lundi 22 novembre 2010

La résistance organisée: Une rhétorique victimaire ?

Par Emmanuel BUEYA, S.J., Boston College, USA
Les salauds ont mis le feu à mon paradis…
journalistes pyromanes
politiciens mythomanes
avec les prêtres corrompus
et les imams vendus
ils sont bêtes et méchants
ils ont mis le pays à feu et à sang…
ils s'en foutent de toi et moi
ils s'en foutent de nos parents
ils s'en foutent de nos enfants
(Alpha BLONDY)

Il y eut d’abord le vacarme autour du pillage des ressources naturelles du Congo. Ce fut la terre spoliée. Ensuite vinrent les rumeurs sur la chosification massive des femmes congolaises faisant du pays la capitale mondiale du viol. Ce fut la famille attaquée. Enfin, s’éleva une clameur difficilement étouffée sur des possibles allégations de génocide des populations hutu et zaïroises. Ce fut l'élimination des peuples. Aujourd'hui, au Congo, on semble ainsi toucher le fond. Peut-on encore aller plus loin dans l’ignominie? Silence gêné ici. Levée des boucliers là-bas. “Ne touchez pas à mon génocide.” On cherche à comprendre ce qui se passe ou ce qui vient ensuite. Excès de mémoire ou trop plein d'oubli ?
Le premier octobre, l’ONU donnait son explication des faits en publiant les résultats de ses enquêtes au Congo. C’est le Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République Démocratique du Congo. Plus de cinq cents cinquante pages qui racontent plus de six cents épisodes de barbarie commises par les forces armées de différents pays, les groupes rebelles, les Interahamwe, les Mai-Mai, etc. Ce rapport ne révèle rien de nouveau, n’accuse personne et s’arrête à mi-chemin car cette violence sur les populations a continué après 2003 (Luigi). Beaucoup parlent de ce document mais très peu le connaissent. Pourtant, il suscite des réactions bien diverses de la part de tous les acteurs cités dans ce rapport. Que révèlent ces réactions sur des informations déjà connues bien avant ce rapport ?
Aux yeux des Congolais et des observateurs avertis, la position du gouvernement congolais est, à tout le moins, surprenante (Sundi). Théoriquement se pose la question de justice. Ce à quoi le jeune président congolais s’accordait il y a quelques années. De fait, au cours d’une interview parue dans le journal français Le Monde (du 3 Février 2004), M. Joseph Kabila déclarait à propos des ‘génocidaires’ ainsi que des commanditaires de la guerre en RDC: “Je le redis: la justice concernant les "génocidaires" doit s'exercer de deux côtés. Depuis des années, nous ne cessons de réclamer qu'un tribunal international juge les commanditaires de la guerre qui a ravagé mon pays”. Six ans plus tard, immédiatement après la publication du Rapport Mapping, l’ambassadeur congolais auprès des Nations-Unies abondait dans le même sens: « Le Gouvernement congolais est déterminé à tout mettre en œuvre en vue d’amener les coupables devant la justice et obtenir des réparations pour les victimes.» Quelques jours plus tard après cette déclaration, le même gouvernement congolais, par son Ministre de la Justice, opposait une fin de non-recevoir à la suggestion d’une justice transitionnelle, tout en admettant paradoxalement les difficultés de son ministère à rendre justice aux victimes : « le Gouvernement est certes conscient des difficultés du travail à abattre par les juridictions congolaises, compte tenu de la sensibilité politique, diplomatique voire sécuritaire des faits documentés.». En fait, les implications juridiques de ce rapport (Yav) inquiètent les personnes mises en cause. Le gouvernement rwandais a usé de chantage au point de mettre à genoux le Secrétaire Général de l’ONU qui s’est alors rendu à Kigali pour calmer les fureurs noires.  Savourant cette victoire diplomatique, Kagame a déclaré avec suffisance qu’en fait personne n’accordait de crédibilité à ce rapport.
 En réalité, ce rapport met en cause l’idéologie officielle de la tragédie rwandaise, laquelle se donne à voir comme un manichéisme primitif du Tutsi innocent et du Hutu coupable. Il démontre la production d'un discours contrôlé et sélectionné, organisé et distribué par un régime hostile à tout effort d'élucidation de l'événement. Il met en question les clichés et les mythes sur lesquels s’est bâti un pouvoir perçu comme un gage de sécurité dans la région des Grands-Lacs. Le danger de cette vision unilatérale est qu’elle amplifie le drame sans en désamorcer la bombe. Ce rapport semble ainsi être un pavé dans la marre qui fâche les esprits et fausse les calculs (Kafarhire). Désormais, les murs de l’immaculé rempart monoethnique craquellent et révèlent leur hideur; et les vérités longtemps ignorées réapparaissent.  La version officielle de  la tragédie n’est pas niée; elle fait partie de la texture du lien social à re-construire. Elle entre en concurrence avec d’autres narrations faites par les victimes de premières victimes devenues des bourreaux. Il faudra apprendre à vivre avec cette complexité des croisements et ancrages identitaires, et surtout ne pas donner naïvement dans le panneau des médias occidentaux prompts au réductionnisme simpliste.
