mercredi 17 août 2011

Kadhafi n'a pas dit son dernier mot

Patrick Haimzadeh, ex-diplomate français qui a vécu trois ans en Libye vient de publier «Au cœur de la Libye de Kadhafi» (Editions Jean-Claude Lattès). Il explique pourquoi les partisans du «Guide» n'ont pas forcément dit leur dernier mot.


Un homme brandit le portrait de Mouamma Kadhafi, à Majar, en Libye, le 10 août 2011. REUTERS/Caren Firouz

SlateAfrique - Washington affirme que les jours de Kadhafi sont comptés. Est-ce le scénario le plus probable?

Patrick Haimzadeh - En ce qui concerne les déclarations des dirigeants étrangers, on s’inscrit dans une guerre psychologique. Et c’est «de bonne guerre» de dire ça. Mais la situation se jouera sur le terrain en fonction des rapports de force, de la volonté de Kadhafi de résister jusqu’au boutet de la capacité des insurgés à faire basculer la situation à Tripoli.

SlateAfrique - Aller jusqu’au bout, pour Kadhafi, cela peut signifier quoi?

P.H. - Ça veut dire se «bunkeriser» et faire en sorte qu’il y ait des combats urbains à l’intérieur de Tripoli. En s’appuyant sur les personnels des bataillons et de sécurité, les comités révolutionnaires qui lui demeurent fidèles et en se positionnant au milieu de populations civiles —ce qui est le scénario le plus difficile dans un combat urbain. Et c’est ce que les rebelles voudraient éviter.

Le deuxième scénario, connaissant le personnage, cela pourrait être une fuite vers les zones où il dispose encore d’appuis. C’est traditionnellement les zones du centre et du sud libyen. Et puis de faire un peu ce qu’a fait Saddam Hussein ou même Ben Laden: continuer à essayer de résister et se cacher.

SlateAfrique - La ville de Tripoli est-elle encore favorable à Kadhafi?

P.H. - La moitié de la population de Tripoli est originaire de régions et de tribus qui soutiennent toujours Kadhafi: Tharouna, Bani Walid et le Fezzan, dont la population originaire de la région de Sebha est bien représentée dans la capitale. Pour le reste, il y a des gens attentistes qui sont déjà descendus dans la rue en février. Ils n'y redescendront que quand le rapport de forces sera inversé en faveur de l'insurrection.

La spécificité de Tripoli, c’est que les gens qui sont contre Kadhafi ne sont pas aussi bien structurés qu’ils l’étaient à Benghazi, en grandes tribus. A Benghazi, les gens sont descendus dans la rue et se sont regroupés par affiliations tribales. Ces groupes ont constitué des structures de mobilisation et de combat efficaces. Le mécontentement des habitants de Cyrénaïque (région est de la Libye), se sentant traités injustement et défavorisés par le régime par rapport aux régions de l'ouest et du sud a constitué par ailleurs un terrain favorable à la révolte.

A Tripoli, les insurgés potentiels sont éclatés en petites tribus ou sont d'origine citadine, les habitants se méfient les uns les autres et n’ont pas un sentiment d'appartenance commune à la capitale, contrairement aux gens de Benghazi, qui sont tous originaires de la région. C'est plus difficile quand il s'agit de se regrouper pour occuper la rue.

SlateAfrique - L’une des raisons qui peut pousser les troupes de Kadhafi à se battre jusqu’au bout n’est-elle pas la peur de représailles?

P.H. - La différence avec les régimes européens autoritaires du 20e siècle, c’est que celui de Kadhafi était finalement peu politisé. Sous son régime, l’idéologie était peu efficiente et ce sont principalement les rétributions, les compromissions et les allégeances familiales ou tribales qui en ont fait la longévité.

