Assassinats, revendications islamistes et obscures manipulations tribales contaminent la capitale des rebelles libyens.
Des rebelles libyens à Benghazi, juin 2011. © REUTERS/Thaier Al-Sudani
Entrer ou sortir de Benghazi, capitale de facto des rebelles libyens, c’est un peu comme lire un roman graphique ou une bande dessinée postmoderne, où les émotions changeantes des habitants s’affichent sur des panneaux et s’étalent sur les murs couverts de graffitis. Les premières pages du livre introduisent gratitude, ouverture et savoir-vivre: «La liberté est notre destination», clame un panneau d’affichage flambant neuf à côté du terminal d’arrivée de l’aéroport, à cheval sur une rangée de drapeaux des pays qui ont officiellement reconnu le Conseil national de transition (CNT) des rebelles.
Une autre affiche sur la route principale menant à la ville montre un vieil homme souriant, en tenue traditionnelle et coiffé d’un fez rouge, qui offre sur sa main tendue une marguerite jaune au visiteur, fleur qui pousse en abondance dans la région voisine, la «Montagne verte».
Dans le centre-ville, c’est un nouveau chapitre du livre de Benghazi qui s’ouvre, à la fois plus cru et plus réaliste:«Renversez Kadhafi et ses parasites», intime un gribouillage noir, non loin de «Game Over» et de «Fuck Gaddafi!» (ces deux dernières inscriptions en anglais, probablement au bénéfice des Occidentaux).
Des dessins habilement réalisés, qui donnent la chair de poule, ornent les bâtiments près du port: quelques-uns très populaires, probablement tous de la même main, montrent Mouammar Kadhafi sous les traits du diable, entre deux croix gammées encadrant une coupe afro démesurée. Un autre représente le deuxième fils de Kadhafi, Seif al-Islam, jusqu’à très récemment le symbole le plus visible de la réforme, sous la forme d’un petit diable souriant perché sur l’épaule gauche de son père.
Mais le clan Kadhafi n’est pas le seul à hanter la capitale des rebelles. À 5h du matin le 29 juillet, deux heures avant mon départ pour Benghazi, mon collègue et moi avons été informés de l’assassinat d’Abdel Fattah Younès, commandant des forces rebelles libyennes, et de deux de ses lieutenants. Deux semaines plus tard, les circonstances du meurtre restent obscures: le CNT a confirmé avoir émis un mandat d’arrêt à l’encontre de Younès (ce qu’il avait commencé par nier), mais continue àimputer son assassinat à des agents infiltrés loyaux à Kadhafi. Pour un ministre rebelle (et de nombreux habitants), le chef militaire a été tué par une faction islamique au sein même du mouvement rebelle.
Les comptes rendus divers et variés, dont beaucoup sonnent faux, n’ont fait que renforcer les doutes des observateurs sur les capacités du CNT, tout en jetant un voile de mystère et d’inquiétude sur les zones contrôlées par les rebelles.
Je me suis rendu à Benghazi avec mon collègue, un Libyen-Américain qui avait quitté la ville trente ans auparavant. Nous avions créé une ONG pour aider à la mise en place de plusieurs cliniques de soin des traumatismes physiques et psychologiques chez les habitants de l’est de la Libye.
Ma dernière visite remontait à plus de cinq ans: je m’y étais rendu en tant qu’attaché commercial et économique dans ce qui était alors le Bureau de liaison américain, avant l’ouverture complète de l’ambassade en 2006. À cette époque, je voyageais souvent à Benghazi pour rendre compte de divers aspects de l’économie locale et récolter des informations pour un ouvrage de traduction de nouvelles libyennes.
L'influence islamiste
Benghazi ne manque pas d’un certain charme rustique. Malgré des façades coloniales croulantes et un lac fétide, alimenté depuis des années par les effluents d’un abattoir (manœuvre typique de Kadhafi), on peut aisément imaginer sa splendeur d’antan. Si la ville avait su, dit-on, conserver un peu de sa splendeur à l’aube du règne de Kadhafi, au début des années 1990 sa solide réputation d’opposition alimentée par les islamistes provoqua une répression systématique et brutale qui interrompit les investissements de l’extérieur —prélevant un lourd tribut sur l’apparence de la ville, si ce n’est sur son esprit.
