Les médias se penchent enfin sur les différents conflits ravageant le Congo depuis plus d’une décennie. Mais dans le nord du pays, la terreur semée par une guérilla ougandaise passe encore trop inaperçue
Les bourgs et les villages du Haut-Uélé sont comme des îles au milieu de l’immensité de la forêt. Vus du ciel, ils forment des petites tâches rougeâtres rognées sur le vert, au centre desquelles scintillent les toits en zinc des rares bâtiments en dur, entourés des petits ronds marron des cases en paille et terre cuite. De minces lignes brunes, délicates comme des fils d’araignée et tracées au cordeau, semblent relier ces tâches entre elles, formant un archipel étalé dans la brousse. Mais les apparences sont trompeuses: ces routes, tracées par les Belges voici déjà cinquante ans ou plus, sont quasiment impraticables, les pluies, les rares camions les ont labourées, retournées, défoncées, plus personne, même l’Eglise, ne les entretient, et elles ne sont pour la plupart quasiment plus passables qu’à moto ou à bicyclette. Pire encore, les rares voyageurs qui s’y aventurent risquent leur vie: car la brousse impénétrable, qui sépare les villages comme un océan sans bateaux, est hantée de fantômes assassins. La disparition de l’Etat et la lente dégradation des infrastructures ne sont pas le pire problème dont souffrent les habitants du Haut-Uélé; depuis deux ans déjà, ils sont victimes des attaques quasi quotidiennes de «l’ennemi LRA», le Lord’s Resistance Army, l’Armée de résistance du seigneur.
Le LRA vient de l’Ouganda voisin et a le triste honneur d’être aujourd’hui le plus ancien groupe rebelle encore actif d’Afrique. En 1989, après la défaite d’une première rébellion mystique, le Holy Spirit Movement (HSM), par les troupes du président ougandais Yoweri Museveni, un jeune homme du nord du pays, Joseph Kony, se vit confier par les esprits la tâche de continuer le combat pour sauver son peuple opprimé, les Acholis. Mais Kony n’adopta pas les tactiques magiques – et suicidaires – de son infortunée prédécesseur, la prophétesse Alice Lakwena; même s’il affirmait tirer son autorité des mêmes esprits qu’elle, le groupe qu’il mit sur pied à partir des débris du HSM vaincu incluait des soldats aguerris, venus d’une autre rébellion militaire, l’UPDA; et alors qu’il n’avait lui-même aucune expérience militaire, il parvint à mettre sur pied un commandement structuré et discipliné, qui lui permit de survivre aux premiers affrontements avec l’armée régulière de Museveni. Mais c’est la stratégie radicale du LRA qui acheva de le distinguer tout à fait du HSM: éviter le combat direct avec l’armée, et s’en prendre aux civils – le terrorisme à l’état pur, au sens étymologique du terme. Paradoxalement, la cible principale du LRA fut les gens mêmes que Kony prétendait vouloir protéger, les Acholis du nord, déjà fortement opprimés par les soldats natifs du sud et de l’ouest du pays. Massacres de masse et mutilations sélectives devinrent la «marque de fabrique» du LRA, et par-dessus tout les enlèvements d’enfants, enlèvements souvent pratiqués en masse dans les écoles ou les internats. Le LRA remplissait de cette manière ses rangs: les fillettes enlevées étaient distribuées aux commandants et aux hommes pour leur servir de «femmes» et leur faire des bébés, et les garçons, pris parfois dès l’âge de 5 ans, étaient endoctrinés et formés pour devenir la nouvelle génération de combattants. Ce sont ces pratiques extrêmes, menées de manière systématique, qui ont permis au LRA de survivre plus de deux décennies. Dans les années 90, avec le soutien de Khartoum, Kony implanta des bases au Sud-Soudan, et servit à l’armée soudanaise de supplétifs dans sa lutte contre la guérilla séparatiste du SPLA. Mais en 2002, une offensive ougandaise le délogea et l’obligea à se replier petit à petit vers la République démocratique du Congo, plus à l’ouest. A partir de 2005, menacé en outre par un mandat d’arrêt du TPI pour crimes contre l’humanité, Kony parvint à établir de nouvelles bases au Congo, dans le district du Haut-Uélé, au sein de l’immense parc naturel de la Garamba, à quelques kilomètres seulement des frontières ougandaises et soudanaises. Mais les attaques des UPDF (l’armée ougandaise), aidés par le SPLA, avaient fortement affaibli son mouvement, et il devait gagner du temps pour reconstituer ses forces. Il s’engagea ainsi dans un processus de paix, parrainé par le gouvernement autonome du Sud-Soudan, dont la plupart des observateurs s’accordent maintenant pour penser qu’il ne fut jamais autre chose qu’un prétexte. Après d’âpres négociations, un accord de paix final fut approuvé par le gouvernement ougandais, qui comprenait parmi d’autres clauses très généreuses une amnistie presque totale pour tous les combattants LRA, sauf ceux sous mandat du TPI. La paix semblait à portée de main, mais à la cérémonie de signature, en avril 2008, Kony ne se présenta pas. Les tractations pour le pousser à signer durèrent encore six mois. Mi-décembre, le gouvernement ougandais, excédé, lança une vaste offensive conjointe avec les forces armées congolaises (FARDC) et le SPLA sud-soudanais pour résoudre par la force le problème du LRA.