Et puis une fois la guerre déclenchée, le cycle de la violence a tendance à s'auto-entretenir et les plus impliqués militairement aux côtés de Kadhafi se battront probablement jusqu'au bout, car ils savent qu'ils seront victimes des représailles des insurgés. Il y en a déjà eu dans certains villages de la montagne repris par l'insurrection, où les populations soupçonnées d'avoir collaboré avec Kadhafi ont été maltraitées par les insurgés.

Cela peut donner envie aux gens fidèles à Kadhafi de continuer le combat dans Tripoli ou dans leurs fiefs du centre et du sud libyens.

SlateAfrique - Le CNT évoque une victoire avant la fin du ramadan (30 août). Est-ce réaliste?

P.H. - Dans une guerre civile, je ne pense pas qu’il y aura une victoire franche. Il risque de demeurer des zones de combats résiduels. Effectivement, si pour eux la victoire c’est l’entrée dans Tripoli ou son contrôle partiel, alors oui, effectivement, c’est possible. Maintenant, si l’on entend par là une fin des opérations militaires, ce sera en revanche un processus long.

Une question majeure demeure: à quel moment l’Otan décidera que sa mission est terminée?

Tant qu’il y aura des hommes armés qui se battront contre les insurgés? Quand Kadhafi disparaîtra de la circulation? Est-ce qu’ensuite, ils s’engageront à défendre les populations qui elles même pourront être victimes d’exactions? Car c’était quand même au départ la mission de protection des populations civiles qui a été avancée comme prétexte à l'intervention de l'Otan. On peut en douter.

SlateAfrique - Comment expliquer la chute d'al-Zawiya, Sorman et Gharyane?

P.H. - C’est la tactique de la tribu des Zintane, une grande tribu arabe qui a une longue histoire de résistance, notamment contre les Italiens. Ils ont bien mené leur action au plan tactique. Contrairement aux insurgés de l’Est ou de Misrata qui partaient à l’assaut de villes où ils n’étaient pas chez eux, ils ont recruté des gens originaires de ces villes.

Ils les ont accueillis dans leur fiefs de la montagne, les ont équipés, entraînés. Ils ont constitué des unités regroupées par origine géographique. Ce sont ces gens-là qui ont été le fer de lance des attaques de Zawiyya, Sorman et Gharyane.

Dans ces trois villes, l’assaut s’est fait simultanément. C’est ça qui a permis de l’emporter. Les forces de Kadhafi n’ont pas pu faire basculer toutes leurs troupes dans l’une ou l’autre de ces villes comme elles l’avaient fait par le passé. Cela démontre de la part des responsables zintane une grande intelligence tactique et des réalités locales. Sans oublier une bonne combativité sur le terrain, qui s'inscrit dans la longue tradition résistante de la tribu.

SlateAfrique - L’intellectuel français Bernard Henri-Lévy évoque une «décomposition de l’intérieur» du régime. Est-ce une réalité?

P.H. - Il se peut que les moins impliqués, les moins idéologues cherchent à négocier. Maintenant, sa famille, ses compagnons historiques depuis la révolution, les chefs militaires, les chefs des comités révolutionnaires, les gens qui se battent pour lui, tous lui demeurent fidèles et constitueront probablement son dernier carré de fidèles.

Comment se comporteront les combattants de base? C'est difficile à dire, car il y a là des effets de seuil au-delà duquel les choses peuvent se déliter très vite quand tout bascule. Il faut se garder d’annonces prématurées sur ce sujet.

SlateAfrique - Selon les médias occidentaux, des négociations se dérouleraient entre le Conseil national de transition (CNT) et des représentants du régime de Tripoli. Est-il possible de négocier avec le régime, sans associer Kadhafi et son clan?

P.H. - Si tant est que des négociations ont effectivement lieu actuellement en Tunisie, il importe de savoir qui les conduit pour les deux camps. Il faut attendre un peu pour en savoir plus et notamment sur la représentativité réelle d'éventuels négociateurs.