En 2005, alors que la Libye était en plein processus de réintégration de la communauté internationale, des fonctionnaires loyalistes et des responsables des échanges commerciaux m’avaient décrit leurs grands projets de développement du front de mer de Benghazi et des exceptionnelles destinations touristiques plus à l’Est. Aujourd’hui, la station balnéaire est le théâtre d’un spectacle carnavalesque impromptu, où les vendeurs de souvenirs côtoient les photos de ceux qui ont perdu la vie dans la lutte, en martyrs de la cause.
L’idée que l’est de la Libye pourrait devenir un nid de djihadistes est un peu exagérée pour le moment. Mais vu l’environnement actuel, tout est théoriquement possible. Beaucoup des habitants les plus âgés avec qui nous avons discuté pensaient que l’extrémisme pouvait encore être jugulé, mais que l’ordre était la clé de tout.
«Si l’incertitude se prolonge ou qu’il y a une vacance du pouvoir, ces éléments vont certainement prendre de l’ampleur», estimait l’un d’eux.
Tout comme Benghazi a hérité du savoir et de la culture du Caire dans les années 1940, 1950 et 1960, l’influence islamiste croissante dans l’ouest de l’Égypte et ailleurs pourrait renforcer les poches existantes d’idéologies religieuses extrémistes, à l’instar de l’endoctrinement des jeunes inactifs en temps de guerre.
D’aucuns évoquent une intensification des théories du complot. Pour certains, le meurtre de Younès est le fait d’une faction «islamiste» décidée à faire justice elle-même; pour d’autre c’est une affaire interne, peut-être la conséquence d’un jeu de pouvoir à l’intérieur du CNT. Parmi ceux à qui nous avons parlé, personne n’accordait beaucoup de crédit à une soi-disant «cinquième colonne» de Kadhafi, contrairement à ce que les médias occidentaux se sont hâtés de rapporter.
Lors d’une de nos incursions dans le centre-ville, un jeune homme, dans les 18 ans, l’air agité, est venu nous mettre en garde: «Il y a des snipers par là. Attention! Bang, bang!»
Dans le taxi que nous avons hélé pour rentrer au Tibesti Hotel, théâtre d’une fusillade la veille de notre arrivée, le chauffeur nous a mitraillés de questions sur les raisons de notre séjour à Benghazi. Il semblait qu’à l’image du jeune qui nous avait parlé avant lui, il ait décidé de nous mettre mal à l’aise —à l’opposé des soldats en uniforme et des habitants plus âgés, qui manifestent tous un ostensible respect.
Plus tard, alors que j’étais descendu de voiture pour photographier un graffiti particulièrement intéressant, un jeune homme furieux s’avança vers nous en hurlant en arabe:
«Qu’est-ce que vous faites? Qui êtes vous? Vous n’avez pas le droit de prendre de photos, c’est illégal!»
«Qui a décrété que c’était illégal, et qui es-tu? Est-ce qu’on a fait la révolution pour que n’importe qui nous dise ce qu’on a le droit de faire selon ce qui lui passe par la tête?», a imprudemment rétorqué un ami libyen. Une poignée de jeunes hommes, qui ne portaient pas non plus d’uniforme, s’approchèrent, arme automatique au poing, prêts à tirer.
Les exigences d'une presse libre
La liberté fraîchement acquise à Benghazi a aussi un côté plus positif. Ses habitants osent désormais tout mettre ouvertement en doute, y compris et surtout ceux qui les dirigent. L’édition du 26 juillet de al Libii (Le Libyen) pose une série de questions au chef du CNT Abdul Jalil, sans prendre de gants:
«Pourquoi Mahmoud Jibril, tour à tour «Premier ministre» et «ministre des Affaires étrangères», n’est-il jamais dans le pays?»
«Pourquoi mettez-vous des universitaires au ministère des Finances au lieu d’y affecter des hommes d’affaires expérimentés?»
«Comment gérez-vous l’inclusion des groupes du conseil d’opposition en dehors de la Libye?» Les questions s’enchaînent et Jalil les traite toutes avec le même respect.
