samedi 27 septembre 2014

Elikia M’Bokolo analyse la propagande coloniale belge

Rencontre avec Elikia M’Bokolo, historien et Commissaire de l’exposition sur la propagande coloniale au Musée Belvue 


Comment l’historien de l’Afrique que vous êtes s’est-il intéressé à la propagande coloniale belge ?

Avec mon ami Jean Pierre Jacquemyn, professeur de littérature et amoureux de la parole congolaise, j’avais commencé à travaillé sur l’image des Belges au Congo et celle des Congolais en Belgique. 

Voici quinze ans, Jean-Pierre avait fait la première version de « notre Congo/onze Congo » en puisant dans les sources disponibles à l’époque… Dans cette démarche, nous insistions surtout sur la manière dont on avait montré le Congo. 

Cette fois, nous voulons souligner que la propagande coloniale en Belgique a commencé avec le début de la colonisation et qu’elle s’est prolongée longtemps après la fin de celle-ci…

A la source de cette propagande, il n’y a pas seulement le roi Léopold II : ce dernier a réussi à impliquer beaucoup de structures qui n’auraient pas eu besoin d’y participer, en particulier à l’Eglise catholique romaine. 

Or elle va jouer le jeu, au nom du catholicisme et de la Belgique. S’y ajoutent les grandes entreprises financières et industrielles qui avaient besoin du Congo. Contrairement à d’autres pays, comme l’Angleterre, où les grandes banques se font discrètes, ici, tout le monde veut prendre part à la propagande…

Autre caractéristique : la propagande léopoldienne et belge a utilisé tous les supports possibles. Rien ne lui a échappé : lorsqu’un gamin mange une glace, ça lui parle du Congo, la famille qui met un calendrier dans sa cuisine voit une image du Congo…

Tous les Belges ont entendu parler du Congo, l’ont vu, l’ont imaginé durant toute la période coloniale. J’appelle cela de la propagande car ce qu’on leur racontait n’était pas vrai. Si on leur avait raconté la vérité, d’accord… Mais en réalité, on leur parlait de l’ « œuvre civilisatrice »…. 

Dans les années 1880, cela pouvait passer, faute d’autres informations. Mais dans les années 1900, Léo Frobenius a produit des pages remarquables sur les civilisations du Congo écrivant qu’au 15e siècle déjà « ces gens étaient civilisés jusqu’à la moëlle des os »…Or en Belgique on a continué à répéter les poncifs : «ces gens ne sont pas civilisés », « ils ne savent pas exploiter leurs ressources », « il faut les mettre au travail »… 

Par la suite, on va renforcer cette invention des races. Léopold II n’a rien à voir là dedans : les bastions de cette pensée fondée sur les races, dont le meilleur représentant est Gobineau, c’était l’Angleterre, la France, les Etats Unis. Mais la propagande belge va récupérer cette pensée et la figer, avec d’un côté, les Blancs qui n’ont que des qualités, et de l’autre les Noirs. 

On va aussi relever qu’il y a des « races » parmi les Noirs. Ce démon va empoisonner notre vie jusqu’aujourd’hui : on nous raconte que certaines races sont plus intelligentes, que d’autres, pour qu’elles travaillent, ont besoin d’être frappées à la chicotte (ndlr. longue lanière de cuir dont on se servait comme d’un fouet…) 

On oublie ainsi que le cuivre du Katanga était exploité depuis des siècles, que les croisettes de cuivre servaient de monnaie dans toute l’Afrique centrale…

Dans cette perception, les Congolais n’existent pas en tant que tels : ils n’ont d’existence que s’ils font ce qu’on leur demande de faire, sous la contrainte.

Y eut-il des résistances à cet état de fait ?

