lundi 15 août 2011

Professeur Richard Mugaruka : "Un universitaire qui n’est pas capable de résoudre ses problèmes matériels est pire qu’un illettré "

LUNDI, 15 AOÛT 2011


Dans le cadre du débat sur l’Université en RDC, Le Potentiel s’est entretenu dernièrement avec l’abbé Richard Mugaruka, professeur à l’Université catholique du Congo (UCC). Il soutient que le système éducatif congolais est tributaire de la déliquescence du fonctionnement de la défaillance de l’Etat. Lequel ne peut pas organiser un système éducatif qui donne de bons résultats. Aussi distribue-t-il des cartes rouges aux hommes politiques, précisément ceux au pouvoir qui continuent à laisser l’Université descendre aux enfers pour ne pas jouer son rôle.

Finalement, que faut-il faire pour avoir des états généraux de l’Université ?

Il y en a déjà eu. Mais le problème est que l’Etat, qui est chargé de mettre en musique, en exécution les résultats de ces états généraux, n’existe pas. Il faut d’abord commencer par refonder l’Etat. Et celui-ci a responsabilité de tout planifier. Sans cela, on ne peut aller nulle part. Je vous rappelle que, pour planifier, le premier pas, c’est le recensement de la population. Comment peut-on planifier si on ne maîtrise pas les données démographiques ? Aujourd’hui, on en est là. C’est depuis 1984 que ce recensement a eu lieu. Et vous savez que la Banque mondiale vient de nouveau de voir le ministre, je ne sais pas si c’est celui du Plan, pour lui dire qu’il faut procéder au recensement de la population. Mais, c’est une honte ! C’est une institution étrangère qui doit nous le demander parce que nous sommes incapables de le faire nous-mêmes !

Aujourd’hui, il y a un constat : l’Université est morte. Quelle peut en être l’explication ?

Avant de répondre à cette question, il faut souligner que l’Université congolaise qui était créée en 1954, de façon formelle, s’est très bien comportée jusqu’en 1971, date de la nationalisation et de la politisation de l’Université. Alors que, jusque-là, l’Université répondait à des normes académiques et à des standards internationaux, elle répondra, désormais, au militantisme politique. Les professeurs et autorités académiques ont commencé à être nommés non pas par leurs compétences académiques et scientifiques mais à raison de leur militantisme. Plus vous savez chanter et danser à la gloire du président Mobutu, plus vous avez la chance d’avoir une promotion sur les plans académique et scientifique. Or, vous savez que la science et l’Université, c’est autre chose que la danse et la chanson.

Donc, à partir de ce moment-là, l’Université a commencé à péricliter. Et, pratiquement, vers les années 80, il ne va rester plus rien. Il a suffit d’une dizaine d’années pour démolir ce qu’on a bâti pendant 15 ans. C’est vrai qu’à sa naissance, cette Université portait déjà les germes de son autodestruction parce qu’elle était extravertie, tournée vers l’extérieur.

Un homme compétent, un homme intelligent est celui qui s’est défini comme celui qui est capable de résoudre les problèmes de sa société et de les intégrer harmonieusement. Notre Université a été créée non pas pour le développement de notre pays mais pour reproduire le modèle occidental. Les Universités occidentales ont été conçues pour former des élites et des leaders capables de résoudre les problèmes de leur société.

En créant des Universités qui sont extraverties, faites sur le modèle occidental, on a créé une élite – s’il y en a une d’ailleurs – extravertie et qui n’a d’élite que de nom. Parce qu’en fait, pour être élite, il faut qu’on vous sorte du masque. Une élite est aussi un leader, quelqu’un qui est capable d’influencer et de conduire les autres. Or, nos universitaires n’ont pas été formés pour être des leaders, mais pour être, au contraire, des auxiliaires, des gens chargés de reproduire le modèle du chef…

En 2002, vous avez publié avec le professeur Mwene Batende un important ouvrage collectif aux Facultés catholiques de Kinshasa, aujourd’hui l’Université catholique du Congo (UCC), « L’Université africaine au 3ème millénaire : de l’extraversion à l’inculturation des contenus de cours, des stratégies pédagogiques, implication d’une recherche-action ». Mais dans cette Université catholique où vous enseignez, vous avez également publié les Actes du séminaire, tenu à Kinshasa du 13 au 19 février 2002, ayant pour thème « Pour une pédagogie universitaire inculturée en Afrique ». En quoi consistent ces Actes ?

