mardi 6 août 2013

Keorapetse William Kgositsile: «La seule force capable de briser 
le pillage, c’est l’Afrique unie»

le 1 Août 2013
 
Keorapetse William Kgositsile (capture d'écran youtube)

Militant de l’ANC, le poète a connu un long exil 
aux États-Unis avant de rentrer à Johannesburg en 1990. Conversation libre sur la littérature, 
le jazz, l’Afrique et la révolution.

Il est coiffé de son éternelle casquette 
de marin, les yeux pétillants, le sourire toujours aux lèvres. 
À soixante-quinze ans, Keorapetse William Kgositsile garde dans 
le regard quelque chose d’enfantin, et, au cœur, 
le sens de la lutte. Chez lui, le poète et le militant sont indissociables.

Membre influent de l’African National Congress (ANC), il a dû prendre le chemin de l’exil, dès 1961, sous la pression d’un régime sud-africain déterminé à faire fermer New Age, le journal auquel il collaborait alors.

Destination, les États-Unis, où il fait corps avec le combat des Africains-Américains pour les droits civiques. Un mouvement qui entre en résonance avec sa propre lutte contre l’apartheid. Kgositsile devient vite une figure majeure de la poésie afro-américaine.

À New York, il fréquente les clubs de jazz, côtoie Coltrane, Nina Simone, Billie Holiday. À ses yeux, cette musique révolutionnaire est un ferment d’unité culturelle de la diaspora africaine à travers le monde, une nouvelle langue commune, proprement révolutionnaire.

À Harlem, il fonde le Black Arts Theatre (Théâtre des arts afro-américains). 
En 1975, Kgositsile 
décide de rentrer en Afrique. Interdit de séjour dans son propre pays, 
il s’installe à Dar es Salam.

Dans l’exil, il dote l’ANC d’un département de l’éducation, puis d’un département des arts 
et de la culture. 
Il retrouve sa ville natale, Johannesburg, en 1990, après vingt-neuf ans d’exil.

En quoi la poésie a-t-elle participé 
à la lutte contre le régime d’apartheid ? 

Keorapetse William Kgositsile. La poésie fut pour nous une arme dans le 
combat contre l’apartheid.

À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, de grands poètes ont pris part à la lutte. Ils restent aujourd’hui encore des militants, toujours attachés aux valeurs de solidarité internationale.

Vous-même, vous avez longtemps vécu dans l’exil, aux États-Unis. Quelles étaient les différences et les similitudes entre votre lutte contre l’apartheid et celles des Africains-Américains pour les droits civiques ?

Keorapetse William Kgositsile. L’ANC avait un engagement internationaliste. C’est ainsi que des militants comme moi se sont retrouvés aux États-Unis dans les années 1960.

Le combat des Africains-Américains était comme une part de notre propre lutte. Il me fut facile de participer pleinement aux combats d’alors aux États-Unis. C’était une évidence.

Qu’avez-vous appris, alors, des militants américains ? 

Keorapetse William Kgositsile. Il est difficile de généraliser, car ce mouvement était fait d’un large spectre d’engagements, des militants des droits civiques jusqu’aux nationalistes se revendiquant d’un combat culturel, en passant par la gauche progressiste et le Parti communiste.

Dans ce paysage, les Blacks Panthers faisaient plutôt figure de nationalistes radicaux. Je ne me sentais pas proche d’eux, du fait de leurs méthodes et de cette recherche de confrontation sans réel programme révolutionnaire.

Votre idée, à l’époque, était de donner corps à un mouvement culturel noir international. Pourquoi, alors, avez-vous si durement critiqué la négritude de Césaire et Senghor ?

Keorapetse William Kgositsile. (Rires.) Non, au sein même de ce mouvement littéraire se réclamant de la négritude, il y avait des nuances, des différences. Je respecte beaucoup Césaire, parce qu’il avait conscience que, dans les moments de crise, vous avez besoin d’idées fortes pour mobiliser les gens.

Et comme les Africains et leurs descendants subissaient depuis longtemps l’oppression, l’exploitation au nom de la « race », il pensait qu’il fallait retourner cette notion de race pour les mobiliser. Mais, après cela, vous avez besoin d’un programme d’action débarrassé des modèles « raciaux ».

Je pense en outre que l’audience des auteurs se réclamant de la négritude était alors essentiellement européenne et blanche.

Quelle fut votre première expérience 
du racisme ?

Keorapetse William Kgositsile. Je dirais que j’ai subi le racisme pour la première fois lorsque j’étais encore un petit garçon. Il y avait, dans le quartier où je vivais avec ma mère, un club de boxe pour enfants.

Comme tous mes petits camarades, dont certains étaient blancs, je voulais rejoindre ce club.