Le CNT est en train de découvrir qu’une presse libre et une population politiquement motivée peuvent être à la fois le meilleur allié et le pire ennemi des nouveaux dirigeants. La plus grande part de la critique vise la façon dont le CNT a géré la nouvelle de la mort du général Younès. Beaucoup même de ceux qui ne l’appréciaient pas du tout ont critiqué la manière dont la nouvelle a été diffusée —ou pas. «Younès était un militaire —il devrait y avoir une enquête militaire, par un tribunal militaire. Tout devrait respecter la procédure», s’indigne un ingénieur de la diaspora libyenne revenu pour aider le CNT sur des questions techniques. «Même si le CNT avait des problèmes avec Younès, ils auraient dû être réglés directement, selon une procédure, pas dans l’ombre.»
Un des temps forts de notre voyage a été une visite de deux heures au bureau d’une connaissance commune, «S.», qui a largement dépassé les 70 ans. Son âge, son niveau d’éducation et sa famille lui valent un grand respect au sein de la communauté —fait mis en évidence par l’incessante procession de personnes venues manifester leur sympathie et qui, quand S. ne les connaissait pas personnellement, faisaient tout leur possible pour prétendre le contraire.
Après environ vingt minutes de conversation, le rédacteur en chef d’un des nombreux nouveaux journaux publiés à Benghazi entra avec un paquet de journaux dans les bras. La une du jour: «Une Libye forte et unie» Son optimisme regonfla la conversation, qui s’était légèrement refroidie.
«Regardez ce que nous avons accompli. Il y a 25.000 armes dans tout Benghazi, et nous avons 10 à 12 morts par balle chaque mois», s’enthousiasma-t-il. «Qu’arriverait-il si la loi et l’ordre étaient suspendus dans une ville européenne ou américaine ne serait-ce que 24 heures? Vous auriez le chaos!»
Des rebelles libyens à Benghazi, juin 2011. © REUTERS/Thaier Al-Sudani
Entrer ou sortir de Benghazi, capitale de facto des rebelles libyens, c’est un peu comme lire un roman graphique ou une bande dessinée postmoderne, où les émotions changeantes des habitants s’affichent sur des panneaux et s’étalent sur les murs couverts de graffitis. Les premières pages du livre introduisent gratitude, ouverture et savoir-vivre: «La liberté est notre destination», clame un panneau d’affichage flambant neuf à côté du terminal d’arrivée de l’aéroport, à cheval sur une rangée de drapeaux des pays qui ont officiellement reconnu le Conseil national de transition (CNT) des rebelles.
Une autre affiche sur la route principale menant à la ville montre un vieil homme souriant, en tenue traditionnelle et coiffé d’un fez rouge, qui offre sur sa main tendue une marguerite jaune au visiteur, fleur qui pousse en abondance dans la région voisine, la «Montagne verte».
Dans le centre-ville, c’est un nouveau chapitre du livre de Benghazi qui s’ouvre, à la fois plus cru et plus réaliste:«Renversez Kadhafi et ses parasites», intime un gribouillage noir, non loin de «Game Over» et de «Fuck Gaddafi!» (ces deux dernières inscriptions en anglais, probablement au bénéfice des Occidentaux).
Des dessins habilement réalisés, qui donnent la chair de poule, ornent les bâtiments près du port: quelques-uns très populaires, probablement tous de la même main, montrent Mouammar Kadhafi sous les traits du diable, entre deux croix gammées encadrant une coupe afro démesurée. Un autre représente le deuxième fils de Kadhafi, Seif al-Islam, jusqu’à très récemment le symbole le plus visible de la réforme, sous la forme d’un petit diable souriant perché sur l’épaule gauche de son père.
Mais le clan Kadhafi n’est pas le seul à hanter la capitale des rebelles. À 5h du matin le 29 juillet, deux heures avant mon départ pour Benghazi, mon collègue et moi avons été informés de l’assassinat d’Abdel Fattah Younès, commandant des forces rebelles libyennes, et de deux de ses lieutenants. Deux semaines plus tard, les circonstances du meurtre restent obscures: le CNT a confirmé avoir émis un mandat d’arrêt à l’encontre de Younès (ce qu’il avait commencé par nier), mais continue àimputer son assassinat à des agents infiltrés loyaux à Kadhafi. Pour un ministre rebelle (et de nombreux habitants), le chef militaire a été tué par une faction islamique au sein même du mouvement rebelle.