Le séminaire tenu à Kinshasa sur la pédagogie inculturée en Afrique est parti du constat, qui avait déjà été fait plusieurs fois, de l’échec, de la mort de l’Université. Déjà, en 2002, on savait qu’il n’existait plus d’Université en RDC. C’est pour cela qu’on a voulu faire l’état des lieux, un diagnostic sans complaisance des raisons profondes pour lesquelles l’Université en est arrivée là. Et pour essayer de trouver des solutions, on avait constaté que notre Université était tournée vers l’extérieur et formait des gens qui n’étaient pas adaptés à notre société mais qui étaient, peut-être, capables de dialoguer avec l’extérieur. La preuve est que lorsque beaucoup de nos universitaires sont à l’extérieur, ils sont brillants et compétitifs. Mais une fois au pays, ils ne le sont plus parce qu’ils n’ont pas été préparés à trouver des solutions aux problèmes du pays. Aux problèmes congolais, il faut absolument des solutions congolaises. Ce qui a fonctionné avec bonheur ailleurs, ce n’est pas évident que cela va fonctionner ici. Donc, notre Université devrait cesser d’être pour, désormais, partir de problèmes du pays dans tous les domaines afin d’apprendre aux étudiants comment y apporter plus tard des solutions, une fois qu’ils auront acquis la formation voulue.

C’est dire qu’on est parti de ce constat-là. On voulait recréer une Université, faire revivre notre Université congolaise non plus en copiant le modèle extraverti mais, cette fois-là, en cherchant à former des gens qui sont capables, à partir de la maîtrise de leur environnement, des questions qui viennent de cet environnement, de voir comment ils peuvent trouver des solutions scientifiques. C’était donc là le but de cet atelier qui a réuni toutes les Universités de Kinshasa. Tous les professeurs de toutes les Universités de Kinshasa ont été représentés à ce colloque. Et nous avons sorti ce livre qui comprend plus de 300 pages, et qui a été très apprécié à l’extérieur. Et …

Sauf ici ?

Sauf ici, parce que, justement, ceux qui nous dirigent, participent de cette formation extravertie. Et chaque fois qu’ils ont affaire à des problèmes congolais, ils croient qu’il n’y a que des étrangers qui peuvent y trouver des solutions. Quelles sont les solutions à nos problèmes qui se trouvent aux Etats-Unis, en Occident et ailleurs et jamais ici, chez nous ? D’où la tendance à aller chercher des experts étrangers, même quand nous avons des experts congolais. D’où, aussi, la malheureuse habitude de s’inféoder à eux parce que ces gens viennent avec leurs préoccupations. Et très souvent, ils sont financés par leurs pays pour défendre les intérêts de ceux-ci. Avec comme conséquence que lorsqu’ils viennent, ils trouvent ici une sorte de tabula rasa. Ils se rendent compte que nous n’avons pas de contre-proposition à leur faire, que nous n’avons même pas préparé de dossiers, ils se présentent devant des gens prêts à qui on peut imposer tout.

Cela fait près de dix que vous avez tenu ce séminaire. Personne, même pas les hommes politiques, ne s’intéresse aux Actes pris. Mais comment expliquez-vous votre silence ? Vous êtes professeurs d’Université. Vous remarquez que ça ne marche pas. Vous écrivez. Vous publié. Mais il n’y a aucune réaction de la part des hommes politiques censés prendre des décisions pour mettre en pratique le résultat de vos recherches ? Pourquoi vous taisez-vous ?

Nous ne nous taisons pas. Pour preuve, je viens d’écrire, il y a une année, un article, encore une fois, sur les Universités congolaises, sur l’Enseignement supérieur au Congo pour leur dire que beaucoup d’entre nous ont déjà étudié ces questions-là. Il y a eu, par exemple, les livres de Mgr Tharcisses Tshibangu, du professeur Tshilungu et le colloque tenu en 2002 et auquel toutes les Universités et les représentants des établissements d’Enseignement supérieur ont participé. Il y a eu ce deuxième livre, dont on n’a pas encore parlé, et qui était une enquête menée auprès des entreprises en 2002 par le professeur Mwene Batende, sociologue comme moi-même. Cela pour qu’elles nous disent leur appréciation, leur évaluation des produits de nos universités que nous mettons chaque année sur le marché de l’emploi. Elles ont donné leurs réponses avec toutes les lacunes que nos universités présentent aujourd’hui. Tout ceci devrait être pris en compte.