On a négligé ce fait central : toutes les colonisations ont rencontré des résistances, y compris la colonisation belge… Lorsqu’éclatent les premières guerres, on les met sur le compte des Arabes, du fait qu’il y a des tribus guerrières, « arabisées ». Alors qu’au contraire, ces révoltes éclatent dans tout le Congo, dans les années 10,20,30, partout… 

On nous montre les missionnaires catholiques, en négligeant de dire que les protestants étaient là bas aussi et qu’ils travaillaient. Simon Kimbangu (ndlr. un prophète congolais qui donna naissance à la religion kimbanguiste) est issu des missions protestantes . Sa pensée était une forme de résistance : s’appuyant sur la Bible, il disait que Dieu avait créé tous les hommes égaux…

En Belgique, le roi a su très bien jouer, pour démontrer que, grâce à lui, la Belgique devenait un grand pays qui jouait désormais dans la cour des grands et tous les actes de résistance ont été occultés.

Face à une telle propagande, une question se pose, où était la gauche belge ?

Dans une démocratie parlementaire, cela pose question. Certes, il y a eu des missionnaires, pour rompre le silence, mais moins qu’ailleurs. Pourquoi les Belges qui vivaient au Congo et qui voyaient des choses se sont ils tus ?

Cependant, vers la fin des années 20, on constate que des Pères de Scheut, qui vivaient au Congo, dans l’Equateur et dans la région du lac Léopold II commencent à recueillir les témoignages des gens qui décrivent la période léopoldienne. 

Le père Hulstaert va écrire des pages terribles qui racontent cette période là, vingt ans après. Mais avec des effets pervers, car il va suggérer aux Congolais de se coaliser, de se réunir pour survivre. Là où les gens vivaient épars dans leurs villages il va réussir à coaliser un peuple sous le nom de Anamongo.

Les Belges qui vivaient au Congo n’ignoraient pas ce qui se passait. Lorsque, tout jeune, j’étais invité chez mes condisciples de l’athénée royal de Kalina (eux ne pouvaient pas venir chez nous, dans les familles congolaises) il arrivait qu’ à table, certains parents de mes condisciples disent qu’ils savaient bien ce qui se passait dans le pays, que ce n’était pas toujours bien. 

Dans les courriers privés des familles, il y a peut –être des témoignages ? Qui sait ? Si oui, il faudrait que ces documents soient déposés aux archives. Si les missionnaires suédois ont écrit à leurs familles, on peut penser que des Belges l’ont fait aussi.

La propagande coloniale qui a marqué les esprits hier influence-t-elle aujourd’hui encore la perception que les Belges ont du Congo ?

Sans aucun doute. Au début des années 60, une sorte de « rideau de silence » est tombé sur tout ce qui concernait le Congo. On ne parle plus de rien sauf pour dire « c’est le désordre ». Du reste, au début des années 70, beaucoup de familles belges se débarrassaient du Congo, au sens propre. 

Elles revendaient des tabourets, des figurines…Alors que j’étais étudiant à Paris, on faisait des razzias sur Bruxelles pour en ramener ces objets. Par exemple, la bibliothèque de l’Université de Wisconsin, à Madison, s’est constituée en grande partie au départ de ces livres que l’on jetait. 

Les trois gros volumes publiés sur le Congo en 1956 se trouvaient pour quelques sous sur les brocantes. Il y a eu un temps où les Belges ont vomi le Congo, considérant que « puisque les Congolais sont ingrats, alors que nous on voulait les civiliser, qu’ils se débrouillent ».

Il faut dire aussi que Mobutu est un produit de la propagande coloniale belge….Regardez les premières photos, au début de son règne : Mobutu est un sosie de Baudouin, qu’il imite… 

A l’époque, pour tous ces gens, la mode au Congo était de s’habiller comme Baudouin, avec les lunettes, la raie…La pensée commune c’était que « sans les Blancs on n’est rien »…On a vu cela dans toutes les anciennes colonies mais en Belgique, c’était plus poussé qu’ailleurs.

