dimanche 12 octobre 2014

Lomidine : comment la médecine coloniale a dérapé

12-10-2014

Dans une enquête impressionnante, l'historien Guillaume Lachenal exhume ce "scandale pharmaceutique" qui en dit beaucoup sur la colonisation. Extraits.

 
Campagne de "lomidinisation" (Archives personnelles/Mme Lugane)

14 novembre 1954, au Cameroun. Comme chaque année, le Service d’hygiène mobile et de prophylaxie (SHMP) fait étape à Gribi, petite communauté à l’Est du pays, pour l’injection annuelle de Lomidine. 

Soulager l’Afrique de la maladie du sommeil est la priorité des services de santé coloniaux d’après-guerre, en même temps que l’emblème de leur médecine tropicale triomphante et sociale.

Six ans déjà que, du Congo belge au Sénégal, des camions sillonnent le continent noir, pour la «piqûre de la santé» contre le trypanosome, parasite aux allures de dragon microscopique responsable de la maladie. 

Tandis qu’en métropole la mouche tsé-tsé tourbillonne sur l’imagier de l’écolier, la politique sur le continent noir c’est la piqûre pour tous - on parle de «lomidinisation totale».

Les villageois n’ont pas le choix, le traitement est obligatoire en dépit de l’abolition du Code de l’indigénat, et selon un rituel désormais familier: les longues files d’attente sous un soleil sans pitié, les prélèvements sanguins, l’examen de chaque lame de sang par des auxiliaires recrutés parmi les autochtones et chargés de s’assurer que l’on ne piquera pas des gens déjà malades, le traitement étant administré à titre préventif et efficace en cela – du moins croit-on savoir car, dans quelques années, la vérité va se révéler toute autre.

L’injection dans la fesse est très douloureuse. Des effets secondaires plus que préoccupants sont minimisés dans toutes les publications (déjà): vertiges, vomissements, diarrhées, baisse brutale de la tension artérielle, si bien qu’on impose parfois le repos après la piqûre et ce sont des villages entiers qui se retrouvent allongés sur le sol.

Beaucoup, pris de peur, partent en courant quand arrive le dispensaire –laboratoire - mobile, le «hangar médical» dit-on dans les années 1950. C’est donc dans ce contexte que les infirmiers à Gribi «lomidinisent» en ce 14 novembre 1954 plus d’un millier d’Africains. 

Et là, catastrophe. En quelques jours, vingt huit personnes vont mourir de gangraine gazeuse, nécrose fulgurante des tissus ; une centaine d’autres sont «gravement atteints», fesse et cuisses enflées, les muscles présentant des signes d’éclatement et de pourriture.

L’inquiétude et la tristesse s’emparent de tous ceux qui ont été piqués. Ils ont peur de mourir. A l’heure des bilans dans les années 60, des dizaines de drames similaires seront recensés. 

De nouvelles expériences démontreront que la Lomidine, loin d’avoir un effet préventif, agissait en réalité à l’aveuglette en empêchant la maladie de se propager. Et sa dangerosité plus jamais ne sera niée.

Il revient à Guillaume Lachenal d’avoir exhumé l’histoire méconnue de cette poudre injectée plus de dix millions de fois au cours des années 50 et dont chaque trace fut archivée par le pouvoir colonial mais à des fins d’oubli. 

Le chercheur a mis des années à localiser les cartons de documents des anciennes usines Rhône-Poulenc de Saint-Fons, où fut conditionnée la poudre, ce qui lui inspire quelques pages senties sur l’archivage comme sépulture administrative.

Ce récit ouvre aussi une fenêtre sur la logique raciale des médecins coloniaux et «la part de déraison que contenait leur propres principes de rationalité, d’autorité, de scientificité, ce que j’appellerais leur bêtise», écrit l’auteur en ouverture de cet impressionnant travail d’enquête.

Historien de la médecine, il sait bien que le récit de cette déroute pharmaceutique n’est pas représentatif des grandes campagnes de santé publique en Afrique et des glorieuses victoires de la seringue. Alors il cite Suzan Sontag, pour qui «raconter une histoire c’est rétrécir le monde». Voici en exclusivité extraits et photos.
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Anne Crignon

Extraits
1.
Dangereux pour les Européens,
obligatoire pour les "populations"

Les Européens (le terme est l’euphémisme qui sert à désigner dans l’Afrique des années 1950, les blancs ou les colons) doivent-ils se soumettre à la lomidinisation ? 

Le problème n’est pas tout à fait accessoire, puisque certaines zones urbaines où vivent des milliers de colons, comme Yaoundé, Bamako ou Léopoldville, sont soumises à la lomidinisation.