Mais, depuis lors, rien n’est pris en compte. La raison profonde est que l’enseignement, tout système éducatif congolais, du primaire à l’Université, est fonction de la société, de l’Etat. Lorsqu’il n’y a pas d’Etat, lorsqu’il ne fonctionne pas, ce n’est pas possible que le système éducatif puisse fonctionner. Notre système éducatif est tributaire de la déliquescence du fonctionnement de la défaillance de notre Etat. Un Etat défaillant, comme le nôtre, ne peut pas organiser un système éducatif qui donne de bons résultats. Notre travail est de « harceler » les hommes politiques par nos écrits pour les interpeller. J’ai même écrit récemment jusqu’à leur proposer d’organiser, de nouveau, les états généraux. Mais j’ai dit que, cette fois-ci, il ne faudrait pas qu’on les fasse comme les fois antérieures qui n’ont rien donné.

Vous êtes à l’UCC. Pourquoi ne commencez-vous pas vous-même par changer de programmes lorsque vous êtes en face des dirigeants myopes ou sourds ?

Je vous ai dit que nous sommes dans un système tributaire d’un Etat défaillant. Le drame est que les systèmes défaillants ont été créés par des hommes. Ce sont des produits de la défaillance des hommes. Mais, une fois ces systèmes installés, les hommes qui sont dedans deviennent des victimes et deviennent incapables de corriger ce qu’ils ont, eux-mêmes, produit. Il va y avoir, sans doute, des individus qui vont avoir le courage de la vérité, de contester le système. Seulement, très souvent, ces individus sont éjectés parce qu’ils ne partagent pas le système. Ils paraissent comme des marginaux. C’est la même chose pour notre pays. Si, aujourd’hui, on vous nomme ministre. Vous pouvez avoir de bonnes idées. Mais lorsque tous les autres sont corrompus, vous allez commencer, peut-être, par protester. Et si vous protestez trop fort, ils vont vous marginaliser et vous éjecter.

Toutefois, ceci n’empêche que les hommes qui ont sauvé les sociétés corrompues n’ont jamais appartenu à la base. Ils ont toujours été des individualités. Donc, il faut qu’il y ait des individualités qui continuent à écrire comme je le fais, à protester comme vous le faites. Nous sommes tous dans un bourbier mais je pense qu’on ne doit pas y rester et qu’il faut tout faire pour en sortir. Voilà pourquoi j’ai encore écrit récemment pour demander, après avoir repris cette analyse sans complaisance de la déchéance de notre Université, que l’on se ressaisisse et que l’on refasse les états généraux.

Ne peut-on pas quitter ce costume de penseur en passant de la parole à l’action ? Va-t-on laisser la société disparaître parce que les hommes politiques ne veulent pas que les choses fonctionnent ?

Que faut-il faire pour changer les hommes politiques ? En démocratie, il n’y a que …

Il ne s’agit pas de changer. Vous devez passer de la pensée à l’action ?

Mais les décisions des politiciens …

Vous devriez vous départager, c’est-à-dire une partie entre au pouvoir, une autre en dehors de celui-ci. On n’a pas d’autre choix…

Nous avons constaté que, quand certains d’entre nous quittent le milieu académique pour le pouvoir alors qu’ils étaient des contestataires, ils sont happés par le système et en deviennent un peu les défenseurs.

Mais pour ceux qui restent à l’extérieur du système, la lutte continue quand même ?

Elle continue. Et moi, j’ai eu des problèmes parfois avec certains de mes collègues qui ont changé d’attitude alors qu’ils étaient des contestataires et que nous parlions très haut en dénonçant ce qui ne va pas. Je leur demandais toujours pourquoi ils ont changé. Et j’ai eu, un jour, une réponse qui m’a rendu malade. L’un d’eux m’a dit : « Moi, j’ai donné de l’argent pour avoir mon poste. Je dois récupérer mon argent. Ne me demandez pas de lutter pour qu’on améliore vos conditions salariales ». Je lui ai répondu : « Mais vous avez commis un premier péché en corrompant pour arriver où vous êtes. Et vous voulez corriger maintenant une faute par un autre péché en volant l’argent de l’Etat et en oubliant que vous soignez les autres » ? C’est comme ça. Le système du mal, qu’on appelle aujourd’hui en Théologie, le péché systémique, les structures du péché ou le péché structurel, était généré par les autres. Mais une fois qu’il s’est installé, les hommes qui l’ont généré ont l’impression de plus être capables de le changer. Alors qu’en fait, c’est faux. C’est parce qu’il y a ce genre d’hommes que le système continue. Si personne ne les bouscule, ce système va continuer. Il faut des hommes qui leur rappellent le courage de la vérité.

