samedi 27 août 2011

Kadhafi conserve sa capacité de nuisance


Hasni Abidi est le directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen et l'auteur du «Manifeste des arabes». Pour lui, les partisans de Kadhafi n'ont pas dit leur dernier mot.

 

Des partisans de Mouammar Kadhafi brandissent son portrait à Tripoli le 2 mai 2011. REUTERS/Louafi Larbi

SlateAfrique - Comment expliquer que le régime de Kadhafi ait pu résister aussi longtemps?

Hasni Abidi - Cela a pris du temps en Libye mais ça prendra aussi du temps en Syrie. Et cela prendra encore plus de temps en Algérie. La séquence libyenne est complètement différente de la séquence tunisienne ou égyptienne. Dans la mesure où il n’existe pas d’autonomie dans les instances dirigeantes. En Libye, il y a une fusion entre le pouvoir incarné par Kadhafi par ce qu’on appelle en Libye «les hommes de la tente», tous ceux que Kadhafi reçoit quotidiennement sous sa tente. C’est eux qui détiennent le pouvoir, ce n’est ni le gouvernement, ni les bureaux populaires, ni le parlement, ni le congrès populaire, mais c’est tous les hommes de la tente, les hommes proches de Kadhafi. Il y a une fusion entre les hommes de la tente, le régime Kadhafi et l’appareil militaire et sécuritaire. Du coup, on est privé de cette marge de manœuvre dont a disposé l’armée tunisienne ou l’armée égyptienne pour accélérer le changement et le départ des deux présidents.

D’autant plus que la hiérarchie militaire ne portait pas dans son cœur cette idée de transmission héréditaire du pouvoir: le passage du pouvoir de Moubarak à son fils. Les pouvoirs exorbitants de Zine el-Abidine Ben Ali, de son épouse et de sa famille, c’est ce qui a un peu accéléré le processus. En Libye ça n’existe pas et en plus le régime est rentier, c’est très important. Le changement dans un régime rentier est beaucoup plus long, beaucoup plus douloureux. La facture du changement est très élevée dans la mesure où le régime dispose d’une énorme ressource financière capable d’acheter les alliances et de s’assurer des adhésions à la fois tribales, mais aussi d’acheter toutes les composantes de la société qui pourraient lui faire de l’ombre et enfin de se payer le silence international. On a bien vu comment la Libye a été vite réhabilitée par la communauté internationale le jour où elle a payé pourl’attentat de Lockerbie.

L’Etat rentier. La fusion entre les appareils sécuritaires qui savent que la fin de Kadhafi signifie la fin de cet appareil, d’où cette détermination des apparatchiks à lutter jusqu’au bout. En fait, il n’y a pas eu de bataille de Tripoli. Tripoli a été livrée grâce à une dynamique de négociation très intéressante. Les militaires voulaient surtout que leurs familles ne soient pas inquiétées aprèsl’arrivée des insurgés à Tripoli. Ce ne sont pas les insurgés de Benghazi qui ont fait dix mille kilomètres pour arriver jusqu’à Tripoli mais c’est plutôt un travail très important qui a été fait auprès des habitants de Zaouïa, de Ghariane et de la montagne. Avec la garde prétorienne, celle qui protégeait Tripoli pour livrer les armes et laisser les insurgés rentrer dans la ville sans résistance.

Bien entendu, la première ceinture de sécurité n’a pas négocié. Ceux qui sont toujours autour de Kadhafi quelques brigades de sécurité qui eux ne vont pas lâcher les armes de sitôt parce qu’ils savent que leur avenir est intimement lié à Kadhafi. Les autres, non, ils n’ont pas changé de tenues parce qu’ils ne portaient pas de tenues militaires. Ils ne portaient pas de treillis militaires. Ils n’ont juste pas pris leurs armes pour défendre la capitale.

Slate Afrique - Que peuvent espérer les hommes qui continuent à se battre pour Kadhafi?

H.A - Kadhafi c’est le doyen des chefs d’Etat, sa longévité est la preuve que l’homme est très habile. Il a réussi à déjouer des dizaines de tentatives de coups d’Etat de l’intérieur du pays comme de l’extérieur, grâce à un jeu très subtil à l’intérieur du pays comme à l’extérieur.