L’opération, déclenchée prématurément une journée de brouillard, échoua, et le LRA se dispersa à travers le Haut-Uélé. A son habitude, Kony riposta contre la population, que les militaires avaient entièrement négligé de protéger. Déjà, depuis septembre, ses hommes avaient attaqué plusieurs villages congolais, pillant, tuant et enlevant un grand nombre d’enfants de l’ethnie locale, les Zande. Le jour de Noël 2008, une semaine après l’offensive ougandaise, le LRA lança une série d’attaques contre trois bourgades du Haut-Uélé, Faradje, Duru et Doruma. D’après l’organisation des droits de l’homme Human Rights Watch, qui mena une enquête approfondie sur ces massacres, plus de 865 civils furent tués en quelques jours, la plupart à coups de gourdins ou de haches, et au moins 160 enfants furent enlevés et emportés dans la brousse. A l’échelle des conflits effroyables qui ravagent l’est du Congo depuis 1996, c’est peu, mais cela suffit pour entièrement déstabiliser cette région deux fois grande comme la Suisse, jusque-là relativement épargnée. Les UPDF avaient donné un coup de pied dans la fourmilière, et les fourmis, dispersées et folles de rage, ravageaient tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Kony lui-même, avec quelques-uns de ses lieutenants principaux, traversa le Haut-Uélé et passa en République centrafricaine, où un important dispositif UPDF continue à le traquer. Mais plusieurs groupes LRA restèrent en RDC, dirigés par son second, Dominic Ongwen. Ongwen, recherché lui aussi par le TPI, est connu comme un des plus féroces commandants du LRA; Betty Bigombe, une ancienne ministre ougandaise qui mena de longues et difficiles négociations de paix avec le LRA, m’a cité à Kampala une phrase qu’Ongwen lui avait un jour lancée: «Oui, nous tuons juste pour tuer. Ça humilie le gouvernement, cela nous suffit.» Durant toute l’année 2009, ses hommes continuèrent à harceler les villages du Haut et du Bas-Uélé, tuant, kidnappant et pillant; en décembre 2009, répétant à une moindre échelle les «massacres de Noël», Ongwen entama une «marche de la mort» autour de la ville de Niangara, assassinant encore des centaines de civils. Ni les FARDC, mal entraînées et équipées, ni les Casques bleus des Nations unies (Monuc), cantonnés dans leurs bases et limités par leur mandat, ne purent grand-chose pour protéger les civils, qui abandonnèrent en masse leurs villages pour se regrouper dans les bourgades un peu plus sécurisées, tel Doruma, Ngilima, ou Dungu, le «hub» humanitaire du Haut-Uélé où sont basées non seulement les troupes de la Monusco (la Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo, le nouveau nom, depuis mai 2010, de la Monuc) mais aussi les principales agences humanitaires des Nations unies et les ONG actives dans la région, tels Médecins sans frontières ou Solidarité.