Dans notre pays, nous avons des hommes intelligents et compétents. Nous avons aussi des gens honnêtes. Leur principal déficit est le courage, le manque de courage de la vérité.

Mais aussi l’organisation ? Alors cela ne changera rien ?

Naturellement. L’organisation vient parce qu’on la veut. Elle ne vient pas d’elle-même. Il faut d’abord avoir la volonté de la faire. C’est cette volonté qui manque et qui est liée à ce que j’appelle un déficit de courage de la vérité. Ceux qui ont dénoncé le mal du système de Mobutu sont des gens qui se sont noyés là-dedans jusqu’au cou. Aujourd’hui, ceux qui dénoncent les dérives de notre Etat sont ceux qui occupent le pouvoir. Je pense au livre du sénateur Mutinga : « La République des inconscients » ; à celui du sénateur Mabi Mulumba : « Congo-Zaïre : Les coulisses du pouvoir sous Mobutu : témoignage d’un ancien Premier ministre ». Mais tous ces gens sont dedans. Mais on se demande toujours quand est-ce qu’ils vont prendre le courage de dire non et de faire non, afin de lier la parole à l’acte.

Revenons à l’Université. Vous avez beaucoup écrit, avec certains de vos collègues. Etes-vous parvenus à changer le contenu de vos cours pour éviter l’extraversion ?

La première question que je commence par poser aux étudiants, pour tous les cours que je donne, est celle de savoir qui est-ce qu’on appelle un homme intelligent. Un homme intelligent n’est pas quelqu’un qui est capable seulement de répéter ce qu’on a dit, de répéter la science des autres mais un homme capable de résoudre les problèmes de sa société. Chaque fois, je dis d’abord aux étudiants de demander à quoi sert ce qu’ils apprennent pour le développement, la transformation et l’amélioration de notre société et de leurs propres conditions de vie. Ensuite, je leur dis que la pauvreté est la mère de tous les vices. Il faut un minimum de bien-être matériel pour pratiquer la vertu. Un universitaire qui ne peut pas se prendre en charge, qui n’est pas capable de résoudre ses problèmes matériels est pire qu’un illettré qui résout ses problèmes quotidiens.

C’est ainsi que je leur dis que être intelligent, c’est, en premier lieu, avoir le sens de l’analyse ; en deuxième lieu, avoir le sens de la synthèse ; en troisième lieu, avoir l’esprit critique ; en quatrième lieu, avoir l’esprit d’association et, enfin, être inventif et créatif. L’inventivité et la créativité sont plus importantes parce que cela permet non seulement de savoir appliquer tout ce qu’on a appris aux situations de son pays, à la condition de vie, à la culture et à l’histoire de ses compatriotes, mais de savoir comment trouver des solutions congolaises aux problèmes congolais. Ceci est fondamental. Car si nous apprenons des histoires qui ne servent à rien, qui vous aliènent et vous rendent étrangers à vous-même, à votre société …

C’est bien d’accuser l’Occident. Je prends un exemple : aujourd’hui, en économie, lorsqu’il y a eu l’ajustement structurel avec le Fonds monétaire international, on a vu les professeurs d’Universités introduire cette notion au programme des cours comme science, alors que c’est une « histoire » de l’idéologie libérale. Aujourd’hui, l’expression en vogue est la bonne gouvernance. Je suis étonné de voir que les Africains considèrent cette notion comme science. Nos universitaires ne sont-ils pas aliénés mentalement ?