Donc Kadhafi a préparé son plan en cas d’insurrection. Une des brigades de sécurité a été formée pour une seule mission: comment défendre Kadhafi en cas d’insurrection? C’est à dire que Kadhafi était conscient de ce risque. L’homme ne pensait pas que la révolution allait être aussi brutale, aussi déterminée. Mais il s’est préparé à l’après Bab al-Azizia. Comment rester au pouvoir en ayant quitté son bunker? Sa capacité de nuisance, elle est beaucoup plus grave qu’auparavant quand il était à Bab al-Azizia. Aujourd’hui, sa capacité de nuisance est diffuse. Et aussi il n’a plus de sanctuaire pour devenir une cible facile. Il est partout et nulle part. Il a préparé un plan d’abord pour compliquer la vie des nouveau maîtres de Tripoli.

Semer le chaos et la panique. Il sait que si la sécurité ne revient pas rapidement à Tripoli tout le processus de transition va être reporté. Et pourquoi Kadhafi et ses enfants, surtout Seif al Islam, n’ont pas quitté Tripoli alors qu’ils avaient la possibilité de le faire? Le couloir était sécurisé en direction de la Tunisie: d’ailleurs son ministre de l’Intérieur est parti peu avant la chute. Je pense que Kadhafi ne l’a pas fait parce que Abdessalem Jalloud, son ex-bras droit et ex-numéro deux du régime a dit une chose intéressante:

«Kadhafi est frappé par une obsession du pouvoir» et que «cet homme ne peut pas accepter qu’il n’est plus au pouvoir».

Un élément très important dans le profil mental de Kadhafi. Le deuxième élément qui est beaucoup plus rationnel c’est de dire que Kadhafi ne reste pas loin de Tripoli. Parce que lui et ses hommes sont conscients que l’essentiel du pouvoir c’est Tripoli.

Il faut absolument prendre la capitale. Une fois que Tripoli tombe, c’est fini pour Kadhafi. Kadhafi est en mesure d’influencer sur les négociations. Et peut exercer cette influence avec les gens qui sont toujours avec lui —même s’il y a des difficultés de communication.

Communiquer entre eux est un danger. Certaines brigades de sécurité de sa tribu, la colonne vertébrale du régime, se battent sans probablement recevoir des armes de Kadhafi. Pourquoi? Parce qu’ils pourraient ainsi influencer l’après Kadhafi. Kadhafi négocie finalement avec les armes. En montrant à la coalition qu’il est toujours fort, déterminé, il peut s’imposer en tant qu’interlocuteur mais aussi probablement rester en Libye. La troisième raison pour laquelle Kadhafi est toujours là, c’est parce que lui et ses alliés sont conscients qu’aucun pays n’est capable de résister à la pression internationale pour les livrer à la CPI. Le mandat d’arrêt international pousse Kadhafi à cette logique suicidaire.

La résistance est limitée dans tous les pays. Le régime algérien, ayant des bons rapports avec Kadhafi, ne sera pas le même dans quelques années. Kadhafi le sait.

Un grand pays comme l’Afrique du Sud est tout à fait disposé à le recevoir. Les pays qui ont piloté les opérations militaires ont plutôt intérêt à voir Kadhafi mort, plutôt que vivant. Vivant il va continuer à narguer la nouvelle classe dirigeante et mobiliser des hommes. Et probablement aussi causer des soucis à la coalition internationale. Il dispose d’informations embarrassantes pour les pays étrangers donc il est dans l’intérêt de tous que Kadhafi soit mort. Son procès est très important sur le plan pédagogique mais dans l’état actuel de la Libye, la justice libyenne n’a pas les moyens d’assurer un procès équitable. Lorsque le dirigeant du CNT a dit qu’il n’était pas contre le fait de transférer Kadhafi à La Haye, il a subi des critiques acerbes. De la part de la base, de ceux qui ont souffert de Kadhafi, parce que lui, il était quand même un homme du régime. Ils disaient que Kadhafi ne peut être jugé qu’en Libye.
Mouammar Kadhafi fait toujours peur

SlateAfrique - Quels secrets détient-il?

H.A - Kadhafi dispose de plusieurs dossiers importants. Dans une logique suicidaire, il pourrait divulguer certaines informations relevant de la sécurité de plusieurs Etats ou de conversations privées qui peuvent être embarrassantes. Pour le financement des campagnes de Sarkozy en France. Seif al Islam l’a dit mais pour l’instant il n’y a pas eu les preuves suffisantes.

Pour l’Occident, Kadhafi a été un allié privilégié après les attentats du 11 septembre 2001. Il a livré les noms aux Américains des islamistes les plus importants, les plus dangereux. Les Américains disent que la Libye est l’un des pays qui a collaboré d’une manière exemplaire dans la traque de certains éléments. Mais à quel prix?