En Belgique, on parle souvent des « Noirs », au lieu de dire les Rwandais, les Congolais. On se réfère aussi aux ethnies, en recourant aux clichés en disant, par exemple : « les Balubas sont intelligents , les Bangala sont violents et brutaux, les Swahilis roublards et menteurs, les Bakongo sont obéissants mais portés à se révolter. » Tout cela persiste jusqu’aujourd’hui comme si beaucoup de Belges n’avaient toujours rien compris à ce qui s’est passé au Congo…

Que pensez vous de cette « expertise » belge si souvent mise en avant à propos du Congo ?

Cette expertise est censée découler de l’accumulation des connaissances durant la période coloniale, parmi lesquelles beaucoup de préjugés. Ce qui est grave, c’est qu’au Congo même la propagande coloniale a produit des effets, elle a marqué les esprits. Les Congolais eux-mêmes parlent de « Blancs « et « Noirs ». 

Un proverbe existe dans toutes les langues du Congo : « on a beau dire, un Blanc restera un Blanc, un Noir restera un Noir… »Lorsqu’un chauffard brûle un feu rouge c’est ce qu’on lui dit, et aussi lorsqu’un politicien vole de l’argent. Jusqu’aujourd’hui, nous sommes dépréciés.

En outre, s’il faut choisir entre deux expertises, congolaise et belge, c’est la belge qui l’emportera, payée en milliers de dollars ou d’euros au contraire du Congolais, payé en centaines…De même, on choisira plutôt un médecin congolais travaillant en Afrique du Sud –et formé par les Blancs-que son collègue resté au Congo.

Voyez la querelle qui persiste au Congo, sur les « originaires ». Beaucoup pensent que l’on pourrait réaménager la Constitution par rapport aux « originaires » : les citoyens d’un territoire seraient les habitants légitimes de ce territoire, à l’exclusion des autres. Mais cela, c’est la classification coloniale ! 

Or si vous lisez l’histoire du Congo, vous voyez que tous les royaumes ont toujours été fondés par des étrangers, des gens venus d’ailleurs. Une telle ethnicisation de la politique congolaise est dramatique. Aujourd’hui les Congolais, surtout Kinshasa parlent d’une « invasion » des swahilis…Or le swahili c’est une langue, et non un peuple…

Dans l’exposition, nous avons des images montrant la propagande coloniale sur les « Arabisés », qui étaient le premier nom donné aux Swahilis. Or ces gens étaient des habitants du Congo qui parlaient le swahili, certains étaient devenus musulmans et commerçaient avec Zanzibar… Le Congo porte encore des traces de cela.

L’exposition sera-t-elle présentée au Congo ?

Nous l’espérons. Il s’agira de montrer aux Congolais que la colonisation, ce fut autre chose que les mensonges racontés aux Congolais et aussi aux Belges.
La capacité des Congolais à s’autodénigrer est un reflet du regard que les Belges portaient sur eux. Pour beaucoup de Congolais, arriver en Europe c’était arriver au paradis…. 

L’exposition tente de démonter les mécanismes de propagande, elle tente de déconditionner tout le monde, d’aller à l’histoire, à la vérité. C’est sur cette base là qu’il faut tenter de faire des choses ensemble. Je pense qu’on peut faire des choses avec les Chinois, les Turcs, les Coréens, mais aussi avec les Belges…Il faut se déconditionner pour pouvoir repartir…

Je ne crois pas qu’il y ait une haine des Congolais envers les Belges, à l’inverse du Kenya par exemple. Cette histoire d’ « oncle » et de « neveu » qui circule entre Belges et Congolais est elle aussi absurde, car dans notre histoire, c’est toujours par l’ « oncle » que vient le malheur, la relation est malsaine…

Parmi les jeunes générations, il y a-t-il une sorte de « décontamination » ?

