jeudi 14 avril 2011

Quand la peur change de camp !

par Bertin BEYA 
Mardi, 12 Avril 2011 19:26


Réflexion sur l’onde de choc révolutionnaire au Proche-Orient

« je n’ai jamais éprouvé de la haine…Si on se met à haïr son ennemi, on a perdu ! Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur : la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l’exercent, et la peur des matraques pour ceux que le pourvoir opprime » Aung San Suu Kyi

Le vent de révolution souffle sur les pays du Proche-Orient depuis longtemps englué dans des régimes autoritaires. La Tunisie a donné le ton suivi de près par Égypte et la Libye. Cette révolution a crée un effet boule de neige, mieux un effet dominos et a suscité la peur et le tremblement chez les autocrates du monde entier et chacun se demande à qui le tour. Ce n’est pas la crainte qu’éprouvent les masses sous le joug des tyrans. Mais c’est la crainte que les masses inspirent aux despotes. Visiblement la peur a changé de camp !

Ce vent révolutionnaire ne peut nous laisser indifférents, il nous pousse plutôt à une réflexion, à instaurer un débat avec les intellectuels et les dirigeants de l’Afrique noire et du monde entier. Car la révolution de Jasmin n’est pas un problème arabe, mais celui de toute l’Afrique et du monde entier et aussi le laboratoire ou le miroir de difficultés du mieux-vivre ensemble.

Voilà pourquoi nous commencerons par faire le point sur cette révolution en cours pour montrer ensuite ses enjeux pour l’Afrique noire et le monde.

1. la révolution magrébine, une révolution à mains nues et sans chef charismatique

1.1. La révolution de jasmin

Tout est parti de la confiscation de la marchandise de Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur des légumes qui s’est immolé par le feu le 17décembre à Sidi Bouzid en Tunisie. Cette mort a déclenché un mouvement de contestation d’ampleur historique qui a vite débordé la Tunisie. Durant le week-end, les rassemblements s’amplifient. Le 22 décembre, un autre jeune, Houcine Neji, âgé de 24 ans, escalade un poteau électrique de la ville et crie qu’il ne veut « plus de misère, plus de chômage » il meurt électrocuté en touchant les câbles de trente mille voltes. Aussitôt, la révolte de Sidi Bouzid (intifada de Sidi Bouzid) va redoubler d’intensité et s’étendre aux villes voisines de Meknassy et Menzel Bouzaiane jusqu’ à Tunis. Cette ville a vu partir le président de la république Zine el-Abidine Ben Ali, en poste depuis vingt trois ans.

Toutes ces manifestations sont menées par les jeunes éduqués, connectés (internet, twitter, facebook, téléphone) en protestation contre le chômage de la jeunesse sur le fond des inégalités sociales et régionales, corruption et népotisme. Ce vent révolutionnaire se dirigera vers le Nil.

1.2. La révolution du papyrus

Les égyptiens ne tarderont pas d’emboiter les pas aux tunisiens pour exiger la démission de Hosni Moubarak en campant sur la place Tahrir (libération), à travers des « vendredis de colère » et la « marche de million ». En effet, une série d’évènements : manifestations, grèves, occupations de l’espace public, destruction des bâtiments et symboles du pouvoir, affrontement avec les forces de l’ordre qui se sont déroulés, principalement au Caire et dans des grandes villes du pays, du 25/janvier 2011 au 11 février 2011.

Tout comme la révolution tunisienne, la révolution du Nil s’est déclenchée en réponse aux abus des forces de police, à la corruption, mais aussi à l’état d’urgence permanent. Nous ne pouvons pas passer sous silence des causes de cette révolution à savoir : le chômage, le manque de logement, l’augmentation des prix de biens de premières nécessité et le manque de liberté d’expression.

