Comment devient-on génocidaire ? Un juge aux sources de l’horreur
A huit reprises, le juge d’instruction bruxellois Damien Vandermeersch s’est rendu au Rwanda à la tête de commissions rogatoires.
Son travail sur le terrain, l’investigation, les interrogatoires, ont permis que s’organisent à Bruxelles les premiers procès d’après le génocide, dont le plus médiatisé fut la comparution de deux religieuses, d’un professeur d’université, Vincent Ntezimana et d’un ancien ministre.
Près de vingt ans après le génocide, le magistrat, devenu aujourd’hui avocat général auprès de la cour de Cassation, n’a rien oublié de l’émotion qui l’étreignit à l’époque. Alors qu’il évoque sa première mission, les souvenirs affluent : « à Muganza, 20.000 personnes avaient été exhumées.
Je me souviens encore des impacts de grenade qui trouaient le toit de l’église, de ces corps d’enfants qui avaient été mutilés, à la machette. Une femme portait dans le dos la cicatrice d’une profonde blessure, qui n’avait jamais été recousue.
D’une voix flutte, elle me disait « c’est l’enfant que je portais dans le dos qui a pris le coup de machette, sinon je serais morte… »
La mémoire du juge est intacte, comme une plaie vive, mais la question est toujours aussi lancinante : « comment devient- on génocidaire ? »
C’est pour tenter de trouver une réponse que Damien van der Meersch a répondu positivement à la proposition de Marc Scmitz, éditeur au GRIP (Groupe de recherches et d’information sur la paix et la sécurité) et, en collaboration avec ce dernier, a rédigé un ouvrage éclairant, qui, si le sujet n’était aussi grave pourrait aussi s’appeler « le génocide pour les nuls », car il resitue le contexte de l’époque, rappelle les faits et l’histoire et retrace l’étrange démarche d’un magistrat belge soudain plongé au cœur de l’indicible. (1)
Deux décennies plus tard, van der Meersch se remémore les questions qui le hantaient « j’aurais tellement préféré que tous ces gens aient péri de mort naturelle, victimes d’un typhon par exemple…
Sans cesse, je me demandais « comment un être humain peut-il en arriver là ? » Je savais seulement que toutes ces victimes n’étaient pas le résultat d’une « colère spontanée », d’une sorte de chaos incontrôlé, que leur mise à mort avait été systématique et ordonnée… »
L’indignation, la colère n’ont pas leur place dans le travail d’un juge d’instruction. Il s’en est explique « le juge doit d’abord écouter toutes ces personnes, voir à quel point la situation est complexe, analyser tous les facteurs et surtout la logique collective qui s’est mise en œuvre… »
Tels qu’énoncés dans le livre, les « facteurs aggravants » sont nombreux : la pauvreté, la pression foncière, le contexte de guerre….mais il y eut aussi un glissement sémantique: désormais l’ « ennemi » ce n’était plus seulement le combattant de l’armée adverse, mais les civils tutsis vivant à l’intérieur du Rwanda, les Hutus qui n’entraient pas dans la logique de l’élimination, les adversaires politiques, et finalement tous les « modérés » qui refusaient la logique de la « solution finale ».
Le juge aborde aussi la question des choix individuels : « même si une logique collective l’emportait, la question des choix individuels a toujours été posée : il y a eu des Justes, des gens qui ont dit non, qui ont refusé de tuer… »
Et il rappelle une règle de base : « outre la conscience, il y a la loi. Et celle ci interdit de tuer des femmes, des enfants, des civils non belligérants. L’obéissance aux ordres, si souvent évoquée, a ses limites. La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité numérique, les minorités ont le droit d’être protégées… »
Embrayant sur le juge d’instruction présentant son ouvrage, le théologien Laurien Ntezimanana, qui travaille à Butare avec des victimes comme avec d’anciens tueurs, devait rebondir et poser une autre de ces questions fondamentales que le génocide a laissées sans réponse : «qu’avons nous oublié pour que cet innommable soit possible ? N’avons nous pas oublié, nous Rwandais, qui nous sommes, quelle relation nous unit ? »
_________________________
Le carnet de Colette Braeckman
Damien Vandermeersch, en collaboration avec marc Schmitz, Comment devient-on génocidaire ? ET si nous étions tous capables de massacrer nos voisins ?
Editions GRIP, 14,90 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire