Pour Jean-Yves Ollivier, fin connaisseur de l'Afrique depuis 40 ans, l'impartialité dont se prévaut la Cour pénale internationale est à géométrie variable.
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Il y a six ans, le président ougandais Yoweri Museveni s’était résolu à en finir avec la guerre d’écorcheurs que l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) —une rébellion théocratique et tribale— infligeait au nord de son pays depuis vingt ans.
Pour Museveni, au regard des près de deux millions d’Ougandais chassés de leur foyer, dont plus de 60.000 enfants kidnappés et enrôlés de force comme enfants soldats ou esclaves sexuels, la paix n’avait plus de prix.
Aussi demanda-t-il à un ancien chef d’Etat éminemment respecté, le Mozambicain Joaquim Chissano, de bien vouloir entreprendre une médiation délicate et périlleuse. Chissano accepta et, en ma compagnie, rencontra le leader de la LRA, Joseph Kony, dans l’extrême-sud du Soudan, non loin de la frontière ougandaise.
Au terme de longs pourparlers, Chissano obtint de Kony l’arrêt de sa croisade politico-religieuse et son départ à la retraite, tranquillement dans un village, en échange de 2.500 têtes de bétail et de trois maisonnettes, pour lui et ses deux épouses.
Je ne l'aurais pas cru, moi-même, si je n’avais pas été là! Kony était prêt à faire la paix et à garder ses vaches, si seulement il était à l’abri de poursuites. Inutile de dire que le président Museveni y consentit sans hésitation.
Hélas, bien que Chissano se déplaçât en personne à La Haye pour négocier avec la Cour pénale internationale, le procureur de la CPI d’alors, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, refusa net au nom du sacro-saint principe de «l’impunité».
Quitte à punir des dizaines de milliers de civils, non seulement en Ouganda, mais aussi au Congo-Kinshasa et en République centrafricaine qui, depuis, ont été suppliciés par la LRA, une armée de desperados plus cruelle que jamais pour n’avoir plus rien à perdre.
Bref, en fermant la porte de sortie à Kony, la CPI a ouvert à un cortège d’innocents un boulevard de souffrances.
Je suis favorable à une justice internationale. En 1998, j’aurais signé des deux mains le Traité de Rome, qui fut à l’origine de la CPI. Mais alors que cette cour fête ses dix ans de fonctionnement, je suis devenu l’un de ses ennemis déclarés.
Nous sommes désormais nombreux dans ce cas, notamment en Afrique, le continent d’où sont originaires tous les inculpés de la CPI. Il n’y aurait donc pas un seul crime contre l’humanité qui soit commis ailleurs?
Si c’était vrai, ce serait une excellente nouvelle, et l’on pourrait se contenter d’un tribunal spécial pour civiliser le «cœur des ténèbres». Écrire ces mots injurieux revient à exposer le néocolonialisme judiciaire de la CPI.
Mais ce n’est pas tout. En dix ans de procédures, la CPI n’a condamné qu’un seul prévenu, Thomas Lubanga, un «seigneur de guerre» parmi d’autres en République démocratique du Congo (RDC).
A la tête d’une milice tribale jusqu’à son arrestation en 2006, Lubanga a participé au conflit le plus meurtrier de l’histoire moderne de l’Afrique —5 millions de morts, ce n’est qu’un ordre de grandeur.
En mars 2012, soit six ans (!) plus tard, il a été condamné à 14 ans de prison pour le crime de guerre commis par tous les belligérants en RDC, à savoir l’enrôlement d’enfants-soldats.
C’est trop ou trop peu: trop d’honneur pour un chefaillon de guerre ou trop peu de justice pour un bain de sang incommensurable avec les charges et la peine retenues contre le seul Lubanga.
Mais la CPI n’est pas à une absurdité congolaise près. Elle a aussi inculpé l’ancien vice-président de la RDC, Jean-Pierre Bemba, lequel avait obtenu 42 pour cent du suffrage universel au second tour de la présidentielle en 2006.
Ecroué en 2008, il doit assumer sa «responsabilité de supérieur hiérarchique», en répondant aux accusations de crimes de guerre et de crime contre l’humanité pour des viols commis par ses partisans armés en République centrafricaine.
Je connais très bien Jean-Pierre Bemba. Il est de notoriété publique que, à la demande de plusieurs chefs d’Etat d’Afrique centrale, je l’ai soutenu jusqu’en 2002, quand il est devenu vice-président et, à mes yeux, a perdu le sens de la mesure en se voyant déjà au zénith du pouvoir.
Cependant, malgré notre rupture, je suis convaincu que jamais Jean-Pierre Bemba n’aurait donné l’ordre à ses troupes, appelées au secours par l’ancien président centrafricain Ange-Félix Patassé face à une rébellion, de piller et de violer à Bangui.
Bien entendu, il est légitime que la CPI mène son enquête. Mais combien d’années faut-il garder sous les verrous, «préventivement», l’un des hommes politiques les plus représentatifs au Congo-Kinshasa?
La CPI ne semble avoir posé la question qu’au président Joseph Kabila, qui doit être content de savoir son rival loin de Kinshasa «au frais» à La Haye.