Réunissant des manifestants des divers milieux socio-économiques, ce mouvement obtient le transfert du pouvoir à l’armée tandis que le président Moubarak se retire dans sa résidence de Charm el-cheikh. Comme une trainée de poudre, le mouvement de protestation va se répandre à d’autres pays de la méditerrané.

1.3. Printemps arabe : s’ouvrir ou périr

Le calendrier des protestations s’élabore à partir de facebook : la Libye, l’Algérie, le Maroc, le Bahreïn et le Yémen ne tardent pas à entrer dans la danse. Et au-delà du monde arabe, l’Iran, le Pakistan trémoussent déjà au rythme des révolutions égyptienne et tunisienne.

Effrayés par des révolutions de jasmin et de papyrus, les dictateurs sont prudents. Concrètement, ils n’attaquent pas de front ces mouvements mais essayaient de les désamorcer avant qu’ils n’atteignent un effet de masse. C’est ce qu’essaie de faire le gouvernement algérien en contenant les manifestants et en levant l’état d’urgence dix neuf ans après son instauration. L’Arabie Saoudite, Jordanie et le Yémen vont dans le même sens en faisant des diverses concessions.

La Libye a pris, quant à elle, la voie de la répression. Kadhafi et sa famille s’accrochent encore au pouvoir en dépit de la perte d’une partie du pays et des rues qui grondent. Seif Al-Islam, fils, dauphin, soutient le colonel son père en promettant une rivière de sang et la guerre civile. Il ne s’est pas arrêté aux menaces. Joignant les actes à la parole de son frère Seif, Khamis 23 ans, le jeune fils du guide commandant des forces spéciales, n’hésite pas à utiliser les avions de chasse et les chars de combat pour réprimer le peuple libyen. C’est en fait un massacre à huis clos qui se déroule en Libye. Mais le peuple tient bon et veut le départ du guide et se bat avec les moyens dérisoires, juste avec son corps, son cœur et la force de l’espérance. Kadhafi devient ainsi un « révolutionnaire révolutionné » faisant des sorties surréalistes à la télévision. Visiblement la Libye est dans le «crépuscule du fou» pour reprendre le titre de la une d’El Wantan le quotidien algérien. Ce fou est en passe de reprendre les régions aux rebelles profitant du désaccord de la communauté internationale sur la position a adopté à son égard. Sacrée communauté internationale !

La question lancinante qui se pose : à qui le tour ? C’est celle qui se pose les peuples arabes, les peuples d’Afrique noire et les peuples du monde entier.

2. Révolution du Proche-Orient : dynamique et enjeux pour l’Afrique noire et le monde

Comment ne pas être transporté par les images en provenance du Caire et de Tunis ? Comment ne pas partager la joie de ces millions d’égyptiens des tunisiens qui ont chassé à mains nues des dictateurs qui semblaient inamovibles ? Comment, aussi, ne pas être impressionné par cette autre révolution pacifique en cours en Libye pour renverser un président au pouvoir depuis quarante ans. Cet onde choc révolutionnaire nous interpelle et nous livre un message universel

2.1. Démocratie : une aspiration universelle

Les révolutions de Jasmins, du papyrus et celle en cours en Libye démontrent, si besoin en est, qu’il n’y a pas de fatalité et que la politique continue à faire rêver et non pas toujours à faire frémir. Comme l’a si bien dit Vergely que nous n’hésitons pas à citer longuement : « la politique fait rêver. Elle fait frémir aussi. Elle fait frémir quand elle est le fait de l’ambition des individus qui, par soif de pouvoir, passent par-dessus l’intérêt général et sont prêts à utiliser tous les coups afin de parvenir à leurs fins. Elle fait frémir également quand elle est le fait de la logique implacable des Etats qui, par soif de se conserver ou de s’accroître, n’hésitent pas à broyer les hommes(…). Elle fait frémir d’une façon générale quand, du fait de l’ambition des individus et de la logique implacable des Etats, elle devient le théâtre d’une barbarie organisée, (…) déshumanisant l’humanité au point de d’acculer celle-ci à ce que Hannah Arendt a appelé la désolation. Toutefois, elle fait rêver quand elle est l’appel à la liberté de certains individus dont la soif d’être les amène à réveiller la conscience collective pour mettre à bas les régimes qui les oppriment et bâtir une cité digne des hommes. Elle fait rêver quand elle a le visage de ces Etats protégeant la civilisation et les individus, comme sous le règne de Périclès à Athènes au 5ème siècle avant Jésus-Christ. Enfin, elle fait rêver d’une façon générale, lorsqu’elle est le lieu où l’humanité peut avoir lieu, parce que l’homme a droit de cité. » (B. VERGELY, « la politique » dans la philosophie, Paris, Larousse, p. 485.)

