Le 09 et le 16 décembre 2010, la chaîne de télévision française « France 2 » avait diffusé la première puis la deuxième partie d’un reportage intitulé « Franceafrique : l’argent roi ». Il s’agissait de lever le voile sur le plus grand scandale de la France, à savoir le système maffieux dans lequel politiques, militaires et hommes d’affaires français s’unissaient pour maintenir les présidents africains au rang de simples gouverneurs noirs de la puissance toujours coloniale française et cela aux fins d’enrichissement tant personnel que des partis politiques français. Elève en sixième secondaire, mon fils Bilaka Dusey avait attiré mon attention sur l’heure de diffusion : 23 heures. Ainsi en est-il des médias du monde « libre ». Ils jouent à la transparence, mais prennent soin de diffuser les émissions sur les crimes des démocraties occidentales pendant que leurs peuples dorment.
Au cours de ces reportages, on a appris comment la France s’était arrangée pour que les présidents démocratiquement élus du Congo-Brazzaville et de la République centrafricaine, Pascal Lissouba et Ange Félix Patassé, perdent le pouvoir, le premier au profit du dictateur Sassou Ngweso et le second en faveur du rebelle François Bozizé. Des officiels français ont également déclaré que lors de dernières élections présidentielles au Togo et au Gabon, les fils des dictateurs Gnassingbé et Bongo n’étaient pas les vainqueurs des scrutins. Mais, candidats de la Franceafrique, ils ont été déclarés vainqueurs avec la bénédiction de la France officielle. Les reportages de « France 2 » étaient nécessaires pour le citoyen moyen, qu’il soit français, européen ou africain. Pour les élites françaises, européennes ou africaines, ils n’apportaient rien de neuf. Celles-ci savent que les hommes politiques occidentaux sont mal placés pour servir des tartines de morale aux dirigeants africains. Quand, dans le dossier de la nouvelle crise ivoirienne, les dirigeants occidentaux exhibent leurs muscles pour forcer le président Laurent Gbagbo « à respecter le choix des électeurs ivoiriens », on se serait attendu à ce que la CEDEAO leur demande de ravaler leurs discours éminemment hypocrites, car derrière leur haine de Gbagbo se cache une et une seule chose : les champs pétroliers du Golfe de Guinée qu’Américains et Français aimeraient se partager seuls. A cet égard, Gbagbo, qui tente de diversifier les partenaires commerciaux de son pays pour mieux assurer sa souveraineté, constitue un verrou à faire sauter à tout prix. Mais contre toute attente, la CEDEAO s’est laissée instrumentalisée et a décidé de violer le droit international pour chasser Gbagbo du pouvoir par la force. Les puissances occidentales qui se cachent derrière les « gouverneurs noirs » de la CEDEAO préparent déjà l’agression comme semble l’affirmer d’Abidjan l’un des avocats de Gbagbo, Jacques Vergès, dans un entretien avec Rue89, le site Web d’information et de débat participatif crée par d’anciens journalistes du quotidien français « Libération ». Face à l’armada occidentale, aucune armée africaine ne peut tenir le coup. Si la CEDEAO ne se ressaisît pas, les jours de Gbagbo sont à compter. Cela suffirait-il à mettre un terme à la crise ivoirienne ? Le cas ivoirien servirait-il d’exemple aux autres présidents sortant pour qu’ils acceptent leurs défaites électorales si défaite il y a eu dans le chef de Gbagbo ? Dans le processus électoral, ne pas accepter les résultats serait-il l’unique menace à la paix civile si chère aux yeux de la CEDEAO ?
