jeudi 14 avril 2011

Les grandes inconnues de l'après-Gbagbo

Alors que le conflit politique semble toucher à sa fin en Côte d'Ivoire, la véritable crise reste à venir: celle de la reconstruction.


Destruction à Abidjan by Sunset Parkerpix via Flickr CC

Après des semaines très dures, il semble, du moins en surface, que les troubles en Côte d'Ivoire soient sur le point de s'apaiser. Vaincu à l'élection présidentielle, longtemps reportée, de l'automne dernier, le président sortant Laurent Gbagbo a obstinément refusé d'accepter la défaite et de se retirer du pouvoir. Frustrées, ne croyant plus au dialogue, les forces fidèles à Alassane Ouattara, le président élureconnu par la communauté internationale, ont décidé de démettre Gbagbo manu militari. Durant les jours de combat acharné dans la capitale économique du pays, Abidjan, Gbagbo a paru près de négocier son départ à plusieurs reprises, pour mieux se dédire et se retrancher à chaque fois. Ses jours paraissent néanmoins comptés, et tout le monde attend avec impatience l'heure libératrice de son départ.

Mais si libératrice qu'elle soit, l'éviction définitive de Gbagbo, quand elle aura lieu, ne résoudra pas tous les problèmes du pays; le nouveau gouvernement n'en sera même qu'au début de ses peines. Dans le meilleur des cas en effet, Ouattara devra s'atteler à la tâche éminemment ardue de rassembler un pays très divisé. Et sur ce point, le président élu semble conscient de ce qui l'attend. Lors d'une allocution télévisée le 7 avril, il a ainsi affirmé vouloir être le «président de tous les Ivoiriens, (...) le protecteur de toutes les populations». La question est de savoir si ses concitoyens lui en laisseront la chance.
On naît ivoirien, on ne le devient pas

Depuis plus d'une décennie, la Côte d'Ivoire subit de fortes tensions ethniques qui ont plus d'une fois dégénéré en conflit civil. Les minorités ethniques, culturelles et religieuses associées au Burkina, au Mali ou à la Guinée sont depuis longtemps écartées de la vie politique (voire économique), au motif qu'elles seraient moins ivoiriennes. En 1994, sous la présidence de Henri Konan Bédié, l'assemblée nationale a voté une loi visant à empêcher ces minorités de prétendre à la présidence du pays, dans le but d'exclure Ouattara, ex-Premier ministre réputé originaire du Burkina, des élections de 1995 et 2000. A la suite de quoi une vague de racisme a déferlé sur le pays, s'insinuant dans le moindre aspect de la vie nationale. La citoyenneté et les droits fonciers, par exemple, sont devenus accessibles à la condition d'être ivoirien de naissance et enfant de deux parents ivoiriens.

En 2002, le malaise provoqué par cette politique d'exclusion et de xénophobie s'est mué en véritable guerre civile, entre un Nord rebelle et un Sud tenu par le gouvernement en place. Aujourd'hui encore, nombre d'Ivoiriens du Sud estiment que Ouattara, musulman du Nord, n'est pas un vrai Ivoirien. Il va donc devoir convaincre les 46% d'électeurs qui ont voté pour Gbagbo, et dont la plupart habitent dans le sud du pays ou à Abidjan, qu'il peut être leur représentant légitime.

Les violences des pro-Ouattara nuisent à la popularité du camp «démocratique»

Or, depuis quatre mois, les troupes rebelles qui contrôlaient le Nord lors du dernier conflit soutiennent Ouattara. Sa popularité risque fort d'en pâtir, puisqu'on le soupçonne déjà, notamment dans le camp Gbagbo, d'être derrière un coup d'État manqué en 2002. Plus largement, la collaboration de Ouattara avec les anciens rebelles, ainsi que le recours à la force armée pour démettre Gbagbo, entachent son image de leader démocratique et pacifique. Sans parler du massacre rapporté dans la ville occidentale de Duékoué, au cours duquel les forces pro-Ouattara auraient assassiné des centaines de civils. Non seulement ces tueries invalident le discours démocratique de ce camp, mais elles pourraient aussi entraîner de sanglantes représailles.