D’après OCHA, le bureau des Nations unies pour la coordination humanitaire, il y aurait encore plus de 200 000 personnes déplacées dans le Haut-Uélé. Le Programme alimentaire mondial (PAM) leur fournit, dans la mesure de ses moyens – limités par les budgets et l’état des routes – une aide alimentaire irrégulière: les 20 000 déplacés regroupés dans la petite bourgade de Ngilima, au nord-ouest de Dungu, ont par exemple reçu cette année seulement deux distributions, une en mars et l’autre en septembre. Mais même ce peu génère des ressentiments: les habitants de la ville, en effet, ne comprennent pas pourquoi eux ne reçoivent rien, alors que leur situation est quasiment identique à celle des déplacés. Ces derniers ont, depuis leur fuite, pu défricher des champs et semer: et au contraire, les habitants locaux souffrent des pénuries causées par la brutale augmentation de la population. Malgré les efforts des FARDC pour protéger des convois de commerçants (sur la route entre Doruma et Diagbe, au nord, je croiserai ainsi une longue colonne d’hommes poussant des vélos chargés de marchandises, escortés par une dizaine de soldats), le commerce avec le Soudan, d’où viennent la plupart des marchandises, est presque entièrement interrompu par les attaques incessantes du LRA. Et sa stratégie de harcèlement des civils empêche surtout ceux-ci d’aller aux champs recueillir leurs récoltes. «On n’a pas accès à nos champs, m’explique à Ngilima Rigobert Kangodiwi, le chef traditionnel du groupement. On a l’habitude de travailler loin du centre, à 5, 10 km. Mais les gens ont peur et ne vont pas aux champs. Ils vont travailler un peu mais ça ne suffit pas.» Comme le meurtre le 28 septembre, jour de mon arrivée au Congo, de deux femmes à Nabiongo, au nord de Dungu, la plupart des assassinats et des enlèvements ont lieu sur le chemin des champs. Au bord des routes entre les villages, j’ai pu constater lors de mon passage à moto, début octobre, que le riz était mûr, mais il n’y avait personne pour le récolter. A Doruma, près de la frontière soudanaise, la situation est tout aussi mauvaise qu’à Ngilima. Comme me l’explique l’abbé Valentin Mbolimgba, curé de la paroisse, les villages-greniers entourant la ville ont été, lors des massacres de décembre 2008, «saccagés, vidés de leurs habitants. La population reprend la vie au point zéro.» En effet, sur la route au nord de Doruma, que je prendrais, en compagnie d’une forte escorte FARDC, le lendemain de ma conversation avec l’abbé, les villages, après la première vingtaine de kilomètres, sont vides, abandonnés; seules, ici ou là, les ruines d’une église en dur témoignent encore de l’existence d’une communauté. Et tous les déplacés ne sont pas regroupés dans des villages, loin de là. Au lieu-dit Nebiapai, à quelques kilomètres des «trois frontières» où se rencontrent Congo, Soudan et Centrafrique, je découvre avec Paolo Woods, le photographe qui m’accompagne, un vaste camp sauvage, des huttes en branchages dispersées entre des petits lopins cultivés de manière anarchique. Renseignements pris, les déplacés seraient plus de 3000, et certains vivent ici depuis le début du conflit; alors que les camions du PAM en provenance du Soudan, transportant des aliments pour les déplacés du Uélé, passent régulièrement juste devant le camp, ils n’ont jamais reçu la moindre distribution. Ils boivent l’eau des rivières, et il n’y a pas la moindre latrine; à certains endroits, une infecte odeur de diarrhée plane entre les huttes. Il n’y a aucune structure sanitaire et les enfants, m’affirme dans un anglais hésitant John-Bosco, un jeune enseignant et «secrétaire général» du camp, meurent régulièrement de malaria et d’autres maladies. Les adultes sont maigres, on voit leurs os et leurs côtes à travers leurs haillons; les enfants, eux, ont le ventre ballonné et les yeux gonflés caractéristiques de la malnutrition aiguë. Avec l’élastique servant à attacher les bagages aux motos et mon carnet réglé, j’improvise un test MUAC, mesurant les biceps des enfants, une technique assez fiable de mesure de la malnutrition: les résultats se situent entre 12,5 et 14 cm, un signe d’alarme en principe largement suffisant pour déclencher une intervention humanitaire d’urgence. Tous les jours, m’explique John-Bosco, des gens continuent à arriver; ces derniers temps, ils viennent du côté de Bokoyo, au Bas-Uélé, vers la RCA. Pourquoi ne passent-ils pas au Soudan, où ils auraient le statut de réfugiés et pourraient bénéficier de l’aide du HCR? Ils ont peur, répond-il, le LRA circule librement au Soudan et tue des gens; ici, au moins, ils se sentent protégés par la base FARDC, un peu plus au sud. Et pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux? «Nous avons envoyé des gens dans nos villages, m’explique-t-il dans son anglais fracturé. Ils sont revenus dire qu’il vaut mieux rester ici. C’est dangereux au village. Les LRA sont là.»