Les comptes rendus divers et variés, dont beaucoup sonnent faux, n’ont fait que renforcer les doutes des observateurs sur les capacités du CNT, tout en jetant un voile de mystère et d’inquiétude sur les zones contrôlées par les rebelles.
Je me suis rendu à Benghazi avec mon collègue, un Libyen-Américain qui avait quitté la ville trente ans auparavant. Nous avions créé une ONG pour aider à la mise en place de plusieurs cliniques de soin des traumatismes physiques et psychologiques chez les habitants de l’est de la Libye.
Ma dernière visite remontait à plus de cinq ans: je m’y étais rendu en tant qu’attaché commercial et économique dans ce qui était alors le Bureau de liaison américain, avant l’ouverture complète de l’ambassade en 2006. À cette époque, je voyageais souvent à Benghazi pour rendre compte de divers aspects de l’économie locale et récolter des informations pour un ouvrage de traduction de nouvelles libyennes.
L'influence islamiste
Benghazi ne manque pas d’un certain charme rustique. Malgré des façades coloniales croulantes et un lac fétide, alimenté depuis des années par les effluents d’un abattoir (manœuvre typique de Kadhafi), on peut aisément imaginer sa splendeur d’antan. Si la ville avait su, dit-on, conserver un peu de sa splendeur à l’aube du règne de Kadhafi, au début des années 1990 sa solide réputation d’opposition alimentée par les islamistes provoqua une répression systématique et brutale qui interrompit les investissements de l’extérieur —prélevant un lourd tribut sur l’apparence de la ville, si ce n’est sur son esprit.
En 2005, alors que la Libye était en plein processus de réintégration de la communauté internationale, des fonctionnaires loyalistes et des responsables des échanges commerciaux m’avaient décrit leurs grands projets de développement du front de mer de Benghazi et des exceptionnelles destinations touristiques plus à l’Est. Aujourd’hui, la station balnéaire est le théâtre d’un spectacle carnavalesque impromptu, où les vendeurs de souvenirs côtoient les photos de ceux qui ont perdu la vie dans la lutte, en martyrs de la cause.
L’idée que l’est de la Libye pourrait devenir un nid de djihadistes est un peu exagérée pour le moment. Mais vu l’environnement actuel, tout est théoriquement possible. Beaucoup des habitants les plus âgés avec qui nous avons discuté pensaient que l’extrémisme pouvait encore être jugulé, mais que l’ordre était la clé de tout.
«Si l’incertitude se prolonge ou qu’il y a une vacance du pouvoir, ces éléments vont certainement prendre de l’ampleur», estimait l’un d’eux.
Tout comme Benghazi a hérité du savoir et de la culture du Caire dans les années 1940, 1950 et 1960, l’influence islamiste croissante dans l’ouest de l’Égypte et ailleurs pourrait renforcer les poches existantes d’idéologies religieuses extrémistes, à l’instar de l’endoctrinement des jeunes inactifs en temps de guerre.
D’aucuns évoquent une intensification des théories du complot. Pour certains, le meurtre de Younès est le fait d’une faction «islamiste» décidée à faire justice elle-même; pour d’autre c’est une affaire interne, peut-être la conséquence d’un jeu de pouvoir à l’intérieur du CNT. Parmi ceux à qui nous avons parlé, personne n’accordait beaucoup de crédit à une soi-disant «cinquième colonne» de Kadhafi, contrairement à ce que les médias occidentaux se sont hâtés de rapporter.
Lors d’une de nos incursions dans le centre-ville, un jeune homme, dans les 18 ans, l’air agité, est venu nous mettre en garde: «Il y a des snipers par là. Attention! Bang, bang!»
Dans le taxi que nous avons hélé pour rentrer au Tibesti Hotel, théâtre d’une fusillade la veille de notre arrivée, le chauffeur nous a mitraillés de questions sur les raisons de notre séjour à Benghazi. Il semblait qu’à l’image du jeune qui nous avait parlé avant lui, il ait décidé de nous mettre mal à l’aise —à l’opposé des soldats en uniforme et des habitants plus âgés, qui manifestent tous un ostensible respect.
