10 décembre 2013
Alors que le monde entier pleure la disparition de Nelson Mandela et entend s’inspirer de ses combats politiques, certains membres du Congrès national africain (ANC) contreviennent à ses promesses et répriment avec violence les mobilisations des plus démunis, comme les membres d’Abahlali baseMjondolo (AbM), association d’habitants des campements informels (1).
Notre mouvement - où militent parmi les plus pauvres des Sud-Africains - a été formé en 2005 à Durban et compte plus de 12 000 membres répartis dans plus de 60 campements.
Nous nous battons contre les expropriations et pour le logement public. Nous avons gagné d’importantes batailles juridiques, notamment l’annulation de la loi antipauvres qui prévoyait l’éradication des taudis (Anti Slum Act) (2).
En dépit de cette victoire, des milliers d’habitants des cabanes ont été évacués par la force avant la Coupe du monde de football de 2010. La plupart d’entre eux ont été jetés dans des camps de transit et on les a laissés pourrir là, sans eau ni électricité.
Certains campements, comme celui d’Isipingo au sud de Durban, étaient construits sur des terres inondables. On a promis aux gens de les reloger en utilisant le programme d’assistance au logement de l’Etat, mais les municipalités n’ont pas tenu leurs engagements.
Des politiciens corrompus ont bénéficié de ces programmes en allouant des fonds aux membres de l’ANC, le parti au pouvoir, et en bénéficiant de ristournes de la part des entrepreneurs auxquels ils avaient attribué les contrats.
Si vous êtes trop pauvres, vous ne pouvez pas être relogés ; idem si vous êtes du Cap de l’Est et que vous n’êtes pas un membre de l’ANC ; et si vous êtes un membre actif d’AbM, vous serez peut-être même arrêté et torturé ou bien tué.
C’est la raison pour laquelle nous continuons à utiliser l’action directe pour faire passer nos droits du papier à la réalité, de l’abstrait au concret. Quand on nous refuse un terrain, nous occupons des terres inoccupées.
L’Etat et les riches parlent d’acte criminel ; nous, nous parlons de démocratisation de la planification urbaine et de la concrétisation de notre droit à la ville.
Quand ils détruisent nos cabanes, nous les reconstruisons. Nous avons ainsi reconstruit neuf fois de suite sur le terrain de Marikana que nous occupons à Cato Crest, à Durban.
Quand on nous refuse l’accès à l’eau et à l’électricité, nous nous connectons nous-mêmes. Quand on nous déconnecte, nous nous reconnectons.
Récemment, on a tiré sur neuf personnes pendant une opération de déconnection dans un campement informel à Reservoir Hills, à Durban. Deux sont mortes : Malizo Fakaza et Nhlanhla Mkhize.
Quand nos manifestations autorisées et nos victoires juridiques et la Constitution elle-même sont ignorées, quand nous sommes traités comme des malpropres qui ne comptent pas, alors nous organisons des barricades à travers la ville - récemment nous avons bloqué plus de huit routes en une seule matinée pendant l’heure de pointe.
Les temps sont rudes. Les puissants et l’Etat ont décidé de s’unir pour nous bannir de la ville. La composition de notre mouvement est multiethnique mais compte de nombreuses personnes parlant xhosa et issues du Cap de l’Est.
De plus en plus, l’ANC à Durban et la province du Kwazulu-Natal considère les personnes qui ne parlent pas le zulu comme des étrangers qui devraient «retourner là d’où ils viennent».
Ainsi l’idée que «l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent» est remplacée par une dangereuse politique de divisions.
L’Etat a si peur des pauvres - en particulier ceux qui sont organisés, les pauvres qui sont forts - qu’il a renoncé à appliquer la loi. La police a été militarisée et les municipalités mettent en place des unités pour enrayer les occupations de terre.
Nous avons été expulsés par des hommes de main du parti, battus, torturés et la police nous a tirés dessus. Nqobile Nzuza, une étudiante de 17 ans, atteinte d’une balle à la tête le 30 septembre, est décédée.
Des témoins attestent que c’est un officier de police gradé qui l’a tuée, mais aucune arrestation n’a eu lieu. Nkululeko Gwala est mort après avoir été atteint par 25 balles, le 25 juin. Thembinkosi Qumbelo a été abattue le 15 mars.
Tous ces meurtres dans une seule et même communauté, Cato Crest. Nous sommes convaincus que s’il n’y a eu aucune arrestation, c’est parce qu’il s’agit d’assassinats politiques, perpétrés avec le soutien d’hommes haut placés.