Mais lorsque nous y sommes allés, le club a refusé mon inscription. Cela s’est terminé en bagarre générale entre les enfants du quartier, entre ceux qui m’ont témoigné leur solidarité en refusant eux aussi de s’inscrire et ceux que mon exclusion laissaient indifférents.

Avec la poésie, le jazz fait partie de votre vie. 
En quoi poésie et jazz sont-ils liés ? Quel rôle 
le jazz a-t-il joué dans le développement 
d’une conscience noire ?

Keorapetse William Kgositsile. Dans les années 1960, l’intellectuel et dramaturge africain-américain Amiri Baraka a publié un essai intitulé The Changing Same, où il affirme que le développement du jazz aux États-Unis correspond à une redistribution des énergies musicales venues du continent africain.

C’était le même genre de musique, mais elle était refaçonnée par les conditions objectives qui prévalaient de l’autre côté de l’Atlantique. Si nous en venons à la poésie orale, la frontière entre la poésie et la musique n’existe pas.

Encore aujourd’hui, lorsque vous allez dans des zones rurales, au Botswana, en Afrique du Sud, vous pouvez entendre un poète passant de la récitation au chant, sans rupture.

La musique, en particulier le jazz, explore des expériences vécues, en étant délestée du lourd bagage des mots. Avec la seule force du son. C’est pourquoi la musique est toujours en avance sur la poésie, qui doit faire avec le bagage excessif de la signification, des mots, avant de pouvoir être expressive et créative.

Le musicien, lui, est loin devant le poète… De ce fait, je dirais que même en termes d’expression révolutionnaire, ou radicale, le jazz sera toujours en avance.

Le musicien de jazz a le pouvoir d’articuler ces idées révolutionnaires en se passant des mots. Il les joue. En jouant, il mobilise une énergie proprement révolutionnaire à mes yeux.

Croyez-vous toujours à cette idée 
de l’unité africaine ? 

Keorapetse William Kgositsile. Oui. Je pense que nous devons y croire et la défendre. En particulier dans ce moment où les conflits, les guerres ravagent le continent.

L’Afrique est un grand continent, un continent très riche. Il recèle d’incommensurables ressources naturelles. Nous avons des terres agricoles.

Potentiellement, nous avons de quoi produire tout ce dont nous avons besoin. Pourtant les Africains sont parmi les plus pauvres, parce qu’ils ne contrôlent pas ces ressources. La majeure partie de ces ressources est contrôlée par les Européens et les Américains.

Les matières premières sont exportées à vil prix et les produits manufacturés dont elles permettent la fabrication nous reviennent à des prix prohibitifs. Je pense que la seule force capable de briser ce cercle vicieux du pillage et de l’asphyxie, c’est une Afrique unie.

Là, nous nous heurtons à l’obstacle de ces petites fictions que sont les frontières entre nos pays, des frontières tracées par les Européens dans leurs propres intérêts. Après les indépendances, chaque pays s’est retrouvé avec un petit chef à sa tête.

Je pense que nos problèmes perdureront tant que nous n’aurons pas compris qu’il n’y a rien de précieux dans ces petites fictions, que l’unité du continent vaut bien davantage.

Qu’avez-vous ressenti à votre retour en Afrique du Sud en 1990 ?

Keorapetse William Kgositsile. Au début, une ville comme Johannesburg m’a fait l’effet de n’importe quelle autre ville. Elle m’était devenue étrangère. J’ai écrit un poème sur ces premières impressions. Après une si longue absence, les rues de Johannesburg ne pouvaient me réclamer, pas plus que je ne les réclamais.

Au retour d’un exil, vous gardez en vous cette image figée du pays natal. Mais en votre absence, tout a changé, pas toujours pour le meilleur… Les souvenirs et la réalité s’entrechoquent et lorsque vous tentez de poser le pied au sol il se dérobe sous vos pas. Il vous faut donc vous réorienter. Aujourd’hui, je me sens bien mais, au début, ce n’était pas facile.

Vous vous êtes parfois montré très critique vis-à-vis de la façon dont l’ANC 
exerce le pouvoir. Quelle est aujourd’hui 
votre appréciation ?

Keorapetse William Kgositsile. Les orientations politiques en tant que telles ne me posent pas de problème. Mes critiques portent en effet sur l’exercice du pouvoir, sur la mise en œuvre des politiques.

Tout au long de notre histoire, nous avons cultivé, au sein de l’ANC, le débat critique.

Autrefois, cette attitude était encouragée. Nous avions, entre nous, des débats vifs, de nombreuses controverses. Cette culture s’est perdue, sans doute parce que certains au sein de l’ANC se sentent menacés par les voix dissonantes.