C’est l’évidence même. Je vous ai dit que, si vous installez les professeurs congolais en Occident, ils sont très performants parce que ce qu’ils appris correspond aux problèmes de l’Occident. Tandis que lorsqu’ils reviennent au pays, ils se trouvent dans des conditions où les solutions d’ailleurs qu’ils ont apprises dans les livres ne fonctionnent pas chez nous. Notre grand drame, c’est de n’avoir pas réalisé, justement, ce que j’ai appelé l’une des caractéristiques essentielles de l’intellectuel, les sens de la critique, de la créativité et de l’inventivité. Nous devrions être capables de créer et ne pas être des perroquets, des répétiteurs de ce que les autres ont dit. Nous devrions donc adapter notre science à la situation actuelle. Et, d’ailleurs, je saisis cette occasion pour parler de mon dernier livre que je viens de publier. C’est un volume à trois tomes. Même en tant que théologien, penseur, philosophe, j’essaie d’appliquer les normes générales à la situation de notre pays. Et donc, de penser africaine, congolais face aux problèmes congolais, face à la situation africaine. Sinon, nous sommes dans l’extraversion et ce que nous avons appris ne nous sert plus à rien. Nous formons des gens, des intellectuels inutiles qui sont incompétents par rapport à leur situation. Ce qui est pratiquement grave. D’ailleurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles nos universités forment des chômeurs.

Il faut alors procéder aux réformes ? Depuis la Conférence nationale souveraine en 1991, il y a eu beaucoup de choses. Mais pourquoi les réformes ont-elles toujours échoué ?

C’est tout simplement parce qu’il n’y a pas d’Etat. En pratique, l’Etat n’existe pas. Il faut absolument instaurer l’Etat au Congo.

Et qui va l’instaurer ?

C’est nous tous.

Mais c’est vous qui êtes des conseillers ?

Naturellement. Nous le sommes mais beaucoup d’entre nous occupent des fonctions. Et vous allez voir que l’intellectuel congolais n’est pas un leader, c’est-à-dire que nous avons des gens qui sont compétents, théoriquement mais qui ne sont pas des leaders parce qu’ils ne sont pas capables de faire valoir leurs idées, d’agir et de parler de telle manière qu’ils influent sur la conduite, l’évolution et le développement du pays. Parmi les défauts de notre système d’éducation, il convient de noter qu’il est resté au niveau de l’instruction. On forme des gens intelligents mais qui ne sont pas des leaders. On forme des gens qui ont la science mais qui n’ont pas la conscience. On forme des gens qui ont le savoir mais qui n’ont pas le savoir-faire. Et c’est l’une des caractéristiques de l’extraversion. Nous sommes dans un cercle vicieux, d’où nous devons absolument sortir.

Seulement, impuissants, vous vous rendez compte que le politique ne fait rien. Dernièrement, une réforme est passée, curieusement, non pas à l’Université mais à la télévision. On parle du système LMD…

Encore une fois, c’est de la copie, l’extraversion, l’aliénation et le manque d’intelligence. LMD signifie Licence-Maîtrise-Doctorat, c’est-à-dire ce que nous appelons le graduat aujourd’hui devient la licence, celle-ci la maîtrise et le doctorat demeure comme tel. Mais change quoi ? Il n’est question que de la nomenclature. En Europe, on a créé le LMD pour uniformiser le système d’éducation au niveau universitaire pour que, dans tous les pays, on sache qu’il y a trois niveaux à l’Université : le baccalauréat, donc, le diplôme des Humanités + 3 et vous êtes licencié ; le bac + 5, vous êtes maître ; et le bac +7 ou 8, vous devenez docteur. Cela ne change rien à notre réalité. Nous avons déjà un système pareil. En effet, chez mous, aujourd’hui, le bac + 3, c’est le graduat ; le bac + 5, c’est la licence ; et le bac + 8, c’est le doctorat. Ce ne sont pas de réformes. C’est ce que j’appelle du verbiage, du bla-bla.

Ce qui est frappant, c’est que je ne comprends pas les intellectuels congolais. A propos de ce système, par exemple, on n’a vu personne le contester dans les médias. Comment expliquer cela ? Avez-vous peur de perdre quelques privilèges ou de la révocation par le ministre de tutelle ?

Il ne s’agit pas de la peur de parler mais du manque de force de parler. Le professeur n’est pas bien payé. Et vous savez que, pour faire de la science, il faut être à l’abri de besoins primaires. Les professeurs sont dans les « Mpiodi » (chinchards), le « fufu », dans la recherche des besoins primaires. Ils n’ont pas le temps de réfléchir, encore moins de commencer à critiquer, à penser. C’est pour cela qu’aujourd’hui, ils ne parlent pas. Ils sont dans de mauvaises conditions salariales et de travail. Selon le standard de l’Unesco, un professeur d’Université en Afrique subsaharienne touche à peu près 3 mille dollars américains. Mais, ici au Congo, le professeur n’a même pas la moitié de ce montant. C’est pour cela que, pendant que l’on est en train de fermer la Faculté de polytechnique à l’Université de Kinshasa, vous apprenez que des Congolais font fonctionner des Facultés de polytechnique au Rwanda et dans les pays environnants parce que, là, ils ont le triple que leurs collègues touchent au Congo. C’est tout à fait normal que les professeurs en arrivent là.