Les révolutions en cours au Moyen-Orient nous rappellent que la politique est une chose des citoyens et que la démocratie n’est pas l’apanage des seuls occidentaux. La démocratie c’est une aspiration commune de l’humanité qui peut soulever les montagnes et chasser la peur. Nous sommes loin ici de la théorie du « choc de civilisation » de Samuel Huntington et de celle de « la fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Avec la révolution de Jasmin, celle de papyrus et celle actuellement en cours en Libye, l’histoire s’est mise brutalement en marche. Les révolutionnaires nous montrent qu’une autre forme de démocratie est possible, une démocratie par le bas.

2.1.1 Vers un nouveau modèle de démocratie

En effet, les révolutionnaires tentent d’instaurer une démocratie participative via le contrôle de l’armée, un modèle démocratique sans leader. Ces révolutions sont sui generis : pas d’organisation secrète, pas d’armée clandestine, pas de leader charismatique, mais plutôt des groupes sur facebook, des vidéos sur youtube et beaucoup d’idéalisme et de courage d’une jeunesse qui aspirent à vivre autrement. Les réseaux sociaux ont donné un dynamisme à la démocratie en favorisant un espace public des libertés virtuelles. L’internet permet à des groupes de se rassembler de façon horizontale (sans chef), soulèvement inédit, peut-être demain un nouveau modèle de démocratie.

Certes toutes manifestations n’aboutiront pas à des révolutions, mais aucun pays dans le monde arabe et ailleurs n’échappera au cocktail qui a provoqué les révolutions de Tunisie et d’Egypte : une soif de liberté d’une jeunesse ouverte sur le monde, un rejet du népotisme, de la corruption, de la censure… nous sommes dans cette révolte, dans la révolution morale. En clair, les jeunes ne supportent plus les dictateurs qui ont considéré l’Etat comme leur chose et la lèguent à leurs enfants. Il y a ici la confusion entre l’autorité et l’institution.

Le modèle de démocratie par le bas peut inspirer non seulement la région du Proche-Orient et celle du Moyen-Orient mais le monde entier. Car le changement en cours dans le monde arabe c’est une révolte pour un changement démocratique mais aussi et surtout contre la démocratie néolibérale. Cette dernière sape aujourd’hui toutes les bases du service public. Avec les révolutions en cours, gare au pouvoir sans partage ! C’est avec raison que le soir d’Algérie fustige la levée de l’état d’urgence. L’éditorialiste de ce journal estime que cette levée ne va pas calmer les protestations des citoyens. Ce qui est important : « c’est la levée de l’état d’indigence que les citoyennes et les citoyens de ces pays attendent ! C’est la levée de l’état d’incompétence ! C’est la levée de l’état de non gouvernance ! » (Http ; //www.franceculture.com/emission-revue-de-presse-internationale-un-nouveau-m…(page consultée le 26/02/2011).

Le peuple qui lutte contre le déficit démocratique, contre les inégalités et la pauvreté lutte en fait pour son droit à l’autodétermination, ses droits civils, droits politiques et sociaux. C’est en fait une démonstration d’une manière historiquement repérable de l’indivisibilité des droits de l’homme. L’on ne peut pas privilégier le droit à la sécurité au détriment des droits sociaux et à la justice comme c’est le cas dans l’Afrique noire.