En Libye, tout se joue au niveau local. Donc finalement, ce ne sont pas des déclarations officielles de quelques anciens apparatchiks qui pourront avoir des conséquences sur les soutiens qui demeurent à la personne ou au clan Kadhafi.

Il faut se garder des décisions par le haut; on voit bien ce qui s’est passé en Cyrénaïque. A Benghazi, la position du CNT n’est pas excellente. Ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la constitution d’un nouveau comité exécutif. Là aussi, on voit bien que les réalités locales des combattants des différents groupes ont tendance à prendre le dessus sur la stratégie de dirigeants désignés à la hâte il y a maintenant près de six mois.

SlateAfrique - Quel avenir pour le CNT?

P.H. - Le CNT a été créé le 27 février, quelques jours seulement après le début de l’insurrection à Benghazi. Il regroupait donc essentiellement dans son comité exécutif (gouvernement) des gens originaires de Cyrénaïque, voire de Misrata. Ce CNT n’est plus représentatif des rapports de force actuels au sein de l’insurrection. Ce sont des gens de l’Ouest (zintan) qui ont opéré les percées décisives. Et donc ces gens-là voudront être associés politiquement à hauteur de leur participation militaire effective.

On voit bien qu’actuellement, il doit y avoir des négociations entre l’Est et l’Ouest pour rééquilibrer et revoir complètement la répartition des postes au sein d’un futur CNT, qui serait plus représentatif du peuple libyen dans son ensemble. Ensuite, il faudra aussi rallier des gens qui ont soutenu Kadhafi, au risque de voir se répéter ce qu’il s'est passé en Irak en 2003.

Il est important en effet d’avoir à l’esprit le précédent de l’Irak. Les Américains y ont mis de côté les gens du Baas et de l’armée irakienne, qui ensuite se sont retrouvés dans les réseaux de résistance et qui ont combattu —y compris par des attentats terroristes— le régime mis en place par les Américains.

L’erreur faite en Irak ne devra pas être reproduite en Libye, au risque de voir ces mécontents se retrancher dans leur fief et continuer à mener des actions de déstabilisation contre toute future autorité qui ne les prendrait pas en compte. Le risque serait alors d’avoir une situation à l’irakienne, avec un gouvernement qui ne représente qu’une partie de la population.

SlateAfrique - Existe-t-il un risque de «somalisation» en Libye?

P.H. - On peut assister à un émiettement des différents groupes militaires et des zones qui deviennent difficiles à contrôler. Les gens ont des armes. Mais la grande différence avec laSomalie, c’est qu’il s’agit d’un pays pétrolier. Et l’intérêt de tout le monde, c’est que l’on puisse exporter du pétrole pour le redistribuer aux différentes factions. Donc cela nécessite un minimum d’organisation et de pouvoir central pour pouvoir assurer l'exploitation et l’exportation du pétrole —et ensuite la redistribution de la rente pétrolière.

Il y a un intérêt de toutes les parties à ce qu’il y ait un minimum d’autorité et de stabilité centrale. Maintenant, au niveau local, effectivement il peut y avoir des chefs qui continuent à s'opposer à l’intervention du pouvoir central sur leur territoire ou sur leur ville. Et donc, effectivement, on ne serait pas vraiment dans un scénario à la somalienne, mais dans un scénario où un niveau d’autonomie important —y compris l’usage de la violence— risque d'être accordé à des chefs locaux. Sachant malgré tout qu’ils sont condamnés à s’entendre.

C’est la tradition tribale libyenne: il y a une longue tradition de négociation et de contrôle de la violence qui s’est appliquée d'ailleurs dans certaines villes. Les habitants d'une même ville, même s’ils appartenaient à des tribus qui se battaient dans des camps différents ont refusé de prendre position. Ils ont adopté une position de neutralité en attendant que ça se dessine. En Libye, on n’a pas un scénario du type bosniaque ou de ce qui a pu être observé dans d’autres pays d’Afrique ces dernières années.

Propos recueillis par Pierre Cherruau
SlateAfrique

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