Il faudrait que l’on comprenne cette vérité première. Il faut un minimum de biens matériels primaires pour faire la science. « Primum vivere, deinde philosophare » (D’abord vivre, ensuite faire de la philosophie). Les gens ne peuvent pas commencer à parler s’ils n’ont pas mangé. Et, d’ailleurs, c’est si bon aussi pour la démocratie.

Dans l’histoire de grandes civilisations, ceux qui ont fait des révolutions sont des gens qui souffraient beaucoup. Quand ils ont trouvé que cela ne marchait plus, ils ont fait la révolution. Mais, chez nous, c’est le contraire. Les gens, à l’instar des professeurs d’Université, souffrent beaucoup et trouvent cela normal. C’est quand même un problème de conscience ?

Tout à fait. Cela pose un problème de conscience. Et je pense que la plupart des professeurs d’Université qui ne se sont pas révoltés sont un véritable danger pour la nation car ce sont eux qui pratiquent la corruption. Vous savez tout ce qui se passe dans les universités : la vente des syllabus, notamment. Des professeurs ont transformé leur métier en commerce. C’est une catastrophe. Un vrai professeur d’Université, aujourd’hui, ne peut pas être tranquille. S’il n’a pas un problème de conscience, ce que c’est un faux professeur. Et s’il a un problème de conscience, il faudrait avoir le courage non seulement de parler mais aussi celui de la vérité parce que la science, c’est la recherche de la vérité. La vérité sous plusieurs formes. Alors, nous sommes dans un véritable dilemme.

Il faudrait quand même tenir compte d’une chose que je n’ai pas soulignée au départ. Vous savez que ce ne sont pas les professeurs d’Université qui ont demandé l’indépendance de ce pays. Parmi les leaders de l’indépendance, il y a avait très peu d’universitaires. Nous constatons que, même aujourd’hui encore, les professeurs d’Université ont tendance à s’inféoder à des gens qui sont intellectuellement beaucoup moins …

On peut dire que le système …

Parce que le système ne produit pas de leaders.

Mais vous avez hérité d’un système colonial qui ne formait que des évolués ?

Effectivement. Des auxiliaires.

Cela n’a donc pas changé ?

Cela n’a pas changé parce que, depuis l’indépendance, vous n’avez pas encore eu un professeur qui est devenu président de la République, d’une manière classique. Au contraire, les professeurs sont facilement prêts à se prostituer pour gagner un peu d’argent. Ils oublient que sans science sans conscience n’est que ruine de l’âme.

C’est dire qu’il faut remettre ce système en cause ?

Oui, bien sûr.

Ne faudrait-il pas arrêter le fonctionnement de l’Université pour réfléchir, savoir où l’on va ? Quelle Université pour quelle société ? On ne doit quand même pas continuer à former 5, 10.000 licenciés par an mais qui n’ont pas de travail… C’est curieux qu’il n’y ait aucun débat à ce sujet même au niveau de l’Eglise catholique qui est notre Eglise mère ? Il en est de même chez les laïcs ?

Voilà. Le débat est là. Vous avez les livres et les articles dont je vous ai parlé. Comme je vous l’ai dit, le problème est que nous n’avons pas l’outil pour mettre cela en pratique. Si on devait commencer la réforme aujourd’hui, la première chose qu’il faudrait faire, c’est de commencer par planifier et encore planifier. C’est la première mesure technique à faire. Il faudrait planifier les implantations académiques. Il y en aurait combien ? Où faudrait-il les placer ? Quelles sont les sciences à promouvoir en fonction de besoins du pays.

