31/10/2010 à 11h:33 Par Séverine Kodjo-Grandvaux
Affiche de la première exposition coloniale de Marseille, en 1906. © D.R.
Paris, Chicago, Londres… aucune métropole n’y résiste ! Dès la seconde moitié du XIXe siècle, classes populaires, bourgeois, scientifiques, colons… se pressent pour découvrir des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants présentés comme des animaux derrière des barreaux, sur lesquels est parfois apposé le panneau suivant : « Ne pas donner à manger aux indigènes, ils sont nourris. » C’est la grande époque de ce que les historiens appellent les « zoos humains ». « Ces exhibitions ont attiré près d’un milliard de visiteurs entre 1800 et 1950, dans le monde entier, explique l’historien Pascal Blanchard, chercheur associé au CNRS (laboratoire communication et politique). Les États-Unis, presque tous les pays européens – la France, la Grande-Bretagne, la Suisse, la Belgique, la Russie, l’Italie… – mais aussi l’Australie ou l’Inde ont organisé ce que les Anglo-Saxons appellent les “ethnic shows” [“spectacles ethniques”, NDLR]. Tous les peuples sont concernés : le Japon présentait des “Coréens cannibales”… juste avant sa conquête coloniale. On a même reconstruit un “village noir” à Bobo-Dioulasso en 1934 ! »Le phénomène s’inscrit dans une longue tradition d’exhibition de ce qui pouvait paraître anormal, avec les spectacles des « monstres » (« freaks ») : femmes à barbe, lilliputiens, hommes-troncs… Dès le XVIe siècle, les voyageurs ramènent des nouveaux mondes des « spécimens exotiques » pour les exhiber dans les cours d’Europe. Avec le développement du darwinisme, au XIXe siècle, apparaît l’idée d’une hiérarchisation des espèces. On trie, on classe, on détermine ce qui relève de l’humain ou non. « Les freak shows et les ethnic shows ont permis aux sociétés occidentales de se construire une normalité, souligne Pascal Blanchard. C’était un moyen de dire : “Regardez, nous ne sommes pas comme eux !” Mais aussi de se construire comme nation, en Occident. »
De fait, l’essor de ces exhibitions correspond à la période de forte expansion coloniale, des années 1870 aux années 1930. On théâtralise ces monstrations qui, du Jardin d’acclimatation et du Champ-de-Mars, gagnent les planches des Folies-Bergère et autres cabarets. La mise en scène de la « sauvagerie » est de plus en plus élaborée : danses frénétiques, simulation de combats sanguinaires ou de rites cannibales, polygamie… « On montre un monde totalement réinventé et scénarisé. On donne à voir un sauvage, souvent cannibale, parfois sympathique, jamais pour ce qu’il sait faire mais uniquement pour ce qu’il symbolise, qu’il faut dominer et domestiquer. En un mot : coloniser. » Des troupes d’« indigènes » sillonnent l’Hexagone. Outre Paris, entre 1878 et 1931, une soixantaine de villes les accueillent. « C’est une première forme d’immigration, explique le chercheur. On fait venir des colonies des milliers d’hommes et de femmes pour travailler dans ces shows. L’administration coloniale leur délivre des autorisations de circulation ; ils sont la plupart du temps engagés par des imprésarios qui les rémunèrent – pas toujours en numéraire. En ce sens, les “indigènes” sont les acteurs de cette image négative et stigmatisante en train de se construire. Si ce phénomène a fonctionné aussi longtemps, c’est parce que c’est un véritable business. »
L’intérêt est triple. Il est d’abord commercial : « Des cirques, des imprésarios, des tourneurs comme les Thiam à Gorée, au Sénégal, précise Pascal Blanchard, ont prospéré en organisant ces spectacles. » En Allemagne, le plus grand entrepreneur européen de cirque, Carl Hagenbeck, est le premier à percevoir l’opportunité de mélanger le concept de zoo et celui de cirque, et fait tourner en 1874-1875 une famille de six Lapons accompagnée d’une trentaine de rennes. L’un de ses premiers clients n’est autre que Geoffroy Saint-Hilaire, le directeur du Jardin d’acclimatation de Paris. Lors du siège de 1870, la population parisienne affamée a dévoré tous ses animaux. Il est alors en quête d’attractions nouvelles pour relancer ses affaires. Et montre, en 1877, « Les Nubiens », une exposition ethnologique. Entre 1877 et 1912, le Jardin d’acclimatation organisera une quarantaine de ces exhibitions, avec toujours le même retentissement.
L’intérêt est aussi colonial : c’est une manière d’expliquer et de justifier la colonisation auprès des foules avec les Expositions universelles parisiennes de 1878, de 1889 dont l’attraction principale, outre la tour Eiffel, est le « Village nègre » et ses 400 figurants « indigènes », et celle de 1900 qui attire 50 millions de visiteurs. Viennent ensuite les expositions coloniales, entre autres, à Marseille, en 1906 et 1922, et à Paris, en 1906, puis en 1907 et 1931 (cette dernière fera 33 millions d’entrées). La propagande bat son plein. On célèbre la colonisation : des Touaregs sont exhibés à Paris les mois qui suivent la conquête française de Tombouctou en 1894 ; peu après la défaite de Béhanzin face à l’armée française au Dahomey, un spectacle avec les célèbres amazones du royaume d’Abomey connaît un vif succès…
Enfin, l’intérêt est scientifique : les savants, qui ne voyageaient pas ou peu, peuvent ainsi récolter des informations concernant les autres « races », considérées comme plus proches du singe que de l’homme blanc, jugé supérieur. Mesurer, comparer, analyser… le « sauvage » exhibé devient un « objet de science ».
« Pour insuffler un discours raciste de masse qui sert à justifier la colonisation, explique Pascal Blanchard, il n’y a pas besoin de grandes phrases : montrer des Noirs, des Asiatiques et des Arabes dans un Jardin d’acclimatation ou une exposition suffit à expliquer la hiérarchie raciale. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’immense majorité des Occidentaux aura ses premiers contacts avec les populations “exotiques” à travers les grilles et les enclos (réels ou imaginaires) qui la séparent de ces “sauvages”. C’est ainsi qu’on a fabriqué une culture de masse et qu’on passe d’un racisme scientifique à un racisme populaire. »
Un racisme latent qui s’est répandu dans les mentalités et que l’Occident se doit aujourd’hui de déconstruire. En 1994, la marque française de biscuits Saint-Michel proposait, dans la grande tradition coloniale, de visiter à Port-Saint-Père, en Loire-Atlantique, le « Village Bamboula » (du nom de ses sablés chocolatés) « habité » par une vingtaine d’Africains en tenue dite « traditionnelle ». Encore aujourd’hui, en Allemagne, en Autriche, en Belgique, on assiste tous les ans à de pareilles exhibitions. Deux siècles après l’arrivée de la « Vénus hottentote » en Occident, en 1810…
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