27 novembre 2014
Des centaines de manifestants demandent la démission de Blaise Compaoré sont descendus dans les rues de Ouagadougou le 30 octobre. (Photo Joe Penney. Reuters)
INTERVIEW
L’ancien diplomate Laurent Bigot explique l’importance des aspirations populaires dans la contestation des régimes sclérosés d’Afrique de l’Ouest et le rôle de la France dans ce processus.
Ex-responsable de l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay, Laurent Bigot a été brutalement évincé en février 2013 après avoir stigmatisé une diplomatie de faux-semblant au Mali et évoqué la chute programmée de Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso. Il s’exprime ici pour la première fois depuis son limogeage.Sur le même sujet
France-Afrique new-look
Par Maria Malagardis
Qu’est ce qui a précipité la chute de Compaoré que vous évoquiez déjà en 2012 ?
Son maintien au pouvoir durant vingt-sept ans, mais aussi le fait que tout le pouvoir à Ouagadougou était organisé pour l’enrichissement d’un clan et non pas au bénéfice de la population, avec à la clé une corruption galopante qui a gangrené l’ensemble de l’Etat. C’est une loi universelle : un jour ou l’autre, un tel pouvoir finit par tomber comme un fruit pourri. On l’a vu en Tunisie en 2011 et cela peut très bien arriver ailleurs sur le continent. Ce qui était surtout frappant, c’était de voir que 90% des manifestants étaient des jeunes. Cela devrait alerter tous les dirigeants africains : ils ont des populations très jeunes, celles qui font des révolutions.
Distinguez-vous d’autres Burkina Faso ?
Le fait est qu’en Afrique de l’Ouest, la gouvernance est catastrophique dans plusieurs pays : notamment au Togo [avec la dynastie Gnassingbé au pouvoir depuis quarante-sept ans], mais aussi en Mauritanie. Selon une ONG américaine, l’évasion fiscale au Togo atteint 17 milliards de dollars depuis 2005. Soit quatre fois le PIB du pays. Mais qui s’en inquiète ?
Est-on à l’orée d’un printemps africain ?
Le Burkina peut incontestablement susciter une onde de choc dans la région, où certains pays présentent les mêmes structures démographiques : une population très jeune, de plus en plus urbanisée, qui a une conscience politique. Les gens n’ont pas forcément reçu une éducation mais ils sont connectés au monde. Ils savent ce qui se passe autour de chez eux, et ils prennent de plus en plus leur destin en main. Cela avait commencé de manière moins violente en 2011, au Sénégal, avec le mouvement «Y’en a marre !» Les jeunesses africaines sont en train de se structurer pour dire : «C’est nous qui décidons !»
Comment inciter les dirigeants en place à s’effacer en douceur ?
Au-delà de l’ivresse du pouvoir, beaucoup s’accrochent de peur d’être poursuivi pour des crimes économiques, voire des crimes de sang. C’est le cas de Omar el-Béchir au Soudan. C’était le cas de Blaise Compaoré au Burkina Faso. Il avait en tête l’exemple de Charles Taylor, l’ancien président libérien exfiltré au Nigeria en 2003 avec la promesse d’une immunité mais finalement arrêté, jugé et condamné. Il faudrait peut-être songer à définir une forme d’immunité transitoire, pour tous les chefs d’Etat qui accepteraient de quitter le pouvoir à l’issue de leur mandat en cours. Ensuite, il ne serait plus question d’immunité pour personne. C’est ce processus qui a permis à l’Afrique du Sud de ne pas sombrer à la fin de l’apartheid.
N’y a-t-il pas la tentation de ménager certains dirigeants au nom de la lutte antiterroriste ?
C’est le calcul qu’on a fait en Tunisie avec Ben Ali. Quand il est tombé, on a mesuré l’étendue des dégâts. On se trompe en tenant ce raisonnement. Le terrorisme se nourrit de la mauvaise gouvernance. Celle-ci sape l’idée même de la lutte antiterroriste. Pour que cela marche, il faut être soi-même exemplaire.
La réponse militaire, dans le Sahel ou ailleurs, est-elle la seule adéquate face au terrorisme ?
C’est une réponse à court terme. Plus elle dure, plus elle sape la légitimité de la lutte contre le terrorisme. On l’a vu en Afghanistan et au Pakistan. L’endiguement passe aussi et surtout par la lutte contre la mauvaise gouvernance, contre les frustrations des populations.
La France ne s’expose-t-elle pas à l’accusation de néocolonialisme si elle s’exprime sur ce sujet ?