Plus tard, alors que j’étais descendu de voiture pour photographier un graffiti particulièrement intéressant, un jeune homme furieux s’avança vers nous en hurlant en arabe:
«Qu’est-ce que vous faites? Qui êtes vous? Vous n’avez pas le droit de prendre de photos, c’est illégal!»
«Qui a décrété que c’était illégal, et qui es-tu? Est-ce qu’on a fait la révolution pour que n’importe qui nous dise ce qu’on a le droit de faire selon ce qui lui passe par la tête?», a imprudemment rétorqué un ami libyen. Une poignée de jeunes hommes, qui ne portaient pas non plus d’uniforme, s’approchèrent, arme automatique au poing, prêts à tirer.
Les exigences d'une presse libre
La liberté fraîchement acquise à Benghazi a aussi un côté plus positif. Ses habitants osent désormais tout mettre ouvertement en doute, y compris et surtout ceux qui les dirigent. L’édition du 26 juillet de al Libii (Le Libyen) pose une série de questions au chef du CNT Abdul Jalil, sans prendre de gants:
«Pourquoi Mahmoud Jibril, tour à tour «Premier ministre» et «ministre des Affaires étrangères», n’est-il jamais dans le pays?»
«Pourquoi mettez-vous des universitaires au ministère des Finances au lieu d’y affecter des hommes d’affaires expérimentés?»
«Comment gérez-vous l’inclusion des groupes du conseil d’opposition en dehors de la Libye?» Les questions s’enchaînent et Jalil les traite toutes avec le même respect.
Le CNT est en train de découvrir qu’une presse libre et une population politiquement motivée peuvent être à la fois le meilleur allié et le pire ennemi des nouveaux dirigeants. La plus grande part de la critique vise la façon dont le CNT a géré la nouvelle de la mort du général Younès. Beaucoup même de ceux qui ne l’appréciaient pas du tout ont critiqué la manière dont la nouvelle a été diffusée —ou pas. «Younès était un militaire —il devrait y avoir une enquête militaire, par un tribunal militaire. Tout devrait respecter la procédure», s’indigne un ingénieur de la diaspora libyenne revenu pour aider le CNT sur des questions techniques. «Même si le CNT avait des problèmes avec Younès, ils auraient dû être réglés directement, selon une procédure, pas dans l’ombre.»
Un des temps forts de notre voyage a été une visite de deux heures au bureau d’une connaissance commune, «S.», qui a largement dépassé les 70 ans. Son âge, son niveau d’éducation et sa famille lui valent un grand respect au sein de la communauté —fait mis en évidence par l’incessante procession de personnes venues manifester leur sympathie et qui, quand S. ne les connaissait pas personnellement, faisaient tout leur possible pour prétendre le contraire.
Après environ vingt minutes de conversation, le rédacteur en chef d’un des nombreux nouveaux journaux publiés à Benghazi entra avec un paquet de journaux dans les bras. La une du jour: «Une Libye forte et unie» Son optimisme regonfla la conversation, qui s’était légèrement refroidie.
«Regardez ce que nous avons accompli. Il y a 25.000 armes dans tout Benghazi, et nous avons 10 à 12 morts par balle chaque mois», s’enthousiasma-t-il. «Qu’arriverait-il si la loi et l’ordre étaient suspendus dans une ville européenne ou américaine ne serait-ce que 24 heures? Vous auriez le chaos!»
Les contradictions du CNT
Lors d’une allocution télévisée dans l’après-midi du 30 juillet, Jalil a appelé les milices armées des territoires contrôlés par les rebelles à se soumettre à l’autorité du CNT —ou à assumer les conséquences. Le chef du CNT, à la contenance d’ordinaire difficilement déchiffrable, avait l’air plus épuisé et préoccupé que d’habitude. En coulisses, le CNT a nommé l’un des cousins de Younès à sa succession —clairement un geste envers la tribu de Younès— ce qui dans certaines zones a également suscité la critique de la part de ceux qui voient cette nomination comme une concession à la notion dépassée depuis longtemps que d’une certaine façon, le tribalisme règne dans la Libye moderne.
