Par Marie Kostrz | Rue89 | 06/01/2011 | 17H12
Plus de trois semaines après le début des émeutes et malgré le durcissement de la répression, les Tunisiens continuent à descendre dans la rue pour demander le départ de Ben Ali. Pourtant, les alternatives au régime actuel sont minces et ont du mal à se structurer.
En France depuis trois mois, Adel Ghazala suit les manifestations tunisiennes avec beaucoup d'attention. Cet activiste qui a demandé l'asile politique est pessimiste quand il s'agit d'évoquer l'après Ben Ali :
« Il n'y a pas d'alternative possible pour le moment. Cela va prendre des années pour mettre sur pied un projet politique porteur. »
« Les Tunisiens n'ont pas de culture politique du débat »
Pour expliquer cette impasse, Yanis -le prénom a été modifié-, universitaire tunisien, dénonce le verrouillage politique opéré par Ben Ali :
« Le régime a détruit tout espace de débat. Les Tunisiens n'ont pas de culture politique du débat, il est impossible de susciter un dialogue intellectuel d'où une personnalité et des idées nouvelles pourraient émerger. »
Selon Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste du Maghreb, le président tunisien a opéré un virage sécuritaire depuis le début des années 90 . Contrairement à ce qu'il avait promis, le système de parti unique (le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), héritier du Parti socialiste destourien d'Habib Bourguiba) n'a pas été remis en cause.
L'étau s'est progressivement resserré autour des organisations susceptibles de tenir tête au pouvoir en place. Le principal syndicat, l'Union générale du travail de Tunisie(l'UGTT), a ainsi été infiltré par le gouvernement. Selon Yanis, quelques sections régionales refusent encore de rallier le mouvement de protestation :
« Certains responsables de l'UGTT occupent des fonctions dans le parti unique, ils ne veulent pas se mouiller. »
Des partis d'oppositions officiels existent bien, mais n'emportent pas l'adhésion des Tunisiens. Un professeur tunisien précise :
« Ils ont été créés par le gouvernement afin de légitimer son action. C'est un simulacre de démocratie. »
Depuis le début des émeutes, cinq partis ont ainsi rejoint la position officielle dictée lors du discours de Ben Ali et selon laquelle les médias étrangers ont instrumentalisé la révolte partie de Sidi Bouzid.
Une opposition déconnectée de la réalité
Malgré ce blocage politique, des personnalités se démarquent. Parmi elles, Hamma Hammami, leader du parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Déjà opposant sous Bourguiba, il a acquis une réputation d'homme honnête et constant dans sa lutte pour la démocratie.
Les membres de cette organisation, non autorisée par le pouvoir, sont obligés de vivre clandestinement. Un problème selon Yanis :
« Hamma Hammami est longtemps resté dans la clandestinité. Même si ses idées sont intéressantes, il peine à être en lien direct avec la population tunisienne. »
Moncef Marzouki, ancien candidat à la présidentielle contre ben Ali, exilé politique en France depuis le début des années 2000, est aussi une des figures de l'opposition tunisienne. Fondateur du Congrès pour la République, il milite pour l'instauration d'une seconde république, le régime actuel se rapprochant selon lui davantage d'une monarchie.
S'il n'exclut pas d'être candidat à la présidentielle de 2014, il reconnaissait lors d'une conférence à Sciences-Po que le mouvement qu'il incarne ne représente pas une réelle menace pour le régime de Ben Ali :
« C'est à la jeunesse maintenant de sortir, c'est à elle d'organiser ce front de rupture [avec la dictature]. »
Le professeur tunisien, que j'ai interrogé, nuance cependant son influence :
« Il est très populaire parmi la diaspora qui l'apprécie pour sa combativité et la pertinence de son analyse, mais il n'est pas connu en Tunisie. »
Pour Vincent Geisser, une caractéristique commune empêche les deux hommes de percer :
« Ils font partie d'un cercle élitiste d'intellectuels en rupture avec le petit peuple tunisien, dont il n'a pas vu venir la colère. Le moteur des revendications actuelles provient vraiment de la base de la population. »
Le chercheur souligne que les émeutes, qui ne sont pas du tout organisées, reposent davantage sur une solidarité familiale et locale que sur un soutien politique de ces partis d'opposition, aussi indépendants soient-ils.