Les publications officielles, en toute logique, la recommandent à tous, et donc implicitement aux Européens, sans même soulever la question: «tous les sujets sont justiciables de la méthode; dans le sein d’une collectivité, il ne saurait y avoir de discrimination.» 

En 1951, un bilan des campagnes en AOF [l’Afrique occidentale française, NDLR] précise, en soulignant, que «dans l’ensemble, aussi bien chez les Européens que chez les Africains, l’injection intramusculaire de Lomidine est très bien supportée.» 

Les documents utilisés au Cameroun pour la propagande à destination des populations locales sont tout aussi explicites :
 
Qu’on ne croie pas que la lomidinisation est réservée uniquement aux Africains ! Les Européens dont le métier est d’être en brousse, ou ceux qui habitent les grands centres et vont, le dimanche, pêcher dans les étangs, les marigots, les fleuves, ou chasser dans la forêt, sont également mis en garde contre le danger qu’ils courent, et vivement invités à se faire lomidiniser. Beaucoup le demandent même spontanément.

 
(© Mme Lugane)

D’autres sources, orientées directement vers la pratique médicale, livrent un discours différent – on peut même dire que les efforts rhétoriques révèlent en fait, en négatif, un problème épineux. 

Les manuels de médecine tropicale, pourtant écrits par les mêmes médecins coloniaux, restent prudents sur l’intérêt de prescrire la Lomidine aux Européens : «les injections préventives individuelles (…) sont à réserver aux Européens particulièrement exposés en raison de leur occupations professionnelles», précise le «Vaucel» [le manuel de référence de médecine tropicale édité par le médecin général Vaucel depuis l’institut Pasteur, NDLR], dont le chapitre Trypanosomiase a reçu le concours de plusieurs vétérans des campagnes de lomidinisation.

Une circulaire officielle des services d’hygiène mobile d’AOF est encore plus claire: la Lomidine est déconseillée aux Européens, mais si ceux-là insistent, d’infinies précautions doivent être prises – dont on peut dire qu’elles sont difficilement compatibles aves les cadences des campagnes de masse:

CHIMIO-PROPHYLAXIE CHEZ L’EUROPÉEN

Qu’il s’agisse d’une demande individuelle, ou collective, l’injection d’une diamidine aux européens doit toujours être pratiquée par le Médecin-Chef du Secteur. Après examen chimique et bactériologique du sujet, et constatation qu’il est indemne de trypanosomiase.

1°) s’assurer qu’il est volontaire (déclaration écrite de l’intéressé)

2°) examen médical approfondi :

au point de vue cardiaque : auscultation, tension.

au point de vue hépato-rénal ; antécédents, albuminurie.

Ecarter de l’expérimentation tout sujet hypotendu, anémié ou ayant des antécédents hépato-rénaux ou des séquelles (abcès du foie, néphrites avec albuminurie, etc…)

Ecarter tout sujet à la période aigue d’une affection ou en mauvais état général, ou trop âgé (plus de 50 ans).

Mêmes confidentielles, les consignes officielles sont claires : pour un Européen, la Lomidine est dangereuse et douloureuse ; pour un Africain elle est obligatoire, y compris pour les nourrissons, les femmes enceintes et les vieillards (sauf quand l’état général est très mauvais).

En pratique, le problème de la lomidinisation des Européens s’est posé assez régulièrement : les efforts de publicité entrepris par Spécia [le fabricant français de production de la poudre de Lomidine, filiale de Rhône Poulenc qui la commercialise, NDLR] et par l’appareil de propagande colonial attirent en effet l’attention, en métropole et dans les capitales africaines, sur la «vaccination contre la maladie du sommeil» – la confusion est systématique et entretenue par des spécialistes comme Launoy [spécialiste français de la maladie du sommeil, directeur scientifique de Spécia, NDLR].

La Lomidine suscite un intérêt réel : la maladie inspire toujours la peur, et le nombre de voyageurs à destination de l’Afrique croît alors que s’ouvrent les premières lignes aériennes régulières. Tant et si bien que les experts sont sollicités «pour avis».

En France, c’est à l’Institut Pasteur que s’adressent les demandes de firmes privées et d’organismes publics inquiètes pour leur personnel. Après délibération avec les spécialistes du Ministère de la France d’Outre Mer, une consigne est définie et transmise aux Instituts Pasteur coloniaux, chargés de gérer localement les demandes individuelles de lomidinisation. Noël Bernard, le sous directeur de l’Institut Pasteur à Paris, écrit ainsi en 1950 au directeur de la filiale Dakaroise :

Mon cher Collègue,

Quelques cas de maladie du sommeil survenus dans le personnel de diverses administrations privées suscitent de la part de leurs sièges sociaux à Paris, la demande de protection (ils disent vaccination) contre cette endémie africaine. Leur désir serait de traiter indifféremment leurs agents.

