2013-04-05
Entretien avec Lucien Pambou
L’ancien Premier ministre togolais donne sa vision des crises, des tensions, des conflits et propose les solutions idoines de lutte contre ces fléaux grâce à la consolidation du panafricanisme.
Lucien Pambou — Monsieur le Premier Ministre, vous avez été Secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’actuelle Union africaine (UA). Quelle est votre lecture des crises, des tensions et des conflits actuels en Afrique ? Ces trois notions peuvent-elles être confondues ?
Edem Kodjo — Les crises, les tensions, les conflits traduisent des déséquilibres importants pour les formations et les organisations sociopolitiques africaines. Ces trois notions ne doivent pas être confondues.
L’occurrence des crises et des tensions répond à une logique interne liée à la faiblesse des systèmes démocratiques des États africains, à la contestation des commissions électorales et aux luttes de pouvoir au sein des partis politiques. Les crises conduisent aux tensions qui peuvent déboucher sur des conflits. Les conflits ont souvent des causes exogènes, expliquées en partie par des rébellions armées contre un État ou des agressions militaires d’un État contre un autre. On ne peut mettre sur le même plan les crises, les tensions et les conflits.
Les conflits ont des conséquences plus déstructurantes pour les organisations sociopolitiques des pays africains que les crises et les tensions. Les conflits longs modifient les rapports géographiques et démographiques des populations sur les territoires concernés, un exemple : le conflit dans les Grands lacs, à l’Est de la République démocratique du Congo entraîne des déplacements de populations et des phénomènes tragiques et destructeurs comme l’enrôlement des enfants soldats.
L. P. — Monsieur le Premier ministre, peut-on parler aujourd’hui de « nouveaux conflits » qui sont caractérisés par le déplacement des populations, l’enrôlement des enfants soldats et la maltraitance des femmes ? Si oui, comment opérer une ligne de partage avec des conflits plus « anciens » marqués uniquement par la contestation du pouvoir et qui souvent étaient dominés par des coups d’État militaires excluant la société civile ?
E. K. — La ligne de partage entre nouveaux conflits et conflits anciens est mince. C’est le cas dans l’Est de la République démocratique du Congo. On peut identifier quelques aspects de cette nouvelle conflictualité qui devient visible à partir des années 1990. Les conflits anciens dans les années 1970 à 1980 étaient des conflits de type militaire. Les acteurs des conflits étaient essentiellement des militaires et des politiques civils qui contestaient les pouvoirs établis.
Les nouveaux conflits actuels font la place à de nouveaux acteurs comme les terroristes appartenant à des bandes armées, animées d’une idéologie extrémiste politico-religieuse (islamisme politique) qui n’a rien à voir avec la pratique religieuse normale de l’Islam. Ces bandes armées ont pour nom Boko Haram au Nord du Nigeria qui veut faire de la charia la loi unique qui gouverne les hommes et les femmes. On trouve aussi d’autres groupes rebelles au Nord du Mali : Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine, et les combattants terroristes de la branche africaine d’Al-Qaïda, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). À côté de ces acteurs terroristes, on trouve d’autres participants comme les Touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui, depuis de nombreuses années, revendiquent leur identité culturelle.
L. P. — Depuis le processus démocratique « voulu, souhaité » et discuté à La Baule (France) dans les années 1990, les pays africains sont paradoxalement confrontés à une résurgence de coups d’État dans les années 2000. Quelle est votre lecture de ces nombreux coups d’État, alors que la plupart des pays africains s’étaient engagés dans les processus de démocratisation marqués par la tenue de nombreuses conférences nationales.