Le taux de chômage est très élevé à Durban et on ne manque pas de jeunes gens prêts à tuer pour de l’argent…
Le rapport Manase, récemment paru, a mis au jour la corruption massive de la municipalité d’eThekwini, qui inclut la ville de Durban, mais une fois de plus aucune arrestation n’a suivi. Obed Mlaba, maire de Durban au plus fort de la corruption, a été remercié par une promotion comme nouvel ambassadeur au Royaume-Uni.
Les enjeux sont importants. Si les habitants pauvres des villes en Afrique du Sud ne gagnent pas cette bataille, nos villes deviendront des distributeurs de billets pour les hommes politiques et les riches. Les armes à feu envahiront nos cités.
A Durban et au-delà, la vision de la dignité défendue par Nelson Mandela a déjà disparu. Ses promesses d’un droit universel au logement, d’une éducation et d’un système de santé gratuits ne se sont pas réalisées.
Nous avons appris qu’en exigeant des logements décents, nous nous faisons des ennemis et qu’en occupant les terres nous rendons ces ennemis encore plus impitoyables. Mais nous ne pouvons pas indéfiniment attendre dans la boue, sans compter les incendies de nos cabanes.
Le vote, ça n’a pas marché pour nous. Les partis politiques, ça n’a pas marché pour nous. Aucun parti politique, aucune organisation de la société civile ne nous rencontrent.
Nous n’avons pas d’autres choix que de faire nous-mêmes notre place dans la vie politique de nos villes et de notre pays. Mais nous sommes sans illusions. Il y aura d’autres expulsions, d’autres passages à tabac, de nouveaux actes de torture, d’autres fusillades et d’autres assassinats.
Etre pauvre en Afrique du Sud est déjà un tel enfer que nous n’avons donc pas d’autre choix que de poursuivre notre combat.
Sekwnale ! («assez !»). Pas de maison ! Pas de terre ! Pas de vote ! Chacun compte pour un !
___________
S’Bu Zikode
Traduction de l’anglais par Judith Hayem.
Article paru dans «The Guardian», le 11 novembre 2013.
(1) Il ne s’agit ici pas des maisons «en dur» des townships mais des cabanes ou «shacks» souvent faites de cartons et de tôles.
(2) Le film de Dara Kell et Christopher Nizza «Dear Mandela» (www.dearmandela.com) fait le récit de ce combat.S’bu ZIKODE Président du mouvement Abahlali baseMjondolo, association d’habitants de campements informels en Afrique du SudMandela, une vie pour la réconciliation
Alors que le monde entier pleure la disparition de Nelson Mandela et entend s’inspirer de ses combats politiques, certains membres du Congrès national africain (ANC) contreviennent à ses promesses et répriment avec violence les mobilisations des plus démunis, comme les membres d’Abahlali baseMjondolo (AbM), association d’habitants des campements informels (1).
Notre mouvement - où militent parmi les plus pauvres des Sud-Africains - a été formé en 2005 à Durban et compte plus de 12 000 membres répartis dans plus de 60 campements.
Nous nous battons contre les expropriations et pour le logement public. Nous avons gagné d’importantes batailles juridiques, notamment l’annulation de la loi antipauvres qui prévoyait l’éradication des taudis (Anti Slum Act) (2).
En dépit de cette victoire, des milliers d’habitants des cabanes ont été évacués par la force avant la Coupe du monde de football de 2010. La plupart d’entre eux ont été jetés dans des camps de transit et on les a laissés pourrir là, sans eau ni électricité.
Certains campements, comme celui d’Isipingo au sud de Durban, étaient construits sur des terres inondables. On a promis aux gens de les reloger en utilisant le programme d’assistance au logement de l’Etat, mais les municipalités n’ont pas tenu leurs engagements.
Des politiciens corrompus ont bénéficié de ces programmes en allouant des fonds aux membres de l’ANC, le parti au pouvoir, et en bénéficiant de ristournes de la part des entrepreneurs auxquels ils avaient attribué les contrats.
Si vous êtes trop pauvres, vous ne pouvez pas être relogés ; idem si vous êtes du Cap de l’Est et que vous n’êtes pas un membre de l’ANC ; et si vous êtes un membre actif d’AbM, vous serez peut-être même arrêté et torturé ou bien tué.
C’est la raison pour laquelle nous continuons à utiliser l’action directe pour faire passer nos droits du papier à la réalité, de l’abstrait au concret. Quand on nous refuse un terrain, nous occupons des terres inoccupées.
L’Etat et les riches parlent d’acte criminel ; nous, nous parlons de démocratisation de la planification urbaine et de la concrétisation de notre droit à la ville.
Quand ils détruisent nos cabanes, nous les reconstruisons. Nous avons ainsi reconstruit neuf fois de suite sur le terrain de Marikana que nous occupons à Cato Crest, à Durban.