De l’avis de notre collègue CECCALDI et du Médecin Général SALEUN qui remplace au Ministère le Médecin Général VAUCEL en congé, la lomidinisation pour les raisons que vous connaissez mieux que moi, doit se limiter aux agents particulièrement exposés par le lieu de leur résidence ou par leurs déplacements. Il convient donc que ces agents demandent conseil à des autorités qualifiées qui leur donneront tous conseils utiles.

Vous serez donc appelés à leur donner les consultations et les traitements opportuns. (…)

Nous pouvons nous attendre à voir se multiplier de telles demandes. Vous penserez certainement avec nous que les Instituts Pasteur doivent leur faire bon accueil.

Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments les plus amicaux.

Noël Bernard
S/Directeur de l’Institut Pasteur

La perspective habituelle est renversée : à ceux qui souhaitent «traiter indifféremment» la collectivité de leurs employés, les experts répondent, au nom d’un calcul rationnel (qui fait vraisemblablement allusions aux accidents) que les sujets à injecter doivent être sélectionnés selon les risques auxquels ils sont exposés.

Dans le cas des «Européens», le rapport bénéfice-risque, comme on dit aujourd’hui, est estimé, en tenant compte de l’exposition réelle à la maladie et des risques de l’injection. Dans le cas des «populations», les manuels précisent que les dangers de l’injection ne doivent pas «faire trop sous estimer les bénéfices collectifs».

La ligne de partage entre raisonnement individuel et raisonnement collectif se superpose à une ligne de distinction raciale; l’individu c’est l’Européen, pourrait-on dire en somme. Lire"Congo", une sale histoire belge

2.Accidents, exactions, rafles

L’effort pour inciter les Camerounais à se présenter aux séances d’injections aura peu d’effet : il précède de peu l’arrêt quasi-total du programme, fin 1954. Les accidents catastrophiques qui surviennent alors rendront dérisoires ces tentatives.

 
(© Mme Lugane)

Dans toute l’Afrique, les problèmes se multiplient : à la carte des campagnes se superpose celle des zones où la lomidinisation devient délicate ou impossible, refusée en masse par les populations. L’éradication de la maladie passe par celle des poches de résistance, au sens littéral du terme : la pensée épidémiologique devient explicitement politique.

Les incidents ne manquent pas pour motiver une contestation des campagnes d’injections : ils ne sont d’ailleurs pas tous liés au médicament lui-même, mais plutôt au fonctionnement ordinaire des tournées, qui imposent aux populations de se soumettre aux gestes médicaux et de fournir hébergement, eau et nourriture aux équipes (qui comptent rarement moins de dix personnes).

Les exactions des infirmiers ou des assistants sanitaires sont un problème récurrent depuis le début des programmes de lutte contre la maladie du sommeil (les médecins ne sont presque jamais mis en cause). 

Si au Cameroun, les campagnes médicales des années 1920 avaient connu plusieurs condamnations à mort suite à des assassinats d’infirmiers, les tensions habituelles sont beaucoup plus banales : la médecine coloniale fonctionne comme un despotisme décentralisé.

On se plaint à Yokadouma, du médecin africain :
pendant sa tournée de 13 jours sur la piste des Bidjokis le médecin africain a réussi à manger 15 chèvres, 51 kilos de viande fumée et quelques dizaines de poulets. Son appétit était bon mais la digestion sera plus difficile, parce que le juge l’a condamnée à 12.000 francs d’amende et un an de prison avec sursis,

écrit un missionnaire en 1947. En Côte d’Ivoire au même moment, les problèmes remontent jusqu’à l’Assemblée locale, on l’on dénonce les rafles de riz de poulets, de cabri et d’argent par les agents du SHMP, les mauvais traitements infligés au malades récalcitrants ou aux retardataires (coups de chicotte ou port de briques).

A Danané, un poste situé comme Yokadouma aux confins de la colonie, un infirmier est traduit en justice en 1954 pour «exactions».

Plus spécifiquement, la «piqûre contre la maladie du sommeil », comme l’appellent les missionnaires, inspire la peur dans plusieurs régions – les échos des accidents sont une explication plausible rétrospectivement, bien que les médecins de l’époque la tiennent pour illégitime.

Dans la zone de Nola, en Oubangui-Chari, l’une des plus lomidinisées d’Afrique, des rumeurs circulaient toujours à la fin des années 1980 sur des injections qui amenaient la mort, rapportées par l’anthropologue Tamara Giles Vernick. 

Dans la région de la Lékié au Cameroun, on se souvient de la Lomidine en riant et en pleurant : une chanson sur la ndondo mezegue circule encore aujourd’hui, qui chante la douleur, les petites brimades et les coups de bâtons.