E. K. — Les coups d’État traduisent des tensions qui peuvent déboucher sur des conflits armés. Il faut les bannir.
L’Union africaine a valorisé le système de bannissement des auteurs des coups d’État par l’exclusion des pays victimes des putschs de ses instances de régulation, jusqu’au retour de l’ordre démocratique. Plusieurs pays ont été suspendus : Madagascar, suite à la crise politique de 2009 qui a entrainé la prise de pouvoir d’Andry Rajoelina, la Guinée-Bissau, qui est suspendue le 17 avril 2012 suite au coup d’État militaire du 12 avril 2012, la Côte d’Ivoire, suspendue lors de la crise ivoirienne de 2010-2011, la Guinée, suspendue lors du coup d’État militaire du 23 décembre 2008, la Mauritanie, suspendue une première fois le 4 août 2005, après un coup d’État militaire (elle fut réintégrée après l’élection présidentielle de 2007 ; elle fut de nouveau suspendue, pour les mêmes raisons, le 6 août 2008), le Niger, suspendu le 8 février 2010 après un coup d’État militaire, le Togo, suspendu le 25 février 2005 du fait de questionnement concernant l’élection du Président. Une élection présidentielle s’est tenue le 4 mai 2005. Le Mali, suspendu le 23 mars 2012 suite au coup d’État militaire du 21-22 mars 2012, a été rétabli le 26 octobre 2012 après la mise en place d’un régime de transition, dans le contexte de la prise de contrôle par les milices islamistes du nord du pays.
À la fin des années 1990 et des années 2000, les coups d’État impliquent de plus en plus la société civile avec le surgissement des milices, ce qui est nouveau par rapport aux coups d’État traditionnels des années de l’indépendance (1960) jusqu’aux années 2000. La présence des milices renforce les tensions. Les populations civiles dont certains membres font partie de ces milices, s’affrontent brutalement. Il y a une radicalisation des conflits et des aspects rétrogrades comme le viol des femmes, les pillages systématiques, la destruction des bâtiments publics et le déplacement des populations. Ces aspects rétrogrades doivent être combattus avec fermeté.
L. P. — Des observateurs de la scène politique africaine estiment que certains coups d’État militaires peuvent être salutaires quand ceux-ci conduisent à la restauration de l’ordre démocratique. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
E. K. — Il peut exister des coups d’État militaires salutaires quand le coup d’État sert à restaurer l’ordre démocratique. L’exemple malien en 1991 peut servir d’illustration à la question que vous posez. Le coup d’État militaire d’Amadou Toumani Touré contre Moussa Traoré a permis au Mali de connaître deux décennies de vie démocratique marquée d’alternances politiques (Alpha Konaré/Amadou Toumani Touré) et interrompue par le coup d’État du Capitaine Sanogo en mars 2012.
On peut étendre le raisonnement sur le Mali à d’autres pays comme Madagascar. En revanche, la situation malgache est devenue chaotique au point que, pour préserver la stabilité et la cohésion de la société malgache, la diplomatie de médiation a demandé aux deux principaux protagonistes — Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana — de ne pas se présenter à l’élection présidentielle.
L. P. — Monsieur le Premier Ministre, vous avez été Secrétaire général de l’OUA de 1978 à 1983. Quelles ont été pour vous les périodes les plus tendues et les plus paroxystiques dans le domaine des conflits à résoudre ?
E. K. — Les crises tchadiennes dans les années 1980, ainsi que le départ du Maroc de l’OUA à la suite de l’admission de la République arabe sahraouie démocratique constituent deux points de tension importants de mon mandat.
La crise tchadienne qui s’est traduite par un conflit armé entre les populations Toubous du Nord et le gouvernement sudiste du Président Malloum a entraîné la victoire du Nord sur le Sud et l’arrivée au pouvoir de Présidents successifs tels que Goukouni Oueddei, Hissène Habré et Idriss Déby Itno. Pour résoudre la crise tchadienne l’OUA avait envoyé un contingent de 1 000 hommes formé de Nigérians, de Sénégalais, de Zaïrois (Congolais de la RDC actuelle) comme force d’interposition. Malgré l’interposition des forces de l’OUA, Hissène Habré est resté maître du jeu politique jusqu’à sa contestation et destitution par l’actuel Président tchadien Idriss Déby Itno.
La question sahraouie constitue un autre point de cristallisation d’une tension qui n’est toujours pas résolue par l’actuelle Union africaine. Il avait été dit ici et là que j’avais décidé l’intégration de la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’OUA, ce qui aurait motivé le départ du Maroc de l’organisation en 1984. Je profite de l’occasion que me donne Géopolitique Africaine pour rétablir les faits : la décision d’intégrer la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’OUA n’est pas de mon fait, mais de la notification que j’ai reçue de trente chefs d’État, plus un, d’intégrer cette République comme force étatique au sein de l’organisation. L’article 6 de l’organisation (OUA) stipulait que ce sont les chefs d’État qui notifient au Secrétaire général de l’OUA l’obligation d’admettre un nouvel État membre. Ceci étant dit, on peut noter que les diplomates étrangers autres qu’africains sollicités pour cette question sahraouie difficile n’ont pas obtenu les résultats attendus.