Le CNT tint ses promesses en quelques heures: le soir du 30 juillet, ses dirigeants attaquèrent une unité, tour à tour qualifiée d'«islamiste», «pro-Kadhafi» ou par euphémisme «indépendante», après qu’elle avait défié l’ordre de ralliement. Il en résulta un échange de coups de feu toute la nuit à la lisière de la ville, qui aurait fait des dizaines de morts et qui tacha le ciel matinal de panaches de fumée.
À notre réveil au matin du 31 juillet, l’ambiance était extrêmement tendue au Tibesti. Le personnel de l’hôtel faisait discrètement circuler des sorties papier d’un site Web de l’opposition. Quelques appels téléphoniques nous apprirent que le bureau des diplomates et le complexe de l’ONU étaient confinés. Internet semblait ne plus fonctionner, et les Occidentaux se faisaient rares.
Benghazi fut saisie par la sensation omniprésente que le chaos pourrait s’installer à n’importe quel moment —éventualité que notre petite ONG était mal équipée pour gérer. Je réussis à entretenir une connexion Skype juste assez longtemps pour demander à notre troisième collègue, qui devait arriver plus tard dans la semaine, de contacter le bureau de l’ONU au Caire pour lui demander la faveur de nous faire partir le jour même. Notre chauffeur essaya d’apaiser nos craintes en nous disant: «J’ai traversé la ville ce matin, tout est calme.» Paroles de réconfort qui nous seraient dispensées maintes fois, que nous les quémandions ou pas.
Quarante minutes plus tard, nous étions de retour à l’endroit d’où nous étions partis quelques petits jours auparavant, devant le doux vieillard au fez rouge et à la marguerite jaune. Heureusement, l’avion du Caire avait une heure de retard, mais nos places n’étaient toujours pas confirmées à bord. «Nous avons reçu l’autorisation de vous emmener jusqu’à Héraklion,» capitale de la Crète, fut la réponse que nous avons fini par recevoir d’un employé de l’ONU. Si nous avions le moindre doute que partir était la bonne chose à faire, il se dissipa à peine aperçus les passagers sur le départ: des travailleurs humanitaires endurcis, dont beaucoup avaient pris le même vol que nous à l’aller et avaient insisté sur le fait qu’ils resteraient à Benghazi «indéfiniment».
Pendant que l’avion amorçait son ascension au-dessus de la Montagne verte, je réfléchissais au chaos de ces derniers jours. Un graffiti en particulier, aperçu sur la route qui partait de l’aéroport, me restait dans la tête. Grossièrement traduit, il disait: «Nous ne supplierons pas, et nous ne cèderons pas.»
C’est très bien lorsqu’on affronte un ennemi commun, mais pas particulièrement utile quand on essaie de communiquer avec les siens: élucider la question des assassins de Younès et les traduire en justice —où qu’on doive les trouver— sera la clé des efforts du CNT pour conserver la confiance du peuple.
Après tout ce que les habitants de Benghazi et du reste de la Libye ont traversé, la pire de toutes les issues serait un retour au passé, ou un avenir maussade. Si les rebelles libyens sont capables d’accomplir cette prouesse, l’histoire de ce qui s’est produit ici pourrait bien s’avérer l’une des plus édifiantes du printemps arabe.
Ethan Chorin est un des cofondateurs d’Avicenna Group, qui aide le personnel médical libyen à soulager les traumatismes physiques et psychologiques de la région. Il est actuellement collaborateur de la chaire entreprise sociale de la Yale University's School of Management et a été envoyé en Libye en tant qu’attaché commercial et économique américain de 2004 à 2006. Il est l’auteur de Translating Libya, et son deuxième livre, sur l’évolution du soulèvement libyen, doit paraître début 2012.
