Boulevard Voltaire
« On croit mourir pour la patrie : on meurt pour les industries. » A. France
Certains compatriotes en auraient marre de lire des analyses sur la RDC. Souvent les mêmes, disent-ils. Ils peuvent avoir raison. Même s’il arrive qu’ils oublient que plusieurs d’entre nous tombent vite dans l’amnésie et que cela peut desservir la lutte d’émancipation politique que les dignes filles et fils du Congo mènent.
Il y a certaines questions historiques sur lesquelles le débat devrait être permanent. Un exemple. Plusieurs d’entre nous avaient cru qu’après Mobutu, même « un chien » dirigerait convenablement la RDC et le bonheur serait la chose la mieux partagée.
Pourquoi après avoir crié « libérés, libérés, libérés » à l’entrée de l’AFDL au Congo, ce pays peine toujours à sortir de l’auberge ? Ne serait-il pas important de revoir en profondeur certaines des croyances les plus ancrées en nous sur « le grand pays » qui se trouve au cœur de l’Afrique pour des propositions saines de sortie de sa crise anthropologique ?
N’aurions-nous pas besoin de bonnes archives pour lutter contre l’amnésie ?
Le temps passe et la tendance à faire de la guerre de basse intensité imposée à la RDC par « les chasseurs des matières premières » une question congolo-congolaise risque de gagner certains cœurs et certains esprits ayant rompu avec la relecture de notre histoire de cinq dernières décennies.
Certaines références historiques, certains grands noms ayant marqué l’histoire de l’émancipation politique de l’Afrique et du Congo risquent de tomber dans l’oubli. Et cela serait dommageable pour la réécriture collective de l’histoire de nos luttes et de nos défaites.
Il peut paraître surprenant de constater par exemple que quand les FARDC appuyées par la force africaine d’intervention supervisée par l’ONU ont essayé de prendre le dessus sur la milice rwandaise du M23, elles aient reçu l’ordre d’interrompre leur avancée militaire pour privilégier « la solution politique ».
Car, pour les responsables de l’ONU, il n’y a pas de solution militaire à « la crise congolaise ». Kinshasa devrait retourner à la table de négociation (à Kampala) avec le M23.
Et pendant ce temps, cette milice rwandaise recrute les enfants au Rwanda et les armées rwandaises et ougandaises l’appuient sur le sol congolais pour débarrasser certains territoires de la RDC de leurs habitants afin que « les réfugiés » y retournent.
Comment appliquer « la solution politique » là où le droit international est violé en permanence sans que la justice internationale se saisisse du dossier ?
Comment appliquer « la solution politique » avec une milice armée et soutenue par Kampala et Kigali (et les cosmocrates) sans que justice soit rendue aux millions des morts causés par cette guerre de basse intensité ?
Kinshasa a obtempéré en allant négocier à Kampala : même si le gouvernement, par le truchement de Lambert Mende, avoue avoir fait sa part[1] (et ne sait plus aller au-delà).
Aussi accepte-t-il d’intégrer « les brebis moins galeuses » de la milice rwandaise dans les institutions congolaises, c’est-à-dire d’obéir à la stratégie de Paul Kagame, de Museveni et de leurs parrains d’occuper la RDC par leurs milices interposées.
Quand Mende estime que le gouvernement auquel il appartient a fait sa part, il compte sur les plus amnésiques d’entre les Congolais(es) pour leur faire avaler une pilule amère : accepter l’amnistie des « miliciens rwandais éligibles » en RDC.
De l’AFDL au M23, d’une amnistie à une autre, les milices téléguidées de l’extérieur ont joué et jouent encore en RDC le rôle des chevaux de Troie facilitant sa transformation en une colonie occidentale.
Dans ce jeu des dupes, l’ONU assume le même rôle que celui qui était le sien en 1961 : imposer la défaite morale à la brigade africaine d’intervention au Congo en la soumettant au désordre du capitalisme du désastre que ses créateurs veulent imposer au pays de Lumumba.
Comme en 1961 quand Lumumba a sollicité l’intervention de l’ONU pour mater les sécessionnistes, la RDC affaiblie par la guerre d’agression et de prédation s’est vue imposer les services d’une organisation gagnée à la cause de son occupation et de sa balkanisation.
Critiquant Lumumba sur son recours à l’ONU, Frantz Fanon écrivait ceci : « Voyez le Vietnam. Voyez le Laos. Il n’est pas vrai de dire que l’ONU échoue parce que les causes sont difficiles.
En réalité, l’ONU est la carte juridique qu’utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force brute échoue. Les partages, les commissions mixtes contrôlées, les mises sous tutelle sont les moyens légaux internationaux de torturer, de briser la volonté d’indépendance des peuples, de cultiver l’anarchie, le banditisme et la misère. »[2]
Ce texte de Frantz Fanon est d’une actualité criante. Même si, au Congo, depuis les années 90, il y a un usage concomitant de la force brute et de la carte de l’ONU pour une occupation permanente du pays de Lumumba et pour briser toute volonté de sa deuxième véritable indépendance.