 
(© Mme Lugane)

La politisation du refus des campagnes est rarement explicite ; elle est plutôt présente dans les rapports médicaux comme une menace, en particulier dans les deux colonies où la mobilisation nationaliste est la plus radicale et la mieux organisée : en Côte d’Ivoire, avec le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et au Cameroun, avec l’UPC. 

Le refus est parfois total, comme dans les grandes villes du Cameroun ou de Côte d’Ivoire, où le taux de présence est «ridicule». Il se fait le plus souvent à bas bruit, par simple lassitude lorsque les campagnes se répètent.

L’évitement des campagnes est d’ailleurs passif : il suffit de rester chez soi pour être « absent », la plupart des équipes convoquant les habitants à des points situés le long des routes, parfois à des heures de marche du village. 

Des décès de malades ont lieu sur le chemin du retour, lors des longues marches en plein soleil après la visite médicale, comme en 1942 en Guinée, où une femme meurt après avoir fait 30 km de marche immédiatement après une ponction lombaire de contrôle.

Face aux difficultés, les médecins sont contraints à l’innovation. La technique des «postes-filtres», c’est à dire de barrages sur les routes pour intercepter les voyageurs et vérifier qu’ils ont bien été lomidinisés récemment, devient systématique en Côte d’Ivoire, où les circulations avec la Guinée et la Haute-Volta sont intenses.

Maxime Lamotte, un jeune naturaliste français qui travaillait alors dans la région des Monts Nimba en Guinée (il deviendra une figure majeure de la biologie française des années 1960-70) se souvenait encore, au début des années 2000, de ces check-points : il avait du, un jour, prendre sa place dans la file pour recevoir l’injection. 

En Côte d’Ivoire, là où l’annonce de l’arrivée de l’équipe fait fuir, on se résout à mener des «prospections-surprises».

A Abengourou, le SGHMP [le service général d’hygiène mobile et de prophylaxie, NDLR] débarque ainsi, à l’improviste, dans les marchés et les villages, pour dépister et lomidiniser sur le champ : les campagnes deviennent encore plus impopulaires et doivent être arrêtées en 1955. 

A Gagnoa, le «médecin est obligé de contourner le village pour récupérer femmes et enfants qui s’enfuyaient». LireCe que l'esclavage a fait à l'Afrique


3.Chanson de la maladie du sommeil

Cette chanson en langue eton était chantée dans les années 1950, dans le département de la Lékié, au Cameroun. Elle a été recueillie en 2005 auprès de Hubert Mvogo, infirmier breveté d’Etat à Yaoundé, qui la tient de sa mère, originaire de la localité d’Oveng, à 40 km au nord de Yaoundé. 

Elle fait probablement allusion à la lomidinisation, très utilisée dans la région. Le terme utilisé est ndondo (la piqûre) mezegue (la maladie du sommeil). L’incontinence évoque également un effet connu de la Lomidine. 

La série de «piqûres» à la tête, au cou et au dos évoque la série de ponctions (ganglionnaire et lombaire) réalisée pour le dépistage.

 
(© Mme Lugane)

Ndondo meuzeugue anga lere me nguet iben
ndondo meuzeugeu anga lere me nguet ibe,
Be loum ma unlô
Be loum ma king
Be loum ma mvous
iyong bassigui aliii
Mebi me nga yi me koui
megnolok me nga yi vam
Be nga bat melom ne me keu lap mediip
Ngue me yi na ma béré assou
Man bezimbi anga sim ma ingueng unlô
(pleurs)
Ndondo meuzeugue anga lere me nguet iben
Ndondo meuzeugue anga lere me nguet iben.

– Traduction (Hubert Ntonga) –

L’injection contre la maladie du sommeil m’en a fait voir de toutes les couleurs
L’injection contre la maladie du sommeil m’a fait trop mal
Ils m’ont piqué à la tête
Ils m’ont piqué au cou
Ils m’ont piqué au dos
Quand ils descendent plus bas
Les excréments veulent sortir de moi
Les urines même veulent jaillir
Et encore, ils veulent m’envoyer puiser de l’eau
Si je tente de traîner le pas
Le gendarme m’assène un coup de bâton sur la tête
(pleurs)

L’injection contre la maladie du sommeil m’en a fait voir de toutes les couleurs
L’injection contre la maladie du sommeil m’a fait trop mal

© La Découverte



Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies
par Guillaume Lachenal

Les Empêcheurs de penser en rond/ La Découverte
280 pages, 18 euros.
Bio express

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Guillaume Lachenal est historien de la médecine à l’université Paris-Diderot. Il est membre de l’institut universitaire de France.

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