2.1.1. Dynamique et enjeux pour l’Afrique noire : le vieux et le neuf de la participation du peuple au pouvoir

Les dirigeants d’Afrique noire sont restés muets comme des carpes face à la révolution dans le Maghreb. Les peuples d’Afrique noire doivent s’inspirer de ces révolutions et s’appuyer sur cette dynamique pour transformer leur vivre-ensemble. Dans cette optique, la tradition de l’Afrique doit venir à son secours dans la construction de son avenir sociale et politique.

2.1.1.1. Mukalenga wa Bantu, Bantu wa Mukalenga où l’avènement de la Bantoucratie

Plus que jamais, la démocratie demeure un idéal à atteindre pour notre planète. Cela est aussi vrai pour l’occident. En effet, l’Occident connaît des graves problèmes de régression démocratique, voire des lacunes et des carences démocratiques. Concrètement, en Occident les citoyens se voient dépossédés des grandes décisions politiques au profit des experts, ce qui entraine l’atrophie des compétences du citoyen, menace la diversité de ses opinions et dégrade son civisme. Il y a aussi régression démocratique sur le plan social. En effet, la compétition économique et la recherche exacerbée de productivité installent une duale avec la ghettoïsation des prolétaires et immigrés séparés d’une partie toujours ascendante de la société. En dépit du maintien des institutions démocratiques, la vie démocratique dépérit en Occident. A l’évidence, cette situation est en passe de devenir normale.

Fort de ce fait et inspiré par la tradition africaine, nous plaidons, à la suite de Mwayila Tshiyembe, pour l’avènement de la « Bantoucratie ». Bantu est le pluriel de ntu qui signifie un être humain en langue luba (l’une des quatre langues nationales de la RDC qui a 6 à 7millions des locuteurs environ) et cratie (pouvoir). Mwayila Tshiyembe veut souligner par ce néologisme « le pouvoir à visage humain », par opposition au pouvoir à visage de monstre ou Léviathan chez Hobbes. D’ailleurs, le mot même de Léviathan fait allusion à un passage de la bible où il est le nom d’un animal qui est un monstre de cruauté et de puissance.

En effet, selon la culture politique bantoue, « l’Etat est conçu comme stratège du progrès humain. A ce titre, il porte le nom de ditunga, du verbe kutungunuja qui signifie « faire progresser, faire avancer ». Ceci pour attester qu’il s’agit d’un pouvoir institué dont la mission principale est de conduire les hommes et les femmes (bantu), les peuples ou les nations(bisamba), vers le progrès moral (moyo), vers le progrès matériel (bubanji) et vers la fraternité, la solidarité (buena muntu). » (cf. « science politique africaniste et le statut de l’Etat africain : un bilan négatif »dans politique africaine, p. 119). D’où notre adage : « Bantu wa Mukalenga, Mukalenga wa Bantu » : le peuple participe au pouvoir du chef et ce dernier est pour le peuple).

Les africains en quête d’avenir doivent « bousculer l’imaginaire » (KA MANA, l’Afrique va-t-ellemourir ? Essai d’éthique politique, Paris, Karthala, 1995) pour une nouvelle éthique politique en Afrique. Ils doivent sortir aussi de l’ère du rêve, de cris de révolte pour se mettre à l’exercice de la pensée lucide, de l’action sans complexe pour construire un avenir digne des bantoue.