Il faut être positif, souhaiter le retour du Maroc dans les instances de l’Union africaine, car ce pays mène une politique active dans tous les domaines. L’Union africaine a besoin du Maroc, pays membre fondateur en 1963 de l’OUA, au nom des équilibres des rapports de force politiques et militaires dans la partie septentrionale de l’Afrique. Une difficulté subsiste : comment opérer le retour du Maroc tout en maintenant la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’Union africaine ? Des compromis seront nécessaires pour résoudre cette question.
L. P. — Monsieur le Premier Ministre, revenons à d’autres zones géographiques en Afrique confrontées à des crises ou des tensions : Afrique centrale, Afrique orientale. Que pensez-vous de la situation conflictuelle dans ces zones ?
E. K. — Les récentes crises en République centrafricaine et à l’Est de la République du Congo ont fait l’objet d’une diplomatie de médiation active grâce à l’action du Président Denis Sassou N’Guesso du Congo-Brazzaville qui a permis la signature d’un accord pour un gouvernement d’Union nationale entre Séléka (rébellion nationale armée), l’opposition centrafricaine démocratique, et le gouvernement.
En Afrique orientale, au Kenya, les tensions nées de l’élection du Président Mwai Kibaki ne doivent plus être la référence du débat démocratique surtout au moment où le Kenya organise ses élections. En Somalie, la communauté africaine a réussi à réduire la nuisance des shebabs islamistes en organisant des élections. En Éthiopie, l’élection du Premier ministre Haile Mariam Dessalegn, ainsi que la paix armée entre le nouvel État du Sud-Soudan et son puissant voisin du Nord, le Soudan, constituent des éléments de stabilité relative dans cette partie de l’Afrique. Cette stabilité est néanmoins consolidée par la politique de médiation de l’ancien Président sud-africain Thabo Mbeki, surtout au Sud-Soudan.
Des foyers de tension subsistent au Burundi et des problèmes politiques existent toujours au Zimbabwe, mais le processus de démocratisation initié par Nelson Mandela en Afrique du Sud continue malgré les crises et les tensions au sein de la société civile (grèves des mineurs, contestations du pouvoir de l’ANC par l’opposition…).
L. P. — Quelles sont pour vous les réponses adéquates que l’homme politique qui a assumé des fonctions importantes au Togo et au niveau panafricain en tant que Secrétaire général de l’OUA peut apporter à la prévention et à la résolution des crises, des tensions et des conflits en Afrique ?
E. K. — Plusieurs niveaux de réponses doivent être mis en œuvre et ces niveaux sont complémentaires les uns des autres.
L’expérience des crises actuelles a montré que la résolution des crises, des tensions et des conflits peut avoir une approche nationale, mais celle-ci devient très vite insuffisante et doit être complétée par une approche régionale. La diplomatie de la médiation a montré sa capacité à débloquer des situations considérées comme difficiles. Le principe de subsidiarité régionale doit permettre aux régions africaines institutionnellement identifiées (CEDEAO, CEMAC, CEAC, SADC) de se substituer à la communauté internationale et surtout à l’organisation des Nations Unies pour accélérer les procédures de résolution des conflits.
Le véritable enjeu pour l’Afrique de demain, c’est la consolidation du panafricanisme comme instrument juridique, politique et économique du développement démocratique et économique des pays africains. C’est aussi un outil de combat de lutte contre les crises, les tensions et les conflits en Afrique
Edem Kodjo

____
Notes
Dans la région des Grands lacs, la médiation personnelle conduite par le Président Denis Sassou N’Guesso auprès des chefs d’État de la région — de Paul Kagame du Rwanda reçu par le Président Sassou N’Guesso à Oyo en février 2013, de Joseph Kabila de la RDC et de Yoweri Museveni de l’Ouganda — a accéléré l’élaboration de l’Accord cadre de l’Union africaine signé le 24 février 2013 à Addis-Abeba. L’accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la République démocratique du Congo et la région a été conclu sous les auspices des Nations Unies, de l’Union africaine, de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs et de la Communauté de développement d’Afrique australe, qui seront garants de son application (L. P.).