Bien au contraire, la France est attendue sur les questions des droits de l’homme et de l’Etat de droit. Il faut se garder de juger, mais on doit donner notre point de vue. Certes les dirigeants ne le verront pas d’un bon œil, mais il faut choisir son camp : est-on est du côté des peuples ou des dirigeants ?
Le Mali est-il reparti sur de bonnes bases ?
Les élections présidentielle et législatives de l’an dernier ont été beaucoup plus transparentes que par le passé, et Ibrahim Boubacar Keïta a été légitimement élu. En revanche, la pratique du pouvoir n’a pas changé à Bamako. Les Maliens vont-ils continuer à ce train-là, ce qui les mènerait immanquablement vers une nouvelle crise, ou la volonté de changer vraiment les choses existe-t-elle ? La question reste ouverte.
Face à la résurgence du terrorisme au Nord-Mali, on évoque à Paris la nécessité d’une intervention dans le sud de la Libye…
Une intervention n’est pas un objectif en soi, cela doit servir à atteindre un objectif politique. Quelle est notre ambition politique pour la Libye ? Au Mali, on a fait une opération militaire parfaitement réussie mais avec un schéma politique peu défini. Par ailleurs, quelle est la légitimité des Etats occidentaux à intervenir dans cette zone ? Ces opérations sont de moins en moins bien perçues. Les Etats africains devraient être les plus impliqués et d’abord coopérer entre eux avant de se tourner vers les Occidentaux.
En Afrique de l’Ouest, la corruption est largement liée aux trafics, notamment de drogue. Que faire ?
Il faudrait une véritable politique cohérente en matière de lutte contre les trafics. Pour commencer, il serait utile de comparer les moyens consacrés au trafic de drogue avec ceux consacrés à la lutte antiterroriste. Le ratio doit varier de 1 à 10 en faveur de la seconde. Or, en s’implantant durablement, le trafic de drogue génère de la corruption. Et sa puissance financière est telle qu’aucun système étatique en Afrique de l’Ouest ne peut lui résister. Regardez ce qu’est devenu le Mexique à cause de ce trafic. Pour l’heure, je ne distingue pas de volonté réelle. Le maréchal de Saxe disait que pour gagner la guerre, il fallait trois choses : de l’argent, de l’argent et encore de l’argent.
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Recueilli par Thomas Hofnung
© Libération
Des centaines de manifestants demandent la démission de Blaise Compaoré sont descendus dans les rues de Ouagadougou le 30 octobre. (Photo Joe Penney. Reuters)
INTERVIEW
L’ancien diplomate Laurent Bigot explique l’importance des aspirations populaires dans la contestation des régimes sclérosés d’Afrique de l’Ouest et le rôle de la France dans ce processus.
Ex-responsable de l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay, Laurent Bigot a été brutalement évincé en février 2013 après avoir stigmatisé une diplomatie de faux-semblant au Mali et évoqué la chute programmée de Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso. Il s’exprime ici pour la première fois depuis son limogeage.Sur le même sujet
France-Afrique new-look
Par Maria Malagardis
Qu’est ce qui a précipité la chute de Compaoré que vous évoquiez déjà en 2012 ?
Son maintien au pouvoir durant vingt-sept ans, mais aussi le fait que tout le pouvoir à Ouagadougou était organisé pour l’enrichissement d’un clan et non pas au bénéfice de la population, avec à la clé une corruption galopante qui a gangrené l’ensemble de l’Etat. C’est une loi universelle : un jour ou l’autre, un tel pouvoir finit par tomber comme un fruit pourri. On l’a vu en Tunisie en 2011 et cela peut très bien arriver ailleurs sur le continent. Ce qui était surtout frappant, c’était de voir que 90% des manifestants étaient des jeunes. Cela devrait alerter tous les dirigeants africains : ils ont des populations très jeunes, celles qui font des révolutions.
Distinguez-vous d’autres Burkina Faso ?
Le fait est qu’en Afrique de l’Ouest, la gouvernance est catastrophique dans plusieurs pays : notamment au Togo [avec la dynastie Gnassingbé au pouvoir depuis quarante-sept ans], mais aussi en Mauritanie. Selon une ONG américaine, l’évasion fiscale au Togo atteint 17 milliards de dollars depuis 2005. Soit quatre fois le PIB du pays. Mais qui s’en inquiète ?
Est-on à l’orée d’un printemps africain ?