Traduit par Bérengère Viennot
SlateAfrique
Lors d’une allocution télévisée dans l’après-midi du 30 juillet, Jalil a appelé les milices armées des territoires contrôlés par les rebelles à se soumettre à l’autorité du CNT —ou à assumer les conséquences. Le chef du CNT, à la contenance d’ordinaire difficilement déchiffrable, avait l’air plus épuisé et préoccupé que d’habitude. En coulisses, le CNT a nommé l’un des cousins de Younès à sa succession —clairement un geste envers la tribu de Younès— ce qui dans certaines zones a également suscité la critique de la part de ceux qui voient cette nomination comme une concession à la notion dépassée depuis longtemps que d’une certaine façon, le tribalisme règne dans la Libye moderne.
Le CNT tint ses promesses en quelques heures: le soir du 30 juillet, ses dirigeants attaquèrent une unité, tour à tour qualifiée d'«islamiste», «pro-Kadhafi» ou par euphémisme «indépendante», après qu’elle avait défié l’ordre de ralliement. Il en résulta un échange de coups de feu toute la nuit à la lisière de la ville, qui aurait fait des dizaines de morts et qui tacha le ciel matinal de panaches de fumée.
À notre réveil au matin du 31 juillet, l’ambiance était extrêmement tendue au Tibesti. Le personnel de l’hôtel faisait discrètement circuler des sorties papier d’un site Web de l’opposition. Quelques appels téléphoniques nous apprirent que le bureau des diplomates et le complexe de l’ONU étaient confinés. Internet semblait ne plus fonctionner, et les Occidentaux se faisaient rares.
Benghazi fut saisie par la sensation omniprésente que le chaos pourrait s’installer à n’importe quel moment —éventualité que notre petite ONG était mal équipée pour gérer. Je réussis à entretenir une connexion Skype juste assez longtemps pour demander à notre troisième collègue, qui devait arriver plus tard dans la semaine, de contacter le bureau de l’ONU au Caire pour lui demander la faveur de nous faire partir le jour même. Notre chauffeur essaya d’apaiser nos craintes en nous disant: «J’ai traversé la ville ce matin, tout est calme.» Paroles de réconfort qui nous seraient dispensées maintes fois, que nous les quémandions ou pas.
Quarante minutes plus tard, nous étions de retour à l’endroit d’où nous étions partis quelques petits jours auparavant, devant le doux vieillard au fez rouge et à la marguerite jaune. Heureusement, l’avion du Caire avait une heure de retard, mais nos places n’étaient toujours pas confirmées à bord. «Nous avons reçu l’autorisation de vous emmener jusqu’à Héraklion,» capitale de la Crète, fut la réponse que nous avons fini par recevoir d’un employé de l’ONU. Si nous avions le moindre doute que partir était la bonne chose à faire, il se dissipa à peine aperçus les passagers sur le départ: des travailleurs humanitaires endurcis, dont beaucoup avaient pris le même vol que nous à l’aller et avaient insisté sur le fait qu’ils resteraient à Benghazi «indéfiniment».
Pendant que l’avion amorçait son ascension au-dessus de la Montagne verte, je réfléchissais au chaos de ces derniers jours. Un graffiti en particulier, aperçu sur la route qui partait de l’aéroport, me restait dans la tête. Grossièrement traduit, il disait: «Nous ne supplierons pas, et nous ne cèderons pas.»
C’est très bien lorsqu’on affronte un ennemi commun, mais pas particulièrement utile quand on essaie de communiquer avec les siens: élucider la question des assassins de Younès et les traduire en justice —où qu’on doive les trouver— sera la clé des efforts du CNT pour conserver la confiance du peuple.
Après tout ce que les habitants de Benghazi et du reste de la Libye ont traversé, la pire de toutes les issues serait un retour au passé, ou un avenir maussade. Si les rebelles libyens sont capables d’accomplir cette prouesse, l’histoire de ce qui s’est produit ici pourrait bien s’avérer l’une des plus édifiantes du printemps arabe.
Ethan Chorin est un des cofondateurs d’Avicenna Group, qui aide le personnel médical libyen à soulager les traumatismes physiques et psychologiques de la région. Il est actuellement collaborateur de la chaire entreprise sociale de la Yale University's School of Management et a été envoyé en Libye en tant qu’attaché commercial et économique américain de 2004 à 2006. Il est l’auteur de Translating Libya, et son deuxième livre, sur l’évolution du soulèvement libyen, doit paraître début 2012.
Traduit par Bérengère Viennot
SlateAfrique
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