Briser la volonté d’indépendance du peuple Congolais, cultiver l’anarchie, le banditisme et la misère, tout cela profite aux multinationales aux appétits d’ogre auxquelles le gouvernement de Kinshasa concède des portions de terres de plus en plus vastes.
Un reportage fait par Charlotte Maisin est très claire sur cette question. Elle indique que la vente aux enchères des zones minières congolaises aux « cosmocrates » désavantage les creuseurs congolais et permet de créer de l’emploi en Europe.
La dépendance des multinationales européennes vis-à-vis des ressources naturelles de la RDC a offert l’emploi à 30 millions d’Européens et une valeur ajoutée de 1300 billions d’euros[3] aux pays européens.
Dépendance des multinationales sans foi ni loi à l’endroit des ressources naturelles de la RDC d’une part ; violation du droit international par leurs « protégés » d’autre part, tel est l’un des défis majeurs face auquel notre pays est confronté.
Comment transformer cette dépendance (entretenue ou voulue) ayant le capitalisme du désastre comme matrice organisationnelle en une relation commerciale normale fondée sur le respect du droit international et de la souveraineté de la RDC , ayant la coopération et la solidarité comme fondements ?
(Rappelons que certains pays abritant les plus grandes multinationales du monde ont eux aussi des ressources naturelles comme la RDC et même plus. Mais ils préfèrent, par cupidité, les garder en réserve et soutenir leurs multinationales dans l’exploitation de celles du pays de Lumumba. Il y en a qui estiment même que les ressources naturelles congolaises leur appartiennent et qu’elles sont en RDC par erreur géographique.)
Pour dire les choses autrement, la guerre de basse intensité imposée à la RDC n’est pas d’abord une question congolo-congolaise. Non.
Elle est une question d’exploitation éhontée des ressources naturelles de ce pays par les multinationales refusant de les acheter au prix « souverain » qu’il pourrait fixer et instrumentalisant les pays voisins (et les ethnies) pour assouvir leur cupidité.
Réduire cette question d’esclavage moderne à une crise congolo-congolaise pouvant être jugulée par les pourparlers de Kampala ou « les concertations congolaises » est une supercherie ; un mensonge.
Cette solution exclut du débat, du dialogue une bonne partie de véritables protagonistes de « la crise congolaises ». Les multinationales européennes (et occidentales en général), les membres de leurs conseils d’administration, les IFI facilitant la prédation en rédigeant des codes miniers libéraux, « les leaders de la Nouvelle Afrique » travaillant en réseau sont exclus de ces rencontres où les perdiémistes ne sont pas à la hauteur des enjeux réels cachés.
Les créateurs du Grand Domaine et les initiateurs de la « démocratie en développement » refusent la mutation des rapports commerciaux esclavagistes en rapports normaux fondés sur une matrice beaucoup plus humanisante que le capitalisme. Ils luttent contre tout effort de donner des bases éthiques solides aux relations d’interdépendance entre nations et peuples.
Au Moyen-Orient, au Proche-Orient comme en Afrique, ils tiennent à voir leurs « cosmocrates » régner en maîtres absolus tout en leur servant de « petites mains ».
Au Proche-Orient, ils tenaient à punir Khartoum pour son soutien aux Palestiniens. L’échec de l’opération Restore Hope initiée par les anglo-saxons en Somalie en 1993 va conduire le président américain Bill Clinton à renoncer à engager directement « ses boys » sur les fronts africains tout en continuant à chercher des voies et moyens pour poursuivre sa pression sur Karthoum.
Avec la Grande-Bretagne et Israël, les américains décident d’agir par « proxies » interposés : Kampala et Kigali entre dans la danse quitte à être armés, choyés et conseillés par les parrains. Pour camoufler cette action par « proxies » interposés, Bill Clinton finira par officialiser le soutien US à Kagame et Museveni en entérinant leur alliance au sommet d’Entebbe le 25 mars 1998.
Les présidents du Rwanda et de l’Ouganda seront désormais considérés par leurs parrains comme des leaders de la « Nouvelle Afrique » ; c’est-à-dire d’une Afrique débarrassée de l’influence de la France et de la Belgique et désormais sous le contrôle de l’oncle Sam.
« Bill Clinton donne quitus aux nouveaux leaders de leurs pratiques antidémocratiques, en reconnaissant qu’il n’existe pas de modèle démocratique préétabli, qu’il s’agisse des institutions ou du processus. Un nouveau concept fait alors son apparition à Entebbe : celui de la démocratie en développement »…La reconnaissance de cette relativité des modèles représente une victoire personnelle pour le président Museveni, qui se targue d’appliquer une « démocratie sans parti ». »[4]
Rappelons que le but poursuivi au Soudan a été atteint : ce pays a été fragilisé et divisé en deux. Rappelons aussi que Bill Clinton, l’un des parrains des leaders de la « Nouvelle Afrique » est héritier d’une tradition politico-économique du Grand Domaine considérant la démocratisation, l’élévation du niveau de vie des citoyens et les droits de l’homme comme étant des idées illusoires.