Entretien avec Lucien Pambou
L’ancien Premier ministre togolais donne sa vision des crises, des tensions, des conflits et propose les solutions idoines de lutte contre ces fléaux grâce à la consolidation du panafricanisme.
Lucien Pambou — Monsieur le Premier Ministre, vous avez été Secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’actuelle Union africaine (UA). Quelle est votre lecture des crises, des tensions et des conflits actuels en Afrique ? Ces trois notions peuvent-elles être confondues ?
Edem Kodjo — Les crises, les tensions, les conflits traduisent des déséquilibres importants pour les formations et les organisations sociopolitiques africaines. Ces trois notions ne doivent pas être confondues.
L’occurrence des crises et des tensions répond à une logique interne liée à la faiblesse des systèmes démocratiques des États africains, à la contestation des commissions électorales et aux luttes de pouvoir au sein des partis politiques. Les crises conduisent aux tensions qui peuvent déboucher sur des conflits. Les conflits ont souvent des causes exogènes, expliquées en partie par des rébellions armées contre un État ou des agressions militaires d’un État contre un autre. On ne peut mettre sur le même plan les crises, les tensions et les conflits.
Les conflits ont des conséquences plus déstructurantes pour les organisations sociopolitiques des pays africains que les crises et les tensions. Les conflits longs modifient les rapports géographiques et démographiques des populations sur les territoires concernés, un exemple : le conflit dans les Grands lacs, à l’Est de la République démocratique du Congo entraîne des déplacements de populations et des phénomènes tragiques et destructeurs comme l’enrôlement des enfants soldats.
L. P. — Monsieur le Premier ministre, peut-on parler aujourd’hui de « nouveaux conflits » qui sont caractérisés par le déplacement des populations, l’enrôlement des enfants soldats et la maltraitance des femmes ? Si oui, comment opérer une ligne de partage avec des conflits plus « anciens » marqués uniquement par la contestation du pouvoir et qui souvent étaient dominés par des coups d’État militaires excluant la société civile ?
E. K. — La ligne de partage entre nouveaux conflits et conflits anciens est mince. C’est le cas dans l’Est de la République démocratique du Congo. On peut identifier quelques aspects de cette nouvelle conflictualité qui devient visible à partir des années 1990. Les conflits anciens dans les années 1970 à 1980 étaient des conflits de type militaire. Les acteurs des conflits étaient essentiellement des militaires et des politiques civils qui contestaient les pouvoirs établis.
Les nouveaux conflits actuels font la place à de nouveaux acteurs comme les terroristes appartenant à des bandes armées, animées d’une idéologie extrémiste politico-religieuse (islamisme politique) qui n’a rien à voir avec la pratique religieuse normale de l’Islam. Ces bandes armées ont pour nom Boko Haram au Nord du Nigeria qui veut faire de la charia la loi unique qui gouverne les hommes et les femmes. On trouve aussi d’autres groupes rebelles au Nord du Mali : Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine, et les combattants terroristes de la branche africaine d’Al-Qaïda, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). À côté de ces acteurs terroristes, on trouve d’autres participants comme les Touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui, depuis de nombreuses années, revendiquent leur identité culturelle.
L. P. — Depuis le processus démocratique « voulu, souhaité » et discuté à La Baule (France) dans les années 1990, les pays africains sont paradoxalement confrontés à une résurgence de coups d’État dans les années 2000. Quelle est votre lecture de ces nombreux coups d’État, alors que la plupart des pays africains s’étaient engagés dans les processus de démocratisation marqués par la tenue de nombreuses conférences nationales.