Nous avons la forêt. Mais où sont les instituts supérieurs techniques de la forêt, de l’environnement ? Il en est de même pour le diamant : où sont les instituts supérieurs qui étudient comment il faut traiter ce diamant ? C’est aussi pareil pour toutes les richesses de ressources naturelles que nous avons. Il serait donc question de planifier ces implantations en tenant compte de nos ressources naturelles et de nos besoins réels. Sans oublier de planifier les ressources humaines. Savoir combien d’experts dont nous avons besoin dans tel ou tel autre domaine et planifier leur formation. Si nous n’en avons pas pour le moment – parce qu’il faut d’abord avoir des professeurs avant qu’ils puissent donner cours – nous pouvons, dans un premier temps, d’abord, planifier l’envoi de nos étudiants à l’étranger pour acquérir l’expertise et la compétence dans toutes les sciences dont notre pays a besoin pour son développement. C’est-à-dire qu’en cinq ans, on pourrait déjà avoir …

Donc, s’il n’y a pas d’Universités dans ce pays, avec toutes ses richesses, on ne saurait pas les exploiter ?

Naturellement.

Tout le monde n’est quand même pas idiot en RDC qui compte 68 millions d’habitants ?

Comme je l’ai dit ci-haut, en troisième lieu, il faut planifier les implantations universitaires, planifier la formation des experts dans tous les domaines dont nous avons besoin et planifier le marché de l’emploi, c’est-à-dire former des jeunes en fonction des emplois qu’on a prévus de créer dans le pays pour qu’on ne doive pas faire ce qu’on l’a fait aujourd’hui : amener des Chinois sur le chantier des infrastructures alors que nous avons un Institut national du bâtiment et des travaux publics (INBTP) qui fonctionne depuis une trentaine d’années. Ce n’est pas normal. Mais le pouvoir préfère importer du personnel parce qu’il faudrait qu’on puisse planifier les ressources humaines, inventorier toute notre expertise nationale pour savoir qu’est-ce que nous avons comme experts dans tous les domaines. Cela pour voir où il en manque pour en former et …

Mais il est quand même paradoxal de voir, d’un côté, l’Université en crise et, de l’autre, les établissements d’Enseignement supérieur et universitaire sont en train d’être créés. Et quelque fois, ce qui est frappant, c’est avec l’accord du ministère de tutelle. Est-ce que tout le monde est conscient ?

L’Etat est défaillant. Et, avec le manque de planification, le résultat est ce que vous voyez aujourd’hui. Vous ouvrez des filières. Après trois ans, vous dites qu’elles ne sont pas viables. Vous chassez les étudiants. Et c’est la révolte. Le Premier ministre est obligé de casser la décision du ministre de l’Education nationale. Mais le problème reste entier. C’est cela l’absence de planification.

Et c’est ce qui nous amène à tout ce que vous dites là. L’Etat est défaillant et ne planifie pas. Donc, il nous faut deux solutions : restaurer l’Etat et planifier.

Puisqu’on ne sait pas planifier, que faut-il faire ?

Nous allons dans l’impasse parce qu’il ne faut pas oublier que l’avenir d’un pays dépend de l’éducation, en particulier celle de la jeunesse. Si nous ne formons pas des experts congolais, les autres vont continuer à venir dans notre pays avec des dossiers en béton qu’ils nous imposent. Et comme nous n’avons pas de contre-propositions, nous n’avons pas de compétences requises pour leur faire face, nous sommes obligés de signer des contrats léonins. C’est ainsi que notre pays est devenu le dindon de la farce. C’est vraiment sérieux. L’enjeu, c’est l’avenir du pays. Nous allons être recolonisés, re-dominés, si on peut parler ainsi. Nous ne serons jamais indépendants si nous ne savons pas former une expertise nationale. Cela sera impossible. En fait, l’Université, c’est l’avenir même du pays, l’avenir de notre jeunesse qui a déjà été sacrifiée …

Il y a quand même eu assez de colloques organisés à l’Université catholique du Congo. Ne voyez-vous pas qu’aujourd’hui, il faut revenir sur les états généraux de l’éducation où l’on retrouve les parents, la jeunesse, les syndicats, les professeurs, les entrepreneurs pour qu’il y ait un débat de société, puisque vous dites que ceux qui sont au pouvoir ne comprennent rien ?

On peut faire un tel débat, organiser les états généraux. C’est faisable. Et je pense que ce ne sont pas les finances qui manqueraient pour cela. Toute de suite après, il faudrait que l’Etat, qui est l’outil de travail, doit mettre ce forum en fonction. Or, nous sommes dans un non Etat. Nous sommes dans un Etat défaillant. Les idées et les réformes sont-là. Même ceux qui sont au pouvoir reconnaissent que ça va mal. Par exemple, il n’y a aucun ministre sérieux qui vous dit que ça va bien. La preuve ? Récemment, à l’hôtel Invest de la presse, il y a eu un colloque sur l’Assurance-qualité. Le ministre a signé un Arrêté mettant sur pied un comité d’Assurance-qualité. C‘est rien, ça !