Comment ne pas conclure à une «justice des vainqueurs» quand la CPI accuse réception de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, obligeamment livré par son successeur au pouvoir, Alassane Ouattara, qui a semblé pourtant, pendant de longs mois, protéger son épouse, Simone Gbagbo?
Il ne faut pas être initié dans les arcanes de l’ancien régime pour savoir que l’influence et, donc, la responsabilité de cette dernière était au moins aussi grande que celle de son mari.
Sans parler du fait que, menacés par une rébellion armée commettant son lot de crimes de guerre, les Gbagbo se sont défendus par les mêmes moyens que leurs rivaux aujourd’hui au pouvoir, et qui, eux, ne sont pas inculpés par la CPI.
Le syndrome de la justice des vainqueurs
La sacro-sainte impunité serait-elle à géométrie variable? Si c’est le cas, ne vaudrait-il pas mieux mettre l’exception au service de la paix?
La palme du non-sens politique et de la souffrance humaine prolongée revient à l’inculpation du président soudanais Omar el-Béchir, tenu pour responsable du «génocide» au Darfour.
C’est le fait d’armes historique de l’ex-procureur Moreno Ocampo, qui s’est «payé» le premier chef d’Etat poursuivi dans l’exercice de ses fonctions.
Je m’empresse de dire que, génocide ou contre-insurrection, la sale guerre au Darfour a fait plus de 50.000 victimes directes, auxquelles il faut ajouter environ 350.000 autres qui ont succombé aux privations et maladies liées au conflit.
Mais qu’a changé à cette tragédie l’inculpation du général el-Béchir? Rien, si ce n’est sérieusement miner la crédibilité de la CPI, puisque le chef de l’Etat soudanais continue de gouverner son pays, de voyager à l’étranger et de négocier avec le monde entier, entre autres, la partition pacifique de son pays dont la partie méridionale est devenue indépendante en 2011.
Pire, les mouvements insurrectionnels au Darfour —aujourd’hui une bonne vingtaine, tant il semble difficile de s’unir face au mal absolu que serait le régime de Khartoum— n’ont jamais voulu négocier une paix honorable, contrairement aux rebelles du Sud-Soudan.
Ils sont convaincus que la communauté internationale finira bien par «enlever» leur ennemi. D’où des années de souffrances en plus, et ce n’est pas fini. Car à présent, les victimes d'hier, les «Africains» du Darfour censément en danger d’extermination par les «Arabes» au service d’él-Béchir, s’entretuent.
Le monde est trop complexe pour accorder l’impunité à des justiciers internationaux trempant leur orgueil dans le sang de victimes anonymes. Joseph Kony court toujours. S’il était arrêté demain, il faudrait juger avec lui la CPI. Pour complicité.
Jean-Yves Ollivier
SlateAfrique
Aussi demanda-t-il à un ancien chef d’Etat éminemment respecté, le Mozambicain Joaquim Chissano, de bien vouloir entreprendre une médiation délicate et périlleuse. Chissano accepta et, en ma compagnie, rencontra le leader de la LRA, Joseph Kony, dans l’extrême-sud du Soudan, non loin de la frontière ougandaise.
Au terme de longs pourparlers, Chissano obtint de Kony l’arrêt de sa croisade politico-religieuse et son départ à la retraite, tranquillement dans un village, en échange de 2.500 têtes de bétail et de trois maisonnettes, pour lui et ses deux épouses.
Je ne l'aurais pas cru, moi-même, si je n’avais pas été là! Kony était prêt à faire la paix et à garder ses vaches, si seulement il était à l’abri de poursuites. Inutile de dire que le président Museveni y consentit sans hésitation.
Hélas, bien que Chissano se déplaçât en personne à La Haye pour négocier avec la Cour pénale internationale, le procureur de la CPI d’alors, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, refusa net au nom du sacro-saint principe de «l’impunité».
Quitte à punir des dizaines de milliers de civils, non seulement en Ouganda, mais aussi au Congo-Kinshasa et en République centrafricaine qui, depuis, ont été suppliciés par la LRA, une armée de desperados plus cruelle que jamais pour n’avoir plus rien à perdre.
Bref, en fermant la porte de sortie à Kony, la CPI a ouvert à un cortège d’innocents un boulevard de souffrances.
Pourquoi les inculpés sont-ils tous Africains?
Je suis favorable à une justice internationale. En 1998, j’aurais signé des deux mains le Traité de Rome, qui fut à l’origine de la CPI. Mais alors que cette cour fête ses dix ans de fonctionnement, je suis devenu l’un de ses ennemis déclarés.
Nous sommes désormais nombreux dans ce cas, notamment en Afrique, le continent d’où sont originaires tous les inculpés de la CPI. Il n’y aurait donc pas un seul crime contre l’humanité qui soit commis ailleurs?
Si c’était vrai, ce serait une excellente nouvelle, et l’on pourrait se contenter d’un tribunal spécial pour civiliser le «cœur des ténèbres». Écrire ces mots injurieux revient à exposer le néocolonialisme judiciaire de la CPI.