Ettajdid, le seul d'entre eux qui soit indépendant et toléré par le régime, partage ce même défaut. Marguerite Rollinde, chercheurse au Centre de recherche en science sociale et politique de Paris-équipe Genre, travail et mobilités, ajoute :
« Comme d'autres partis d'opposition, il ne pourra pas prendre le relais car ses dirigeants ont trop longtemps oscillé entre une position en claire opposition à Ben Ali et un soutien au président, pour faire front commun contre les islamistes. »
Les islamistes, une crainte réelle ?
Ces derniers inquiètent Yanis :
« Il existe à présent un terreau fertile pour les islamistes en Tunisie. Les habitants sont frustrés par la pauvreté et sont désormais nombreux à se tourner vers la religion. »
Les attaques contre les personnalités critiques envers la pression de l'islam se sont multipliées. Sawsen Mâalej, comédienne progressiste, a ainsi été victime d'unecampagne de dénigrement menée par le chanteur tunisien Psycho-M et très relayée sur Facebook, pour quelques blagues osées à la télévision.
La sénatrice Riadh Zghal, qui a émis l'idée que l'appel à la prière pouvait gêner les élèves des écoles situées à proximité des mosquées, a elle aussi été vivement critiquée. Certains détracteurs ont même demandé la déchéance de son statut de musulmane.
Pourtant, Rached Ghannouchi, leader historique des islamistes tunisiens, ne fait plus l'unanimité. Exilé à Londres, il a laissé derrière lui les partisans de son parti, Ennahada. Sévèrement opprimés par Ben Ali et libérés depuis peu, ils restent discrets et ne cherchent pas à prendre le contrôle du mouvement de revendication.
Vincent Geisser précise :
« Ghannouchi n'a aucune prise sur la population, les jeunes ne le connaissent pas. Au même titre que les autres partis d'opposition, il est dépassé par la réalité du terrain. »
Selon Yanis, l'alternative islamiste, possible sans être immédiate, sera plus radicale :
« Il s'agira d'un mouvement situé à la droite de Ghanouchi, qui n'acceptera pas de faire un compromis politique comme Ennahda a tenté pour intégrer le régime. »
Un remplaçant issu du parti unique, mais à la réputation intacte ?
Le vide politique qu'a créé Ben Ali ne donne pas beaucoup d'illusions aux Tunisiens : personne n'affirme que son régime s'effondrera dans une semaine ou dans un mois. Vincent Geisser appelle à encore plus de patience. Pour lui, le changement ne sera pas radical, et viendra davantage de l'intérieur :
« Des élites du parti de Ben Ali contestent de plus en plus la dictature. Une partie des cadres du parti est saine, il s'agit de haut fonctionnaires qui administrent le pays en dépit du régime autoritaire. »
Selon lui, il est possible que l'un d'entre eux succède au président actuel :
« Il faudrait un remplaçant issu du sérail, mais dont la réputation n'a pas été salie par des affaires de corruption. Un technicien qui engagerait des réformes économiques et politiques, pour ouvrir progressivement le paysage politique. »
Il s'agira forcément de quelqu'un de soutenu par la communauté internationale :
« Wikileaks a démontré l'implication des Etats-Unis, qui semblent chercher un successeur à Ben Ali, dont ils déplorent la corruption. »
En attendant, les émeutes continuent. En France, Adel Ghazal espère un changement, sans réellement y croire :
« Il ne suffit pas d'être opposant pour être un leader crédible et porter une alternative. »
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