SlateAfrique - Quelques dossiers peuvent être particulièrement sensibles?

H.A - Kadhafi a bénéficié des conseils du cabinet de Tony Blair. Et il détient probablement des informations compromettantes sur le plan politique et surtout les pressions des grandes compagnies pétrolières sur les gouvernements occidentaux pour renouer avec «le Guide».

Slate - Pourquoi continuer la lutte? A-t-il toujours accès à sa fortune?

H.A - Je crois que Kadhafi est le chômeur le plus riche du monde. Il n’a plus de poste, mais il dispose de ressources financières très importantes. C’est le SDF doré. L'ancien directeur de la banque centrale libyenne a parlé de dépôts d'argent et d'or dans certains lieux que seuls connaissent les proches de Kadhafi. Ils sont dans le Sud qui n’est pas encore sous le contrôle des insurgés. On a bien vu comment il a financé l’arrivée de certains mercenaires ou l’achat d’armes. Donc il dispose encore d’argent frais en Libye. Des cachettes importantes. Des centaines de millions, voire plus. Et l’argent placé dans des pays étrangers. Il a plutôt un souci logistique, de coordination qu’un souci d’argent.
«Le grand mérite du CNT c'est qu'il existe»

SlateAfrique - Le CNT affirme contrôler 95% du territoire. Est-ce une réalité?

H.A - On en est loin. D’abord il ne s’agit pas d’un contrôle absolu. Au total: deux ou trois localités ont carrément refusé que les insurgés soient dans leur ville pour éviter un bain de sang. Les insurgés ont été priés de quitter certaines localités. Ils contrôlent la grande majorité du territoire, mais certaines villes ne sont pas contrôlées. Les insurgés sont présents. Les brigades de sécurité ne sont plus visibles. Cela prendra énormément de temps pour que l’autorité du CNT soit assurée sur ce territoire.

SlateAfrique - L’autorité du CNT est-elle reconnue?

H.A - Le grand mérite du CNT c’est qu’il existe. Il fallait un semblant d’alternative avant même de commencer les frappes aériennes. On ne peut pas convaincre des pays étrangers et l’Otan de voter une résolution si on n’a pas une alternative. Si on n’a pas une option crédible à proposer.

La communauté internationale fait confiance au CNT par défaut. Le CNT a eu le souci de représenter toutes les régions de la Libye. Si possible des dirigeants ayant des relations privilégiées avec toutes les grandes tribus.

Le CNT a une légitimité révolutionnaire. Le CNT n’a jamais tourné le dos aux aspirations aux changements de la coalition du 17 février. Il est composé d’activistes, d’islamistes et de bien d’autres éléments de la société libyenne. Du coup, le CNT est devenu le parapluie politique de ce mouvement.

SlateAfrique - L’un des objectifs affiché du CNT est la défense de la laïcité. Ce concept sera-t-il accepté par les Libyens?

H.A - Ce sont les défis qui attendent le CNT. D’abord affirmer son autorité sur le territoire libyen. Mais surtout, est-ce que le CNT sera capable de rassurer les Libyens pour qu’ils déposent les armes? Sinon on va arriver à une société militarisée. C’est vrai que la feuille de route est très ambitieuse, parfois même en décalage avec la réalité.

Mais le CNT ne pouvait pas faire autrement dans cette feuille de route qui prévoit une élection dans huit mois. Elle a un objectif: rassurer la coalition qui a aussi des comptes à rendre à l’opinion publique occidentale. L’opinion dit à ces dirigeants:

«Vous avez soutenu une révolution, mais cette révolution, quel est son projet politique?»

L’objectif de cette feuille de route qui a été rédigée avec les Européens et les Américains au Qatar est de rassurer la communauté internationale. Mais aussi elle ne va pas dans le détail pour ne pas brusquer ou ne pas attiser cette tension qui est en sommeil. En raison de l’objectif principal qui est la chute de Kadhafi. Cet objectif, la chute de Kadhafi, a eu le mérite de fédérer toutes les composantes les plus contradictoires et les plus antagonistes. Mais une fois que la sécurité est revenue et que le danger de Kadhafi n’existe plus, évidemment toutes les divergences de point de vue concernant quel projet de société pour la Libye vont ressurgir et là ça va être un défi supplémentaire pour le CNT. C’est pour ça que le CNT est pressé de quitter le pouvoir et d’organiser des élections, parce qu’il préfère que toutes ces contradictions s’expriment dans un champ politique plutôt que dans un champ où le seul vainqueur ce sont les armes.

Propos recueillis par
Pierre Cherruau
SlateAfrique

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