E. K. — Les coups d’État traduisent des tensions qui peuvent déboucher sur des conflits armés. Il faut les bannir.
L’Union africaine a valorisé le système de bannissement des auteurs des coups d’État par l’exclusion des pays victimes des putschs de ses instances de régulation, jusqu’au retour de l’ordre démocratique. Plusieurs pays ont été suspendus : Madagascar, suite à la crise politique de 2009 qui a entrainé la prise de pouvoir d’Andry Rajoelina, la Guinée-Bissau, qui est suspendue le 17 avril 2012 suite au coup d’État militaire du 12 avril 2012, la Côte d’Ivoire, suspendue lors de la crise ivoirienne de 2010-2011, la Guinée, suspendue lors du coup d’État militaire du 23 décembre 2008, la Mauritanie, suspendue une première fois le 4 août 2005, après un coup d’État militaire (elle fut réintégrée après l’élection présidentielle de 2007 ; elle fut de nouveau suspendue, pour les mêmes raisons, le 6 août 2008), le Niger, suspendu le 8 février 2010 après un coup d’État militaire, le Togo, suspendu le 25 février 2005 du fait de questionnement concernant l’élection du Président. Une élection présidentielle s’est tenue le 4 mai 2005. Le Mali, suspendu le 23 mars 2012 suite au coup d’État militaire du 21-22 mars 2012, a été rétabli le 26 octobre 2012 après la mise en place d’un régime de transition, dans le contexte de la prise de contrôle par les milices islamistes du nord du pays.
À la fin des années 1990 et des années 2000, les coups d’État impliquent de plus en plus la société civile avec le surgissement des milices, ce qui est nouveau par rapport aux coups d’État traditionnels des années de l’indépendance (1960) jusqu’aux années 2000. La présence des milices renforce les tensions. Les populations civiles dont certains membres font partie de ces milices, s’affrontent brutalement. Il y a une radicalisation des conflits et des aspects rétrogrades comme le viol des femmes, les pillages systématiques, la destruction des bâtiments publics et le déplacement des populations. Ces aspects rétrogrades doivent être combattus avec fermeté.
L. P. — Des observateurs de la scène politique africaine estiment que certains coups d’État militaires peuvent être salutaires quand ceux-ci conduisent à la restauration de l’ordre démocratique. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
E. K. — Il peut exister des coups d’État militaires salutaires quand le coup d’État sert à restaurer l’ordre démocratique. L’exemple malien en 1991 peut servir d’illustration à la question que vous posez. Le coup d’État militaire d’Amadou Toumani Touré contre Moussa Traoré a permis au Mali de connaître deux décennies de vie démocratique marquée d’alternances politiques (Alpha Konaré/Amadou Toumani Touré) et interrompue par le coup d’État du Capitaine Sanogo en mars 2012.
On peut étendre le raisonnement sur le Mali à d’autres pays comme Madagascar. En revanche, la situation malgache est devenue chaotique au point que, pour préserver la stabilité et la cohésion de la société malgache, la diplomatie de médiation a demandé aux deux principaux protagonistes — Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana — de ne pas se présenter à l’élection présidentielle.
L. P. — Monsieur le Premier Ministre, vous avez été Secrétaire général de l’OUA de 1978 à 1983. Quelles ont été pour vous les périodes les plus tendues et les plus paroxystiques dans le domaine des conflits à résoudre ?
E. K. — Les crises tchadiennes dans les années 1980, ainsi que le départ du Maroc de l’OUA à la suite de l’admission de la République arabe sahraouie démocratique constituent deux points de tension importants de mon mandat.
La crise tchadienne qui s’est traduite par un conflit armé entre les populations Toubous du Nord et le gouvernement sudiste du Président Malloum a entraîné la victoire du Nord sur le Sud et l’arrivée au pouvoir de Présidents successifs tels que Goukouni Oueddei, Hissène Habré et Idriss Déby Itno. Pour résoudre la crise tchadienne l’OUA avait envoyé un contingent de 1 000 hommes formé de Nigérians, de Sénégalais, de Zaïrois (Congolais de la RDC actuelle) comme force d’interposition. Malgré l’interposition des forces de l’OUA, Hissène Habré est resté maître du jeu politique jusqu’à sa contestation et destitution par l’actuel Président tchadien Idriss Déby Itno.
La question sahraouie constitue un autre point de cristallisation d’une tension qui n’est toujours pas résolue par l’actuelle Union africaine. Il avait été dit ici et là que j’avais décidé l’intégration de la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’OUA, ce qui aurait motivé le départ du Maroc de l’organisation en 1984. Je profite de l’occasion que me donne Géopolitique Africaine pour rétablir les faits : la décision d’intégrer la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’OUA n’est pas de mon fait, mais de la notification que j’ai reçue de trente chefs d’État, plus un, d’intégrer cette République comme force étatique au sein de l’organisation. L’article 6 de l’organisation (OUA) stipulait que ce sont les chefs d’État qui notifient au Secrétaire général de l’OUA l’obligation d’admettre un nouvel État membre. Ceci étant dit, on peut noter que les diplomates étrangers autres qu’africains sollicités pour cette question sahraouie difficile n’ont pas obtenu les résultats attendus.