Quand on nous refuse l’accès à l’eau et à l’électricité, nous nous connectons nous-mêmes. Quand on nous déconnecte, nous nous reconnectons.
Récemment, on a tiré sur neuf personnes pendant une opération de déconnection dans un campement informel à Reservoir Hills, à Durban. Deux sont mortes : Malizo Fakaza et Nhlanhla Mkhize.
Quand nos manifestations autorisées et nos victoires juridiques et la Constitution elle-même sont ignorées, quand nous sommes traités comme des malpropres qui ne comptent pas, alors nous organisons des barricades à travers la ville - récemment nous avons bloqué plus de huit routes en une seule matinée pendant l’heure de pointe.
Les temps sont rudes. Les puissants et l’Etat ont décidé de s’unir pour nous bannir de la ville. La composition de notre mouvement est multiethnique mais compte de nombreuses personnes parlant xhosa et issues du Cap de l’Est.
De plus en plus, l’ANC à Durban et la province du Kwazulu-Natal considère les personnes qui ne parlent pas le zulu comme des étrangers qui devraient «retourner là d’où ils viennent».
Ainsi l’idée que «l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent» est remplacée par une dangereuse politique de divisions.
L’Etat a si peur des pauvres - en particulier ceux qui sont organisés, les pauvres qui sont forts - qu’il a renoncé à appliquer la loi. La police a été militarisée et les municipalités mettent en place des unités pour enrayer les occupations de terre.
Nous avons été expulsés par des hommes de main du parti, battus, torturés et la police nous a tirés dessus. Nqobile Nzuza, une étudiante de 17 ans, atteinte d’une balle à la tête le 30 septembre, est décédée.
Des témoins attestent que c’est un officier de police gradé qui l’a tuée, mais aucune arrestation n’a eu lieu. Nkululeko Gwala est mort après avoir été atteint par 25 balles, le 25 juin. Thembinkosi Qumbelo a été abattue le 15 mars.
Tous ces meurtres dans une seule et même communauté, Cato Crest. Nous sommes convaincus que s’il n’y a eu aucune arrestation, c’est parce qu’il s’agit d’assassinats politiques, perpétrés avec le soutien d’hommes haut placés.
Le taux de chômage est très élevé à Durban et on ne manque pas de jeunes gens prêts à tuer pour de l’argent…
Le rapport Manase, récemment paru, a mis au jour la corruption massive de la municipalité d’eThekwini, qui inclut la ville de Durban, mais une fois de plus aucune arrestation n’a suivi. Obed Mlaba, maire de Durban au plus fort de la corruption, a été remercié par une promotion comme nouvel ambassadeur au Royaume-Uni.
Les enjeux sont importants. Si les habitants pauvres des villes en Afrique du Sud ne gagnent pas cette bataille, nos villes deviendront des distributeurs de billets pour les hommes politiques et les riches. Les armes à feu envahiront nos cités.
A Durban et au-delà, la vision de la dignité défendue par Nelson Mandela a déjà disparu. Ses promesses d’un droit universel au logement, d’une éducation et d’un système de santé gratuits ne se sont pas réalisées.
Nous avons appris qu’en exigeant des logements décents, nous nous faisons des ennemis et qu’en occupant les terres nous rendons ces ennemis encore plus impitoyables. Mais nous ne pouvons pas indéfiniment attendre dans la boue, sans compter les incendies de nos cabanes.
Le vote, ça n’a pas marché pour nous. Les partis politiques, ça n’a pas marché pour nous. Aucun parti politique, aucune organisation de la société civile ne nous rencontrent.
Nous n’avons pas d’autres choix que de faire nous-mêmes notre place dans la vie politique de nos villes et de notre pays. Mais nous sommes sans illusions. Il y aura d’autres expulsions, d’autres passages à tabac, de nouveaux actes de torture, d’autres fusillades et d’autres assassinats.
Etre pauvre en Afrique du Sud est déjà un tel enfer que nous n’avons donc pas d’autre choix que de poursuivre notre combat.
Sekwnale ! («assez !»). Pas de maison ! Pas de terre ! Pas de vote ! Chacun compte pour un !
___________
S’Bu Zikode
Traduction de l’anglais par Judith Hayem.
Article paru dans «The Guardian», le 11 novembre 2013.
(1) Il ne s’agit ici pas des maisons «en dur» des townships mais des cabanes ou «shacks» souvent faites de cartons et de tôles.
(2) Le film de Dara Kell et Christopher Nizza «Dear Mandela» (www.dearmandela.com) fait le récit de ce combat.S’bu ZIKODE Président du mouvement Abahlali baseMjondolo, association d’habitants de campements informels en Afrique du SudMandela, une vie pour la réconciliation
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