S'il entend représenter tous les Ivoiriens, Ouattara devra rapidement faire enquêter sur les crimes commis contre les civils, et punir les coupables —même si certains comptent parmi ses partisans. Lors de son allocution télévisée, c'est ce qu'il a promis de faire, en s'engageant à ce que tous ceux qui ont usé de violence à l'encontre de la population en répondent devant la justice. Sauf que dans la pratique, ce ne sera pas chose aisée. Le camp pro-Ouattara est extrêmement hétérogène, et nombre de ses combattants sont des miliciens de circonstance plutôt que des soldats professionnels.
La France, les pieds dans le plat

Ouattara devra par ailleurs expliquer sa bonne entente avec la France, autre facteur de défiance au sein du camp Gbagbo. On raconte que le président élu, marié à une Française, est ami avec son homologue Nicolas Sarkozy. Ancienne puissance coloniale dans le pays, la France est objet de forts ressentiments, d'autant plus depuis novembre 2004, époque où Gbagbo attaqua une base militaire française sans qu'il y ait eu provocation, obligeant la France à répliquer.

La rhétorique antifrançaise et anti-impérialiste fut l'un des principaux outils utilisés par Gbagbo pour renforcer son régime et élargir sa base de soutien au-delà de son ethnie bété; c'est évidemment l'une des raisons de la réticence initiale de la France à s'impliquer plus avant dans la résolution de la crise ivoirienne. Toutefois, quand le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a écrit à Sarkozy, le 3 avril dernier, pour demander que l'armée française participe à la protection des civils, Paris s'est engagé aux côtés des casques bleus.

Selon les Nations unies et la France, la décision de bombarder les positions stratégiques de Gbagbo a été prise quand ses troupes ont commencé à utiliser des armes lourdes, telles que mortiers et lance-roquettes, contre des civils et les quartiers des Nations unies à Abidjan. Cependant, il n'aura échappé à personne que cette opération a coïncidé avec la tentative ratée des troupes pro-Ouattara d'assiéger la résidence présidentielle de Gbagbo. Les partisans de ce dernier pourraient donc interpréter l'intervention française et onusienne comme une forme d'assistance à Ouattara, et non comme une opération de protection civile.

Le rôle central de la France pour pousser Gbagbo vers la sortie —Paris a insisté pour qu'il signe un document reconnaissant la victoire de Ouattara— n'a certes pas contribué à infirmer ce sentiment. Naturellement, l'intervention était justifiée alors que la crise s'enlisait dans une sanglante guerre de tranchées. Et la communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest, la Cédéao, n'aurait pas pu agir avec la rapidité et l'agilité françaises. Reste qu'une opération sous l'égide de la Cédéao plutôt que de l'Onu et la France aurait, peut-être, envoyé un message plus conciliateur au peuple ivoirien.
Vers un gouvernement de coalition?

Ouattara se trouve donc dans une épineuse situation. L'une des solutions pourrait être de former un gouvernement d'union nationale avec des membres du cabinet de Gbagbo, mais sans celui-ci. Cependant, les gouvernements de coalition formés au Kenya et au Zimbabwe pour résoudre les crises postélectorales nées du refus de présidents sortants de reconnaître leur défaite se sont avérés catastrophiques. Dans les deux cas, le partage du pouvoir entre le président sortant et le leader de l'opposition n'a guère fait mieux que maintenir un fragile statu quo.

De fait, depuis le coup d'État militaire de décembre 1999, la Côte d'Ivoire a elle aussi connu plusieurs gouvernements provisoires d'union nationale, plus ou moins inefficaces. Le dernier en date, issu de l'accord de Ouagadougou en 2007, a du reste montré les dangers de cette solution. Car Gbagbo en avait alors profité pour mettre sur la touche tous les autres chefs politiques, afin d'être le seul à décider de l'avenir du pays. En réalité, il gagnait du temps pour se préparer à l'élection qu'il a perdue.

Une autre solution serait de modifier la Constitution, afin de faire passer le pays d'un système présidentiel à un système parlementaire, qui laisserait davantage de latitude à des gouvernements de coalition. Jouer sur la décentralisation pour accorder plus de pouvoir aux autorités locales et régionales pourrait également permettre de réduire les tensions géographiques entre groupes ethniques. Mais à court terme, aucune de ces options n'est envisagée sérieusement par la classe politique ivoirienne.

L'éviction de Gbagbo, quand elle arrivera enfin, sera une étape décisive dans la résolution de la crise —mais ce ne sera que la première. Ouattara devra encore remettre l'économie sur pied, combattre l'impunité (y compris dans ses propres rangs) et bâtir de solides institutions démocratiques dans l'espoir d'éviter que ce genre de scénario ne se reproduise. Surtout, il devra persuader les partisans de Gbagbo qu'il est leur chef —un Ivoirien, comme eux.

Maja Bovcon prépare un doctorat au département de politique et de relations internationales de l'université d'Oxford.

Traduit par Chloé Leleu

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