Il faut être positif, souhaiter le retour du Maroc dans les instances de l’Union africaine, car ce pays mène une politique active dans tous les domaines. L’Union africaine a besoin du Maroc, pays membre fondateur en 1963 de l’OUA, au nom des équilibres des rapports de force politiques et militaires dans la partie septentrionale de l’Afrique. Une difficulté subsiste : comment opérer le retour du Maroc tout en maintenant la République arabe sahraouie démocratique au sein de l’Union africaine ? Des compromis seront nécessaires pour résoudre cette question.
L. P. — Monsieur le Premier Ministre, revenons à d’autres zones géographiques en Afrique confrontées à des crises ou des tensions : Afrique centrale, Afrique orientale. Que pensez-vous de la situation conflictuelle dans ces zones ?
E. K. — Les récentes crises en République centrafricaine et à l’Est de la République du Congo ont fait l’objet d’une diplomatie de médiation active grâce à l’action du Président Denis Sassou N’Guesso du Congo-Brazzaville qui a permis la signature d’un accord pour un gouvernement d’Union nationale entre Séléka (rébellion nationale armée), l’opposition centrafricaine démocratique, et le gouvernement.
En Afrique orientale, au Kenya, les tensions nées de l’élection du Président Mwai Kibaki ne doivent plus être la référence du débat démocratique surtout au moment où le Kenya organise ses élections. En Somalie, la communauté africaine a réussi à réduire la nuisance des shebabs islamistes en organisant des élections. En Éthiopie, l’élection du Premier ministre Haile Mariam Dessalegn, ainsi que la paix armée entre le nouvel État du Sud-Soudan et son puissant voisin du Nord, le Soudan, constituent des éléments de stabilité relative dans cette partie de l’Afrique. Cette stabilité est néanmoins consolidée par la politique de médiation de l’ancien Président sud-africain Thabo Mbeki, surtout au Sud-Soudan.
Des foyers de tension subsistent au Burundi et des problèmes politiques existent toujours au Zimbabwe, mais le processus de démocratisation initié par Nelson Mandela en Afrique du Sud continue malgré les crises et les tensions au sein de la société civile (grèves des mineurs, contestations du pouvoir de l’ANC par l’opposition…).
L. P. — Quelles sont pour vous les réponses adéquates que l’homme politique qui a assumé des fonctions importantes au Togo et au niveau panafricain en tant que Secrétaire général de l’OUA peut apporter à la prévention et à la résolution des crises, des tensions et des conflits en Afrique ?
E. K. — Plusieurs niveaux de réponses doivent être mis en œuvre et ces niveaux sont complémentaires les uns des autres.
L’expérience des crises actuelles a montré que la résolution des crises, des tensions et des conflits peut avoir une approche nationale, mais celle-ci devient très vite insuffisante et doit être complétée par une approche régionale. La diplomatie de la médiation a montré sa capacité à débloquer des situations considérées comme difficiles. Le principe de subsidiarité régionale doit permettre aux régions africaines institutionnellement identifiées (CEDEAO, CEMAC, CEAC, SADC) de se substituer à la communauté internationale et surtout à l’organisation des Nations Unies pour accélérer les procédures de résolution des conflits.
Le véritable enjeu pour l’Afrique de demain, c’est la consolidation du panafricanisme comme instrument juridique, politique et économique du développement démocratique et économique des pays africains. C’est aussi un outil de combat de lutte contre les crises, les tensions et les conflits en Afrique
Edem Kodjo

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Notes
Dans la région des Grands lacs, la médiation personnelle conduite par le Président Denis Sassou N’Guesso auprès des chefs d’État de la région — de Paul Kagame du Rwanda reçu par le Président Sassou N’Guesso à Oyo en février 2013, de Joseph Kabila de la RDC et de Yoweri Museveni de l’Ouganda — a accéléré l’élaboration de l’Accord cadre de l’Union africaine signé le 24 février 2013 à Addis-Abeba. L’accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la République démocratique du Congo et la région a été conclu sous les auspices des Nations Unies, de l’Union africaine, de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs et de la Communauté de développement d’Afrique australe, qui seront garants de son application (L. P.).


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