Mais au-delà du conflit d’interprétation et des marchandages des mémoires, il y a la question de la cause réelle de la souffrance d'un peuple. Ces crimes commis sur les Congolais remontent bien avant 1993. Le fantôme du Roi Léopold hante encore bien des mémoires gonflées d’humiliations et de douleurs. Hier, le couteau à caoutchouc faisait gicler le sang sur les lianes des forêts tropicales. Aujourd’hui, la kalachnikov des pilleurs de coltan provoque le viol, le stupre et l’abomination. Et pour cause ! On ne nous contera plus le mythe du Noir sauvage ni les naïvetés exotiques sur le ‘cœur des ténèbres congolaises’. On a appris à voir un Canada noir et à comprendre la doctrine de choc d'un capitalisme meurtrier. En effet, le rapport de l’ONU évoque les « réseaux d’élite » qui se livrent à une compétition féroce sur le contrôle des ressources du pays. On a beau nier leurs responsabilités; on contestera difficilement la validité épistémologique du cadre théorique de ce rapport (Alain Denault). L’histoire a changé de roue et de moyeu: on est passé d’une économie informelle à une économie militarisée où les multinationales se payent des chiens de gardes de leurs intérêts. On est passé d’une logique de violence dans la prédation et les massacres des populations civiles à une culture de l’impunité et de gangstérisme politique (Masimango). On comprend alors le refus d’une justice réparatrice, les euphémismes en usage pour nommer les évidences et les hésitations à designer les coupables. Répétons-le : le devoir de justice se pose. Mais qui la rendra ? Qui la réclame effectivement ?
Poser ces questions, c’est penser à organiser la résistance contre la déchéance. De façon positive, il est temps de réhabiliter l’homme ‘zaïrois’ ou congolais. Les complaintes ont prolongé inutilement l’agonie. Les déclarations intempestives ont montré leurs limites. Les engagements en ordre dispersé, on en a découvert les ruses. Les raisins de la colère, on en connaît à présent l’effet inhibiteur. De fait, jadis les prélats catholiques s’étaient fendus en une déclaration pathétique : «trop, c’est trop ». Pour autant, les tueries ne se sont pas arrêtées parce que les mots d’ordre n’ont pas été suivis d’actions transformatrices. L’heure est au bilan de toutes ces stratégies infécondes en vue d’une organisation plus efficiente. Le moment est venu de passer de la rhétorique victimaire à une praxis plus révolutionnaire.
L’analyse des événements actuels démontre que la paix et la démocratie ne viendront pas des élites actuelles qui sont les entremetteuses des multinationales au détriment des populations. Les coupables sont connus. La création d’une Cour Pénale Internationale  pour la RDC est une voie à prendre à moyen et à long terme. Les relations diplomatiques ou politiques avec les pays voisins devront être réexaminées sans complaisance ni méfiance. Les candidats aux prochaines élections (à tous les niveaux) devront clairement présenter leur plan de finance minière responsable (Nzumbu). En réalité, au-delà de ces impératifs économiques et politiques, se pose l’urgence de réorganiser les formes de vie sur les débris de l’Etat (Kabamba). Autrement dit, les Congolais sont invités, à travers la tenue des élections de 2011 ou la mise sur pied d’une justice transitionnelle, à s’organiser politiquement à tous les niveaux en front commun non seulement contre les multinationales prédatrices mais contre eux-mêmes pour endiguer cette violence inouïe dont les dégats ne peuvent être réparés par aucune justice, aussi réparatrice ou pénale soit-elle.  Le mode d’emploi de la résistance devra commencer par une simple promesse à tenir: le respect de l’homme. Et l’amour du sol congolais. On semble être déçu par l’injonction. Pourtant, on n’a pas fini d’en mesurer l’effet de sens et la valeur rédemptrice.

Emmanuel BUEYA, S.J.
Boston College (USA)

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