Certes, la tradition africaine doit être prise en compte, mais pas à la manière du feu président Mobutu. Ce dernier a utilisé la tradition à travers son retour (recours) à l’authenticité «comme une idéologie- masque dont la fonction est de garantir un régime qui exclut toute opposition ». (Cf. J. M. ELA, Le cri de l’homme africain, p. 50). C’était une manière d’asseoir sa légitimité et de consolider une sorte de monocéphalisme qui a entraîné la confiscation du pouvoir au profit d’un chef absolu. Ainsi, le rôle traditionnel du chef est détourné au profit des autocrates. Visiblement, Mobutu avait oublié cette sagesse : « Mukalenga wa Bantu, Bantu wa Mukalenge»où il s’était contenté seulement de «Bantu wa Mukanlega» oubliant son pendant «Mukalenga wa Bantu». Et celui qui est actuellement au pouvoir ne fait guère mieux.

A la recherche de sources de pouvoir, les premiers dirigeants de l’Afrique indépendante, à l’exemple de Mobutu, se tournèrent aussi vers la tradition. C’est ainsi que les mythes du consensus, caractéristique de la monarchie et de la réciprocité tribale furent convoqués pour justifier les régimes de parti unique et montrer que le socialisme africain pouvait être engendré par des réformes imposées d’en haut, sans participation de la base.

Pour éviter une pareille instrumentalisation de la tradition, le devoir de vigilance critique s’impose à tous. Désormais, il faut rompre avec une histoire autocentrée et apologétique au profit d’une histoire argumentative et autocritique. Au fond, la tradition africaine doit devenir une mémoire vigilante et une utopie. C’est dire qu’elle doit devenir non seulement une critique du présent mais aussi « un projet d’un monde autre, où règnent des relations humaines autres, où la propriété, le travail, le pouvoir, la culture se vivraient autrement, d’une façon non désintégrée et désintégrante. » (F. EBOUSSI BOULAGA, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977, p. 157.) C’est à cette condition seulement que la tradition africaine sera fondatrice de l’avenir. Et dans cet avenir le peuple a un grand rôle à jouer.

2.1.1.2. Nkense kapampi …ou le pouvoir à la portée du peuple !

Les révolutions arabes nous ramènent au rôle des peuples dans la conquête, la conservation et la perte du pouvoir. Cela est très important en Afrique noire où on a sacralisé le pouvoir et où celui-ci ne souffre d’aucune contestation. Certains estiment d’ailleurs que dans un marigot, il n’y a pas de place pour deux caïmans. La sagesse bantoue: « nkense kapampi kabandidi nkashama nkulu , nkashama udi ne menu, nkense udi ne milonda »(le porc-épic ne peut être effrayé par le léopard car le premier a des épics et le second des dents) pose clairement le problème de l’insurrection fondatrice du droit des peuples. En tout cas, le peuple, à l’instar ce porc -épics, a de quoi inquiéter le chef. Nous savons par ailleurs, qu’en Afrique traditionnelle, ce n’est pas la personne du roi qui est plus importante, mais la royauté. Quand le roi ne travaillait plus pour le bien de son peuple, il était destitué. Loin d’être un élément déstabilisant, l’insurrection était la condition d’un espace politique non seulement immanent mais aussi stable et ordonné.

L’hymne à la révolution que le peuple tunisien s’est réapproprié pendant les journées qui ont renversé Ben Ali du pouvoir : «le peuple uni ne sera jamais vaincu» (el pueblo unido jamàs vencido) est une interpellation pour les peuples d’Afrique noire. Ils doivent eux aussi écrire des nouvelles pages de leur histoire. «Vox populi, vox dei», peuple acteur, une force en marche qui balaie tout sur son passage. Les révolutions ne se feront peut-être pas partout. Mais le peuple doit devenir un contre-pouvoir stabilisateur et correcteur à la fois si l’on souhaite mettre en œuvre une véritable démocratie pour réaliser pleinement l’idéal d’un pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple. Pour ce, il doit surveiller ses élus. En effet, « la vigilance du peuple-surveillant, perpétuellement actif, a été célébrée comme le grand remède aux dysfonctionnements, notamment propre à remédier à ce qu’on pourrait appeler l’entropie représentative (c’est-à-dire la dégradation de la relation entre élus et électeurs). » (Cf. Pierre Rosanvallon, la contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, Paris, 2006, p. 19). Cette surveillance se décline, à l’heure de la politique de défiance, sous trois modalités principales : la vigilance, la dénonciation et la notation.