Mais pourquoi cela ne s’est pas passé à l’Université. Ailleurs, en l’occurrence en Occident, l’Université n’est pas n’importe quoi ? Ce n’est pas n’importe qui est universitaire ? Pourquoi a-t-on galvaudé cela chez nous au Congo ? On vend des diplômes, on corrompt. Tout le monde voudrait devenir docteur. Puisque nous croisons les bras, un jour, l’histoire ne pourrait-elle pas nous rendre responsables de cette situation, avec tout ce nous avons comme connaissances, comme conscience ?

Nous serons d’autant plus responsables que, selon moi, les fossoyeurs de l’Université sont les anciens universitaires au pouvoir. C’est une grave responsabilité. Surtout la génération actuelle porte une lourde responsabilité face à la jeunesse. Chaque fois qu’il m’arrive à parler aux jeunes, j’ai honte. Je commence toujours par leur demander pardon au nom de ma génération. Notre jeunesse actuelle est sacrifiée. Cependant, j’invite toujours les jeunes à commencer à se prendre en charge. Et je pense que ce ne sont pas les exemples qui manquent. Ils ont vu ce que font les jeunes tunisiens, égyptiens et d’autres pays. S’ils sont conscients, ils sont aussi capables de bousculer notre génération en disant qu’on leur fasse justice. Parce qu’ils ont droit, non seulement à un héritage, mais aussi à l’avenir. Et celui-ci, qui est le leur, ne se fera pas sans eux. S’ils trouvent que ceux qui sont là, sont en travers de ce droit à l’avenir, ils ont le devoir de l’exprimer par toutes les voies légales. Il faut que les gans apprennent à s’organiser pour revendiquer leur dignité. Le droit à la dignité partagée, le droit à l’avenir sont des droits. Ce ne sont pas de cadeaux qu’on doit leur faire. Quand on met les enfants au monde, on a le droit d’assurer leur avenir. Notre pays ne peut pas échapper à cette règle-là. Ceux qui sont au pouvoir, ceux qui ont, aujourd’hui, des responsabilités dans l’enseignement, l’éducation doivent s’acquitter non pas d’une simple fonction mais du devoir sacré de préparer l’avenir de la jeunesse et de préparer celle-ci à assurer l’avenir du pays.

Finalement, que faut-il faire pour avoir des états généraux de l’Université ?

Il y en a déjà eu. Mais le problème est que l’Etat, qui est chargé de mettre en musique, en exécution les résultats de ces états généraux, n’existe pas. Il faut d’abord commencer par refonder l’Etat. Et celui-ci va avoir comme première responsabilité, la planification. Comme deuxième responsabilité, la planification et comme troisième responsabilité, toujours la planification. Sans cela, on ne peut aller nulle part. Je vous rappelle que, pour planifier, le premier pas, c’est le recensement de la population. Comment peut-on planifier si on ne maîtrise pas les données démographiques ? Aujourd’hui, on en est là. C’est depuis 1984 que ce recensement a eu lieu. Et vous savez que la Banque mondiale vient de nouveau de voir le ministre, je ne sais pas si c’est celui du Plan, pour lui dire qu’il faut procéder au recensement de la population. Mais, c’est une honte ! C’est une institution étrangère qui doit nous le demander parce que nous sommes incapables de le faire nous-mêmes !

Lorsque les Congolais se présentent devant quelqu’un, vous entendez : « Je suis docteur en ceci ou cela », « Je suis professeur », « Je suis licencié » … alors qu’ils sont incapables de… Est-ce qu’on ne peut pas leur ravir ces diplômes parce que cela ne sert à rien d’avoir un diplôme ?

Je vous ai dit qu’un universitaire au Congo est incapable de se nourrir et qu’un illettré résout les problèmes de sa vie quotidienne. Donc, le diplôme, c’est rien du tout. Ce n’est un brevet ni de compétence ni d’efficacité. Il n’est qu’une présomption. Si cette dernière ne se justifie pas, ce diplôme n’a plus de sens. C’est le cas pour notre pays. Un vrai universitaire, c’est quelqu’un qui est capable de résoudre ses problèmes personnels et ceux de sa société. S’il est incapable de faire, il a un diplôme qui ne signifie rien s’il ne correspond pas à une compétence réelle.

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