Mais ce n’est pas tout. En dix ans de procédures, la CPI n’a condamné qu’un seul prévenu, Thomas Lubanga, un «seigneur de guerre» parmi d’autres en République démocratique du Congo (RDC).
A la tête d’une milice tribale jusqu’à son arrestation en 2006, Lubanga a participé au conflit le plus meurtrier de l’histoire moderne de l’Afrique —5 millions de morts, ce n’est qu’un ordre de grandeur.
En mars 2012, soit six ans (!) plus tard, il a été condamné à 14 ans de prison pour le crime de guerre commis par tous les belligérants en RDC, à savoir l’enrôlement d’enfants-soldats.
C’est trop ou trop peu: trop d’honneur pour un chefaillon de guerre ou trop peu de justice pour un bain de sang incommensurable avec les charges et la peine retenues contre le seul Lubanga.
Mais la CPI n’est pas à une absurdité congolaise près. Elle a aussi inculpé l’ancien vice-président de la RDC, Jean-Pierre Bemba, lequel avait obtenu 42 pour cent du suffrage universel au second tour de la présidentielle en 2006.
Ecroué en 2008, il doit assumer sa «responsabilité de supérieur hiérarchique», en répondant aux accusations de crimes de guerre et de crime contre l’humanité pour des viols commis par ses partisans armés en République centrafricaine.
Je connais très bien Jean-Pierre Bemba. Il est de notoriété publique que, à la demande de plusieurs chefs d’Etat d’Afrique centrale, je l’ai soutenu jusqu’en 2002, quand il est devenu vice-président et, à mes yeux, a perdu le sens de la mesure en se voyant déjà au zénith du pouvoir.
Cependant, malgré notre rupture, je suis convaincu que jamais Jean-Pierre Bemba n’aurait donné l’ordre à ses troupes, appelées au secours par l’ancien président centrafricain Ange-Félix Patassé face à une rébellion, de piller et de violer à Bangui.
Bien entendu, il est légitime que la CPI mène son enquête. Mais combien d’années faut-il garder sous les verrous, «préventivement», l’un des hommes politiques les plus représentatifs au Congo-Kinshasa?
La CPI ne semble avoir posé la question qu’au président Joseph Kabila, qui doit être content de savoir son rival loin de Kinshasa «au frais» à La Haye.
Comment ne pas conclure à une «justice des vainqueurs» quand la CPI accuse réception de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, obligeamment livré par son successeur au pouvoir, Alassane Ouattara, qui a semblé pourtant, pendant de longs mois, protéger son épouse, Simone Gbagbo?
Il ne faut pas être initié dans les arcanes de l’ancien régime pour savoir que l’influence et, donc, la responsabilité de cette dernière était au moins aussi grande que celle de son mari.
Sans parler du fait que, menacés par une rébellion armée commettant son lot de crimes de guerre, les Gbagbo se sont défendus par les mêmes moyens que leurs rivaux aujourd’hui au pouvoir, et qui, eux, ne sont pas inculpés par la CPI.
Le syndrome de la justice des vainqueurs
La sacro-sainte impunité serait-elle à géométrie variable? Si c’est le cas, ne vaudrait-il pas mieux mettre l’exception au service de la paix?
La palme du non-sens politique et de la souffrance humaine prolongée revient à l’inculpation du président soudanais Omar el-Béchir, tenu pour responsable du «génocide» au Darfour.
C’est le fait d’armes historique de l’ex-procureur Moreno Ocampo, qui s’est «payé» le premier chef d’Etat poursuivi dans l’exercice de ses fonctions.
Je m’empresse de dire que, génocide ou contre-insurrection, la sale guerre au Darfour a fait plus de 50.000 victimes directes, auxquelles il faut ajouter environ 350.000 autres qui ont succombé aux privations et maladies liées au conflit.
Mais qu’a changé à cette tragédie l’inculpation du général el-Béchir? Rien, si ce n’est sérieusement miner la crédibilité de la CPI, puisque le chef de l’Etat soudanais continue de gouverner son pays, de voyager à l’étranger et de négocier avec le monde entier, entre autres, la partition pacifique de son pays dont la partie méridionale est devenue indépendante en 2011.
Pire, les mouvements insurrectionnels au Darfour —aujourd’hui une bonne vingtaine, tant il semble difficile de s’unir face au mal absolu que serait le régime de Khartoum— n’ont jamais voulu négocier une paix honorable, contrairement aux rebelles du Sud-Soudan.
Ils sont convaincus que la communauté internationale finira bien par «enlever» leur ennemi. D’où des années de souffrances en plus, et ce n’est pas fini. Car à présent, les victimes d'hier, les «Africains» du Darfour censément en danger d’extermination par les «Arabes» au service d’él-Béchir, s’entretuent.
Le monde est trop complexe pour accorder l’impunité à des justiciers internationaux trempant leur orgueil dans le sang de victimes anonymes. Joseph Kony court toujours. S’il était arrêté demain, il faudrait juger avec lui la CPI. Pour complicité.
Jean-Yves Ollivier
SlateAfrique
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