Aujourd’hui plus que jamais, la vigilance doit devenir un droit et un devoir du citoyen. Etre vigilant, c’est ne pas croire sur parole, ni condamner ou dénigrer par principe. Mais juger le maçon politique au pied de son mur. Quant à la dénonciation, elle est un élément de l’activité civique du citoyen consistant à contrôler aussi bien les décisions que des actes des gouvernants. Et la notation consiste, quant à elle, en une évaluation de ses décisions et actions. Et si beaucoup d’autocrates utilisent le prince de Machiavel pour contrôler et opprimer leurs peuples, ces derniers doivent savoir que ce manuel du parfait dictateur est un coteau à double tranchant et peut les aider à démonter les mécanismes des dominations. L’heure est venue de sortir de la « servitude volontaire » pour reprendre le propos d’Etienne de la Béotie.

Et l’armée doit jouer la partition du peuple, comme dans le cas d’Algérie et de l’Egypte. Mais dans l’Afrique noire la question de l’armée est préoccupante car elle est tribale, prétorienne plutôt que républicaine. Les citoyens en arme sont-ils prêts à franchir le pas pour servir le peuple au lieu d’être une machine à broyer les couches populaires ? Et les autocrates africains appliquent à la lettre le propos du prince de Machiavel que voici : « qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent ». Sans appui de leur garde prétorienne, les autocrates africains pourront changer leur manière de conserver le pouvoir. Car un chef qui utilise les armes pour tuer son peuple perd toute crédibilité et légitimité.

2.1.1.3. Mfumu batu ba mufinga bantu kabatu ba mufinga nsona ou l’art de conserver le pouvoir en Afrique noire

Le regard attentif sur le réveil arabe nous fait prendre conscience du déficit démocratique, de l’inégalité et de la pauvreté, du rejet de népotisme, de la corruption, de la censure, de l’abêtissement érigés en système. Et les dictateurs ne tiennent pas compte du bien social de leur peuple. La politique devient une mangeoire, un lieu d’enrichissement personnel, de clientélisme. Ce fait déplorable nous pousse à puiser dans la tradition pour plaider pour une autre manière de conserver le pouvoir. D’où la pertinence de cet adage : « mfumu batu ba mufinga bantu kabatu ba mufinga nsona » (pour que le chef conserve son pouvoir, il faudra qu’il compte sur son peuple et non sur ses biens (herbes) car ces derniers peuvent flamber).

Que les autocrates africains tirent des leçons de sort des dictateurs africains comme Mobutu, Bokassa, Ben Ali. Ils ont accumulé des fortunes colossales qui sont restées dans les mains des banquiers. Pourquoi avoir ramassé tant d’argents pour ne plus en jouir et auxquels ses descendants n’auront même pas accès ? La fin triste de dictateurs abandonnés par leurs amis européens souligne l’actualité et la pertinence de notre adage : le chef doit s’occuper du bien de son peuple pour conserver son pouvoir.

Mais en Afrique les gouvernants sont plus préoccupés par l’obtention de l’approbation des bailleurs des fonds que par l’assentiment des leurs peuples. C’est pourquoi, la légitimé d’une politique vis-à-vis des bailleurs de fonds prend le pas sur la légitimité vis-à-vis des peuples. En outre, les pays occidentaux privilégient leur intérêt au détriment de l’intérêt de la population. En diplomatie, il n’y a guère de place pour les sentiments et derrière les discours de circonstances célébrant la démocratie, la liberté et les droits de l’homme, se cachent souvent les calculs les plus froids et les plus cyniques. C’est ainsi qu’ils n’ont pas hésité, des décennies durant, à composer avec des tyrans tels que Moubarak ou Ben Ali. Comble d’hypocrisie ! La presse occidentale réputée libre et démocratique découvre subitement qu’au Maghreb il y a des autocrates.