Il n’y a pas deux mois que les USA ont décidé de rompre leur soutien militaire au Rwanda (et non pas à l’Ouganda). En d’autres termes, depuis la chute du mur de Berlin jusqu’à il y a à peine un ou deux mois, Paul Kagame et Yoweri Museveni ont tué les Congolais(es) avec l’appui militaire anglo-saxon convaincus, eux aussi, que la démocratisation, les droits de l’homme et l’élévation du niveau de vie des majorités silencieuses sont des idées illusoires.
Et savoir que les pourparlers de Kampala financés par Kinshasa ont été dirigés par un fossoyeur des valeurs humanistes devrait donner à penser…
Disons que ce n’est pas de ces pourparlers qu’il faudrait attendre l’émergence des principes éthiques fondant l’interdépendance entre l’Occident et l’Afrique sur des bases saines ; ou tout simplement entre la RDC et ses voisins.
Le système de pillage et de prédation semble avoir encore de beaux jours dans notre pays. Cela d’autant plus qu’un changement démocratique au Congo pourrait porter préjudice à « la stabilité de la sous-région » telle qu’elle est garantie par Kampala et Kigali. Que faire ? Une question permanente !
Plusieurs compatriotes pensent que la fin de Joseph Kabila sonnerait le glas de ce système de prédation. Comment procèdent-ils pour réduire une crise anthropologique fondée sur le fonctionnement de tout un système capitaliste de prédation et du désastre à l’activisme « politico-économique » (disons néolibéral !) d’une seule « petite main » ?
Comment peuvent-ils vaincre les multinationales en mettant fin à la vie et/ou à cet activisme de Joseph Kabila ?
Pourquoi la fin de Mobutu, de Laurent-Désiré Kabila n’ont-elles pas coïncidé avec le partage du bonheur collectif en RDC ?
D’autres compatriotes estiment, eux, qu’il faudrait d’abord en finir avec Kagame (et ils ne parlent presque plus de Museveni, oubliant qu’il est aussi dangereux que ses deux autres amis).
D’autres encore pensent que si les Congolais(es) se mettent ensemble pour être actionnaires majoritaires dans les entreprises congolaises d’exploitation des ressources naturelles, ils pourraient rebâtir un autre Congo rapidement.
Ne faudrait-il pas changer à la fois de paradigmes (les croyances ancrées), les hommes et le système ?
Par où faudrait-il commencer ?
Par les paradigmes, les individus ou le système ?
Et jusqu’où va le système de l’exploitation esclavagiste de la RDC ?
N’est-ce pas jusque dans les cœurs et les esprits ? Comment faudra-t-il articuler ce changement de manière rationnelle et raisonnable ?
La légitimité électorale aurait peut-être mieux changé la donne (comme dans certains pays de l’Amérique Latine). Mais comment expliquer que même dans plusieurs pays (occidentaux) où la légitimité par les urnes est garantie les politiques appliquées juste après les élections fassent chuter les élus dans les sondages d’opinion ?
Que les peuples tendent à voter vers « les extrêmes » ?
A notre avis, la situation de la RDC appelle et appellera toujours des études très approfondies pour pouvoir y apporter des réponses diversifiées mais coordonnées sur le court, moyen et long terme.
La mise sur pied d’un contre-pouvoir citoyen rompu à la tâche de la pensée demeure un ouvrage à remettre toujours sur le métier. Il ne devra pas oublier que la guerre de basse intensité imposée à la RDC est aussi une guerre d’usure.
Ce contre-pouvoir pourrait diversifier l’étude des modèles en allant voir à la fois dans les pays latino-américains, dans les pays nordiques et en Afrique traditionnelle.
Il devra se faire à l’idée que « la liberté n’est pas une invention de l’Occident »[5] en prenant le temps d’identifier les acteurs majeurs et mineurs de l’esclavage moderne au Congo ; mais aussi le mode de fonctionnement de leurs réseaux tout en créant ou en recréant « la conscience de la lutte » pour une émancipation politique généralisée en RDC.
Aller au quotidien à la recherche des pensées alternatives, des médias alternatifs et des institutions alternatives devrait constamment préoccuper ce contre-pouvoir citoyen.
Ce contre-pouvoir pourrait avoir une chance énorme : il participerait au déclin des puissances ayant choisi le capitalisme sauvage comme matrice organisationnelle et la guerre comme moyen d’avoir accès aux matières premières stratégiques.
Il participerait à l’émergence d’un monde pluricentré. Il devra en tirer certains dividendes. Archiver ses études historiques et géostratégiques serait un cadeau qu’il offrirait aux jeunes générations pour qu’elles poursuivent la lutte.
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Mbelu Babanya Kabudi
Congoone
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[1] Lambert Mande : « Nous estimons avoir fait notre part », dans Le Potentiel du 15 octobre 2013.
[2] F. FANON, Œuvres, Paris, La Découvertes , 2011, p. 873. Ce texte est un extrait d’un article publié en février 1961 et à lire dans son intégralité. Il est intitulé : « La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? »
[3] C. MAISIN, Mines. Les creuseurs congolais sacrifiés, dans La Libre Belgique du jeudi 10 octobre 2013, p.14-15.
[4] P. PEAN, Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010, p. 445.
[5] A. SEN, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Payot, 2005.
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