À mes yeux, celui qui alerte, met en garde, n’est pourtant pas un ennemi. Il est simplement le témoin des erreurs que nous pouvons commettre en cheminant vers les buts d’émancipation que nous nous sommes fixés. Sur le fond, je crois que nous ne devrions jamais oublier que le système économique dominant, le capitalisme, ne peut avoir de visage humain.

Jamais le capitalisme ne bénéficiera à la majorité du peuple. Si les ressources restent entre les mains de ceux qui nous ont exploités et nous exploitent encore, quand bien même ils offriraient quelques strapontins à quelques-uns d’entre nous, cela ne changerait pas la réalité sociale de l’Africain moyen. Voilà les raisons pour lesquelles je resterai critique.

Quel regard portez-vous sur la jeunesse 
des townships de Johannesburg et d’ailleurs, durement frappée par le chômage et la pauvreté ? Diriez-vous que subsiste en Afrique du Sud une forme d’apartheid économique ?

Keorapetse William Kgositsile. Oui, il subsiste un apartheid économique, qui creuse les lignes de fracture séparant les classes sociales. C’est une réalité sur laquelle nous ne pouvons pas fermer les yeux, qui met en jeu à la fois la race et la classe dans l’Afrique du Sud post-apartheid.

Ce sont là les survivances d’une situation coloniale. Les Noirs ont conquis le droit à la participation politique, mais cela n’a pas beaucoup changé leur quotidien. La tragédie, c’est que les valeurs bourgeoises qui vont de pair avec le capitalisme affectent et influencent la jeunesse.

Ce que nous voyons, c’est qu’ils n’aspirent plus qu’à l’accumulation de biens matériels, un mirage que leur fait miroiter ce système économique. En fait, l’horizon de leurs rêves est de profiter du système.

D’un point de vue culturel, diriez-vous 
que la révolution de 1994 a libéré en Afrique 
du Sud une énergie créatrice ?

Keorapetse William Kgositsile. Oui et non. Une jeune génération d’écrivains a émergé, ils écrivent dans nos langues indigènes. Mais cela ne s’est pas produit accidentellement : les conditions objectives ont changé. L’appui des institutions a été décisif pour rendre visible cette expression.

Chaque année, des classiques de la littérature sont traduits dans les neuf langues nationales indigènes. Cela a ouvert un espace à ces langues et libéré des forces créatives. Mais ce sont les mêmes qui contrôlent, encore et toujours, le secteur de l’éditions.

Ceux-là possèdent les forêts, les usines de papier, les journaux et les maisons d’édition. Ils possèdent et contrôlent chaque aspect, chaque recoin de la filière du livre. En ce sens, une contradiction subsiste.

Si vous entrez dans n’importe quelle librairie de Johannesburg, vous trouverez toujours beaucoup plus de livres écrits par des auteurs européens ou américains que de livres écrits par des Africains. Cela n’a pas changé.

Vous dites du théâtre qu’il joue un rôle majeur dans le domaine politique, en particulier dans les processus révolutionnaires. Qu’en est-il du théâtre dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui ?

Keorapetse William Kgositsile. Nous avons de jeunes troupes, des metteurs en scène brillants, mais, malheureusement, ce n’est plus aussi palpitant que pendant la lutte (la lutte anti-apartheid – NDLR).

Mais de jeunes créateurs réalisent, de plus en plus, la nécessité de jeter un regard en arrière vers la possibilité d’un théâtre relié aux luttes. De ce point de vue, je sens poindre, dans un futur proche, des changements profonds.

La France, un pays auquel vous êtes attaché, a vu émerger, cette dernière décennie, des auteurs d’origine africaine, issus des immigrations postcoloniales, qui contribuent 
au rayonnement de la littérature francophone 
à travers le monde. Comment l’expliquez-vous ?

Keorapetse William Kgositsile. Le même constat peut être dressé pour le monde anglophone ! L’invention littéraire la plus vibrante, en langue anglaise, ne vient pas aujourd’hui du Royaume-Uni… Elle vient d’Afrique, d’Inde, de la 
Caraïbe, du monde africain-américain. Des aires où des gens se saisissent de la langue avec un imaginaire plus libéré.

Dans ce métissage, la langue d’expression est traversée, pétrie par les langues d’origine et par l’imaginaire dont elles sont porteuses.

Cela témoigne-t-il de bouleversements politiques annonciateurs d’un surgissement de ce que l’on appelait autrefois le tiers-monde ?

Keorapetse William Kgositsile. J’en suis convaincu. Les équilibres du monde connaissent de grands bouleversements. Le Nord ne peut accepter ce processus sans aversion, aucun changement ne pourra s’opérer sans luttes.

Les anciennes puissances coloniales ne vont pas nous dire : « D’accord, les gars, c’est votre tour, maintenant. » Nous devrons lutter pour affermir et affirmer cette nouvelle présence au monde.

Entretien réalisé par 
Rosa Moussaoui


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