Je ne crois pas car s’il n’y a plus de propagande, il n’y a pas de cours d’histoire non plus. On ne sait pas ce qui se dit dans les familles. Dans l’histoire orale congolaise il se dit beaucoup de choses. Sur le plan géographique, sur celui des identités collectives…Les Batetela par exemple disent que eux, ils ont résisté. Et il est vrai qu’ils ont été les empêcheurs de coloniser tranquillement. Les Bakongos aussi disent qu’ils ont toujours résisté, que leur royaume existait avant la Belgique elle-même.
Par contre, au Katanga ou au Kasaï, l’idéal pour une famille c’est que leur fille épouse un « muzungu », un Blanc. Là vous êtes considéré comme sauvé…

Les guerres qui se sont déroulées à l’Est du Congo ont-elles provoqué une résistance, une maturation ?

Il y a toujours eu des résistances à l’Est. Dans ces provinces, les forces armées congolaises n’ont pas vraiment combattu, ce que l’on a vu émerger, c’est la résistance populaire. Déjà pendant la colonisation, cette résistance a été combattue de manière systématique. 

Dans les archives coloniales, dès les années 20, on voit apparaître le mot « déportation »…La résistance est l’une des caractéristiques des populations congolaises et nous l’avons introduite dans le commentaire de l’exposition.

Pourquoi les historiens, Belges mais surtout Congolais, ne se sont ils jamais focalisés sur ces résistances ?

Nos historiens, jusqu’à l’âge de 40 ans à peu près, ont été formés à l’ancienne, suivant l’école historique belge qui ne considérait comme valables que les documents écrits. Or les seuls documents écrits étaient les documents coloniaux, qui parlaient de l’économie, de la géographie, mais pas de la résistance…On ne voyait, on n’entendait pas la population. 

Des mots ont été détournés de leur sens: aujourd’hui le terme « Salongo » désigne le travail obligatoire du samedi. Or le chant «Salongo » est important au Congo. C’est le chant des travailleurs du chemin de fer, des entreprises forestières, du travail forcé ; ils chantaient « Salongo » et il s’agissait là d’un chant de dénonciation du travail forcé, qu’ils comparaient à l’esclavage en disant que cela doit se terminer…

Tant qu’on ne prend pas en compte ce que les gens disent, l’histoire que l’on écrit, c’est celle des appareils d’Etat. Or la plupart des discours tournent autour de la gouvernance, de l‘économie. Et aujourd’hui, si le Congo survit, c’est parce que les populations refusent de mourir. Quand il n’y a pas d’Etat, ils organisent des contre Etats. Quand il n’y a pas d’armée, ils s’organisent pour résister autrement. 

L’espoir du Congo, c’est la continuité de cette résistance.

Les meilleurs de la classe politique congolaise, ce sont des « premiers de classe ». Des diplômés de l’université, qui croient qu’un 19 sur 20 en droit constitutionnel ou en économie politique lui donne la capacité de gérer un Etat. Ils ne savent pas qu’un Etat, ce n’est pas seulement la compétence mais aussi l’obligation de rendre compte de ce que l’on fait et de s’appuyer sur le peuple. 

Lorsque Kinshasa a été envahie par les troupes rwandaises, ce sont les gens du quartier populaire de Masina qui ont défendu la ville. Même le ministre de la Défense avait fui…

Ce sont ces mêmes gens, qui, le 4 janvier 1959, ont dit «basta » la colonisation, on n’en veut plus. J’étais gamin à l’époque mais du jour au lendemain la colonisation s’est effondrée : les gens voulaient voir le fleuve, dépassaient la barrière du chemin de fer, ils n’obéissaient plus. L’Etat congolais n’a pas la mémoire de son passé. Le pouvoir post colonial joue avec le feu. 

Quand on vit à Kinshasa, qu’on voit au rond point Victoire passer les 4×4 des tenants du pouvoir, face aux rangées de gens qui font la file pour attendre l’autobus, on se demande quand l’explosion va avoir lieu, quand quelqu’un va lancer la première pierre…

Ce carapaçonnage derrière une soi disant compétence et la reconnaissance de Washington ou d’autres, ça va éclater à la figure des gens. On joue avec le feu…Et en particulier les juristes du pouvoir qui veulent changer la Constitution…. 
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C.B
Le Soir

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