La Monusco et les FARDC tentent timidement de résoudre, grâce à un système d’escorte, le problème de l’accès de la population aux cultures: à Diagbe, par exemple, au sud de Doruma, le chef du groupement, Pierre Yahidie, m’affirme que les FARDC accompagnent les gens aux champs. Quand on circule entre les villages, sur les routes presque désertes, les militaires sont omniprésents: tous les 3 ou 5 kilomètres, on passe un de leurs postes, et ils ont des bases dans chaque bourgade. Mais même eux ne sont pas toujours en sécurité; en mai, sur la route de Nebiapai, à quelques dizaines de mètres à peine d’un poste de contrôle, le capitaine adjoint du chargé des opérations a été tué par le LRA, avec son garde du corps. Deux semaines avant mon arrivée, un autre commandant adjoint tombait dans une embuscade près de Limai, au nord de Dungu: son chauffeur a été tué, mais lui est parvenu à s’enfuir. En outre, les FARDC posent presque autant de problèmes à la population qu’elles en résolvent: comme disent les Congolais, elles «tracassent» les gens, elles les pillent, les battent, et violent les femmes. Le nouveau commandant de l’opération anti-LRA, le colonel Bruno Mandevu, aurait, d’après les témoignages, commencé à remettre de l’ordre parmi ses troupes notoirement indisciplinés: depuis son arrivée voici quatre mois, les cas de crimes commis par les militaires se font plus rares, et les soldats coupables d’exactions contre la population sont parfois traduits en justice. «Il pèse sur ses hommes, m’explique avec un petit sourire un humanitaire occidental qui travaille régulièrement avec les FARDC. C’est comme une cour de récré: si tu as un surveillant qui cadre, ça va à peu près.» Pour un des prêtres que j’ai rencontrés, c’est au gouvernement de faire le nécessaire pour que les troupes se tiennent correctement: «Nous demandons au gouvernement d’avoir un regard attentif pour l’armée. Un militaire affamé est dangereux pour la population.» La solde des soldats n’est que de 50 dollars par mois, et elle est rarement payée; sans la Monusco, qui transporte les fonds et fournit aussi vivres et équipements aux FARDC, les soldats ne pourraient pas survivre sans prédation. Le gouvernement de Laurent Kabila, qui rêve de pousser la Monusco au départ, néglige son armée, et refuse aux paysans le droit de s’armer pour se défendre eux-mêmes, de peur de voir se former de nouvelles milices rebelles, ne semble pas se préoccuper outre mesure du sort de la population du Haut-Uélé. «Il y a combien de morts, ici? s’exclame Richard Domba, l’évêque de Dungu. Un ministre est venu, il est resté deux heures et il est parti. Le président n’est jamais venu. D’après son porte-parole, il ne reste plus du LRA que des «groupes résiduels». Ils tuent des gens, ces groupes résiduels. Pourquoi les FARDC n’arrivent-elles pas à résoudre le problème? Nous sommes loin de la capitale de ce pays, ajoute-t-il. C’est une région abandonnée. Nous sommes à 2000 km de Kinshasa. Mbomou (une région de la RCA où sévit aussi le LRA) est loin de Bangui, Yambio (Sud-Soudan) est loin de Khartoum. Les pouvoirs en place ne sont pas menacés. Est-ce que ça les intéresse beaucoup? Nous sommes abandonnés, livrés à nous-mêmes», conclut-il tristement.
C’est qu’en effet, officiellement, il n’y a plus de problème. Le colonel Mandevu, lorsqu’il me reçoit à son PC juste en dehors de Dungu, dans une cahute en pisé avec un portrait de Kabila au mur, une toile cirée au sol, et des fauteuils défoncés en velours rouge le long des murs, m’affirme avec force – après une longue discussion en lingala, au téléphone satellite, avec son général à Kisangani – que «la situation est sous contrôle. La population reconstruit, il ne reste plus que quelques bandits locaux que nous neutralisons. Il n’y a plus de LRA, Kony est au Darfour, non? Il reste juste des Congolais déguisés en LRA, des enfants du milieu.» Les rapports des Nations unies et des ONG sur les exactions continues du LRA? «Il faut diaboliser. Ils veulent dire qu’il n’y a pas la paix au Congo, pour pouvoir rester.» Cette langue de bois fait grincer des dents l’évêque de Dungu: «C’est un discours politique. A vous il peut dire ça. A moi il ne peut pas me dire ça. J’en connais plus que lui.» Le gouverneur de la province Orientale, venu à Dungu en février pour présenter le nouvel administrateur du territoire, Dieudonné Rwabona, avait tenté de tenir à la population un discours semblable à celui du colonel Mandevu: hué, sifflé, il avait finalement été obligé de présenter ses excuses et de reconnaître que le LRA restait un grave problème. Mais les efforts officiels pour minimiser le problème sont constants: d’après la responsable d’une ONG occidentale très active dans le Haut-Uélé, les FARDC et même les autorités civiles font des «tracasseries» aux déplacés pour les pousser à rentrer chez eux, parfois dans des zones encore très dangereuses. Selon elle, le ministre des Affaires sociales du Congo aurait même récemment déclaré: «Si les ONG aident les déplacés, elles vont contre le gouvernement.» Vu de Kampala, de Kinshasa, ou de Bangui, le LRA est tout au plus une nuisance. Vu de Dungu, de Ngilima, de Doruma, c’est un cauchemar qui dure deux ans déjà, et qui ne montre pas signe de prendre fin.
Par Jonathan Littell, Le Temps
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