Le Burkina peut incontestablement susciter une onde de choc dans la région, où certains pays présentent les mêmes structures démographiques : une population très jeune, de plus en plus urbanisée, qui a une conscience politique. Les gens n’ont pas forcément reçu une éducation mais ils sont connectés au monde. Ils savent ce qui se passe autour de chez eux, et ils prennent de plus en plus leur destin en main. Cela avait commencé de manière moins violente en 2011, au Sénégal, avec le mouvement «Y’en a marre !» Les jeunesses africaines sont en train de se structurer pour dire : «C’est nous qui décidons !»
Comment inciter les dirigeants en place à s’effacer en douceur ?
Au-delà de l’ivresse du pouvoir, beaucoup s’accrochent de peur d’être poursuivi pour des crimes économiques, voire des crimes de sang. C’est le cas de Omar el-Béchir au Soudan. C’était le cas de Blaise Compaoré au Burkina Faso. Il avait en tête l’exemple de Charles Taylor, l’ancien président libérien exfiltré au Nigeria en 2003 avec la promesse d’une immunité mais finalement arrêté, jugé et condamné. Il faudrait peut-être songer à définir une forme d’immunité transitoire, pour tous les chefs d’Etat qui accepteraient de quitter le pouvoir à l’issue de leur mandat en cours. Ensuite, il ne serait plus question d’immunité pour personne. C’est ce processus qui a permis à l’Afrique du Sud de ne pas sombrer à la fin de l’apartheid.
N’y a-t-il pas la tentation de ménager certains dirigeants au nom de la lutte antiterroriste ?
C’est le calcul qu’on a fait en Tunisie avec Ben Ali. Quand il est tombé, on a mesuré l’étendue des dégâts. On se trompe en tenant ce raisonnement. Le terrorisme se nourrit de la mauvaise gouvernance. Celle-ci sape l’idée même de la lutte antiterroriste. Pour que cela marche, il faut être soi-même exemplaire.
La réponse militaire, dans le Sahel ou ailleurs, est-elle la seule adéquate face au terrorisme ?
C’est une réponse à court terme. Plus elle dure, plus elle sape la légitimité de la lutte contre le terrorisme. On l’a vu en Afghanistan et au Pakistan. L’endiguement passe aussi et surtout par la lutte contre la mauvaise gouvernance, contre les frustrations des populations.
La France ne s’expose-t-elle pas à l’accusation de néocolonialisme si elle s’exprime sur ce sujet ?
Bien au contraire, la France est attendue sur les questions des droits de l’homme et de l’Etat de droit. Il faut se garder de juger, mais on doit donner notre point de vue. Certes les dirigeants ne le verront pas d’un bon œil, mais il faut choisir son camp : est-on est du côté des peuples ou des dirigeants ?
Le Mali est-il reparti sur de bonnes bases ?
Les élections présidentielle et législatives de l’an dernier ont été beaucoup plus transparentes que par le passé, et Ibrahim Boubacar Keïta a été légitimement élu. En revanche, la pratique du pouvoir n’a pas changé à Bamako. Les Maliens vont-ils continuer à ce train-là, ce qui les mènerait immanquablement vers une nouvelle crise, ou la volonté de changer vraiment les choses existe-t-elle ? La question reste ouverte.
Face à la résurgence du terrorisme au Nord-Mali, on évoque à Paris la nécessité d’une intervention dans le sud de la Libye…
Une intervention n’est pas un objectif en soi, cela doit servir à atteindre un objectif politique. Quelle est notre ambition politique pour la Libye ? Au Mali, on a fait une opération militaire parfaitement réussie mais avec un schéma politique peu défini. Par ailleurs, quelle est la légitimité des Etats occidentaux à intervenir dans cette zone ? Ces opérations sont de moins en moins bien perçues. Les Etats africains devraient être les plus impliqués et d’abord coopérer entre eux avant de se tourner vers les Occidentaux.
En Afrique de l’Ouest, la corruption est largement liée aux trafics, notamment de drogue. Que faire ?
Il faudrait une véritable politique cohérente en matière de lutte contre les trafics. Pour commencer, il serait utile de comparer les moyens consacrés au trafic de drogue avec ceux consacrés à la lutte antiterroriste. Le ratio doit varier de 1 à 10 en faveur de la seconde. Or, en s’implantant durablement, le trafic de drogue génère de la corruption. Et sa puissance financière est telle qu’aucun système étatique en Afrique de l’Ouest ne peut lui résister. Regardez ce qu’est devenu le Mexique à cause de ce trafic. Pour l’heure, je ne distingue pas de volonté réelle. Le maréchal de Saxe disait que pour gagner la guerre, il fallait trois choses : de l’argent, de l’argent et encore de l’argent.
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Recueilli par Thomas Hofnung
© Libération
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