels médicaux, avec un taux de mortalité de 50 % qu'on n'avait pas connu depuis plus de soixante ans. 

Même lorsque de graves maladies comme le sida sont apparues, le risque d'être contaminé était faible pour les personnels médicaux. 

En France, entre 15 et 20 soignants ont par exemple été infectés par des patients atteints du VIH, ce qui est très peu par rapport au nombre de patients qui ont été touchés.

Dans le cas d'Ebola, on envoie donc des soignants, jeunes le plus souvent, avec un don d'eux-mêmes très important, prendre des risques majeurs dans les pays d'Afrique de l'Ouest – même s'ils font très attention. Il ne me semble donc pas choquant qu'on assure à ces jeunes que tout sera fait pour qu'ils soient pris en charge dans les meilleures conditions s'ils sont infectés.

Mais au-delà des traitements expérimentaux, ce sont surtout les meilleurs systèmes de soins occidentaux qui peuvent permettre de sauver les soignants expatriés et justifier qu'on les rapatrie. 

Dans les pays d'Afrique de l'Ouest touchés par Ebola, les systèmes sanitaires sont tellement précaires que la moindre opération de réanimation, de pose de perfusion ou d'hydratation des patients – essentielle pour lutter contre le virus – est difficile à mener

En France, les mêmes cas d'Ebola, bénéficiant de mesures de réanimation standard, enregistreraient une mortalité très réduite : elle serait de l'ordre de 15 % au lieu de plus de 50 %. Si vous faites un choc septique au fond de la brousse africaine ou à Paris, votre chance de survie n'est pas la même.

Entendez-vous malgré tout que ces traitements différenciés puissent renforcer l'opposition entre Blancs et Noirs, riches et pauvres ?

Je serais sensible à cette critique si nous étions sûrs d'avoir des médicaments qui marchent et qui guérissent Ebola à 100 %, et si de tels traitements étaient uniquement accessibles au Nord. 

Mais pour l'instant, on n'a rien, tant au Nord qu'au Sud. On a des candidats de traitements dont on peut penser qu'ils ont peut-être une petite efficacité, mais l'on n'en sait rien. On démarre les tests avec les gens du Nord, car on dispose de ces médicaments en petites quantités.

Mais ils vont rapidement arriver au Sud. Sans compter que l'on ne démarre pas un essai dans les pays du Sud comme ça. Il faut des autorisations des autorités gouvernementales, des comités d'éthique et l'acceptabilité de ces nouvelles molécules par les Africains eux-mêmes, donc cela prend un peu de temps. 

Le problème éthique réside plutôt dans la question de savoir pourquoi les conditions sanitaires sont aussi graves dans un certain nombre de pays du Sud par rapport aux pays du Nord.

Dans le même temps, les soignants occidentaux peuvent être considérés comme des cobayes... N'est-ce pas un problème, à l'inverse, de leur faire prendre des risques ?

Effectivement, la question de l'éthique se pose également dans l'autre sens : pourquoi démarre-t-on ces traitements, dont on ne ne sait pas s'ils marchent ou s'ils sont toxiques, chez des soignants du Nord et pas du Sud ? 

Comme il faut apprendre en marchant, la jeune infirmière de MSF va recevoir des traitements innovants, et on va regarder les conséquences sur sa charge virale. Mais on lui fait forcément prendre des risques.

Quand pourra-t-on faire des essais sur des malades des pays d'Afrique de l'Ouest ?

Il y a deux types de médicaments possibles : des anticorps dirigés contre des protéines virales, comme le traitement américain Zmapp, pour lequel il ne reste pratiquement plus de doses disponibles. 

Ensuite, des antiviraux, comme le TKM-Ebola, élaboré par la société canadienne Tekmira, dont une quarantaine de doses sont disponibles, et le Favipiravir, fabriqué par le Japon, le seul à être disponible en quantités importantes, avec plus de 30 000 comprimés.

Lire aussi : Trois traitements expérimentaux contre Ebola autorisés en France

Avec l'Inserm, nous allons démarrer un essai thérapeutique en Guinée à partir de début novembre. Nous allons administrer du Favipiravir à une soixantaine de patients. Nous regarderons comment cette molécule est tolérée chez l'homme à forte dose, si elle a un effet sur la charge virale et un effet sur la mortalité et la morbidité.

On n'est donc pas loin de l'arrivée de ces molécules innovantes au Sud. Au final, le délai entre l'accès au traitement pour des patients du Nord et du Sud aura été de quatre mois, entre juillet et novembre. 

Pour comparaison, ce décalage a été beaucoup plus long concernant les antirétroviraux contre le VIH : les premières bithérapies sont arrivées au Nord dans les années 1994-1995 tandis qu'il a fallu attendre 2003-2004 l'arrivée en masse de génériques au Sud, soit presque dix ans.

Lors de l'essai en Guinée, les autorités nous ont demandé d'arriver avec des doses supplémentaires de médicaments pour traiter des soignants contaminés. 

Là encore, cela pourrait interpeller : pourquoi eux ? Mais en cas de maladie très grave, les soignants sont des gens très précieux. Le Liberia compte seulement un médecin pour 100 000 habitants. Or on a besoin de médecins pour la poursuite de la prise en charge de l'épidémie. 

Donc qu'il y ait une prime pour traiter en priorité les soignants peut interpeller et pourtant c'est réaliste. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de perdre le peu de soignants dont nous disposons.
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Audrey Garric
Le Monde.fr

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