Les Egyptiens et les Tunisiens doivent donc rester sur leurs gardes pour ne pas laisser les puissances étrangères ou leurs marionnettes confisquer les révolutions en cours. Ils ont lutté dur pour renverser leur dictateur. Il serait regrettable qu’on le prive aujourd’hui de leur victoire. D’où l’importance de la vigilance.

Il est du devoir des citoyens occidentaux de soutenir les revendications populaires légitimes et de ne pas se laisser endormir par les discours souvent lénifiants de leurs dirigeants. Des Etats démocratiques ne doivent pas faire la paix avec des tortionnaires, mais avec des peuples libres et dont la dignité est reconnue. Nous estimons d’ailleurs que le respect des peuples et de leur dignité est le seul moyen d’endiguer les déséquilibres internationaux et de sécuriser notre avenir commun à long terme. De toute façon, les tyrans finissent toujours par tomber, aussi puissants et indéboulonnables qu’ils puissent paraître. Pascal André a raison de dire « s’appuyer sur de tels individus, c’est comme construire sa maison sur du sable. A la première tempête, tout est emporté. » (Cf. « Arrêtons de construire sur du sable ! » dansDimanche express, numéro 7-20 février 2011, p. 2)

Toutes ces illustrations ont une forte valeur pédagogique pour les peuples d’Afrique noire. En clair, tout ce qui s’est passé et tout se qui se passe dans le monde arabe révèle que mieux que les peuples eux-mêmes, personne ne peut défendre leur cause. Le proverbe luba que voici en dit long : « Nyunge diakuile ne kudiakuile utaka kabomba » (Nyunge, plaide ta cause, toi-même, sinon elle est perdu et toi avec). Ces révolutions décrédibilisent la politique de l’imposition de la démocratie par les grandes puissances. Une révolution amenée par une invasion militaire ne peut pas prendre. La démocratie ne peut pas être imposée de l’extérieur. Il y a les potentiels de démocratie chez tous les peuples du monde. A eux de les fructifier avec l’aide des hommes de bonne volonté qui se trouvent sur toutes les latitudes.

Pour une démocratie de surveillance

Les révolutions en cours dans le monde arabe, nous ont fait toucher du doigt le rôle du peuple dans le changement du vivre-ensemble. Le peuple est appelé à devenir juge de ses gouvernants et son rôle ne se limite pas au dépôt du bulletin dans l’urne. Et il a de quoi inquiéter ses dirigeants. Il doit les tenir à l’œil. En effet, « surveiller et empêcher sont deux manières de contraindre les gouvernants, de manifester efficacement les poids de la société sur un autre mode que celui du recours aux urnes. » (Cf. P. Rosanvallon, op.cit., p. 195). Le peuple a encore dans ses manches une arme à savoir la désobéissance civile. Car « le but de la désobéissance civile est de convaincre l’opinion publique dans la société civile et politique (…) qu’une loi ou une politique particulières sont illégitimes et qu’une demande de changement est justifiée. » (J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 411) La désobéissance civile joue ici un rôle d’un aiguillon nécessaire à l’approfondissement et au maintien de la démocratie.

Voilà pourquoi, « nous devons être constamment l’un et l’autre : citoyen et rebelle » (J. Habermas, Ecrits politiques, culture, droit, histoire… p. 97.) Une pareille rébellion ne peut être qu’au service de la défense, de la préservation ou de la restauration de la vie des citoyens comme communauté d’hommes libres et égaux. Les révolutions du Maghreb interpellent le peuples d’Afrique noire : n’ayez pas peur vous êtes les « nkese kapampi kabandidi nkashama nkulu nskashama udi ne menu nkese ne milonda » et les « nyunge diakuile ne kudiakuile uta kabomba » !

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Bertin BEYA

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