De crise en crise
L’élection présidentielle ivoirienne devait mettre un terme à la crise ouverte par la rébellion des Forces Nouvelles. En imposant cette élection dans un pays coupé en deux, avec une partie contrôlée par la rébellion et une autre par le gouvernement légal, les puissances occidentales, qui se sont autoproclamées communauté internationale, ont semé les graines de la crise actuelle. Dans tout pays secoué par la guerre civile, la tenue des élections doit confirmer un consensus obtenu après les négociations. L’instrument par excellence de ce consensus porte un nom : DDR. Les forces rebelles doivent être désarmées, démobilisées et réintégrées soit dans l’armée régulière soit dans la vie civile. Rien de tout cela n’a eu lieu en Côte d’Ivoire. Etait-ce une erreur ? Non. Ceux qui ont financé cette élection, les puissances occidentales, tenaient à laisser une marge de manœuvre à leur candidat Alassane Ouattara, le véritable patron de la rébellion, si jamais le scrutin lui était défavorable. Notons que cette stratégie était déjà à l’œuvre au Congo en 2006 et le sera également lors de l’élection présidentielle de 2011. C’est ainsi qu’après avoir perdu les élections de 2006, les Tutsi du RCD et du CNDP, ethnie de « Joseph Kabila », se retrouvent aujourd’hui au pouvoir et occupent des postes névralgiques dans l’appareil de l’Etat. En cas de défaite en 2011, « Joseph Kabila » se servira des forces Tutsi du CNDP auxquelles il a donné le statut d’armée dans l’armée pour semer le désordre et se maintenir au pouvoir, rôle que la rébellion du CNDP allait jouer en 2006 si le deal avec Jean-Pierre Bemba (J’ai accepté l’inacceptable) avait échoué.
Au lieu de se laisser instrumentaliser par les puissances occidentales en acceptant de chasser Gbagbo du pouvoir par la force, ce qui est déjà contraire au droit international et au règlement interne de la CEDEAO, celle-ci aurait du veiller à ce que le DDR ait lieu avant la tenue de l’élection. Par ailleurs, il est bien connu que les solutions obtenues par la force n’instaurent jamais de paix durable surtout quand on sait que dans le cas ivoirien, Gbagbo a quasiment la moitié de la population du pays derrière lui. En outre, sa diabolisation par les chancelleries occidentales et leurs médias dominants soude davantage les Ivoiriens autour de lui. Ainsi, la solution à la nouvelle crise serait le point de départ d’une autre crise. Un piège sans fin !
Créer un précédent ?
Bien qu’à la base son rôle soit purement économique, la CEDEAO fut bien inspirée en s’intéressant au maintien de la paix, condition sine qua non de tout développement qu’il soit national ou régional. Mais jusqu’ici, elle ne s’est jamais ingérée dans la cuisine électorale d’un Etat membre. Il y a un début à tout, nous dira-t-on. Si jamais la CEDEAO faisait le sale boulot à la place de la France, des Etats-Unis et des autres puissances occidentales, qu’est-ce qui garantit que le cas ivoirien servirait d’exemple aux autres présidents sortant pour qu’ils acceptent leurs défaites électorales si défaite il y a eu dans le chef de Gbagbo ? Récemment en Guinée Conakry, Alpha Condé n’a pas gagné le deuxième tour de l’élection présidentielle. Comme l’a écrit l’écrivain guinéen Tierno Monénembro, Prix Renaudot 2008 pour « Le Roi de Kahel » (Le Monde, 04 janvier 2011), sa chance fut d’être « un ami des présidents africains et un vieil habitué des ministères parisiens ». Quant à son concurrent Cellou Dalein Diallo, son malheur fut d’être un Peul. Comme les Bamiléké au Cameroun, les Peuls sont un peuple très industrieux, ce qui fait d’eux des rivaux potentiels des entrepreneurs français. En Guinée comme au Cameroun, il y a toujours eu un « non dit » tribal dans la diplomatie française : tout sauf un Peul ou un Bamiléké au pouvoir respectivement à Conakry et à Yaoundé. Car la prise du pouvoir politique par un membre de ces deux ethnies équivaudrait à accroître la puissance économique des entrepreneurs de leurs ethnies respectives, ce qui présenterait un danger pour l’hégémonie des entrepreneurs français. Comme Jean-Pierre Bemba au Congo en 2006, Cellou Dalein Diallo a accepté l’inacceptable. Contrairement à Bemba, il s’est contenté des bénéfices du deal et a fermé sa gueule.
Comme on peut le constater, chasser Gbagbo du pouvoir par la force sur injonctions des puissances occidentales ne ferait pas avancer la cause de la paix au sein de la CEDEAO. Au Congo-Kinshasa, au Congo-Brazzaville, au Gabon, au Rwanda, au Togo, la liste n’est pas exhaustive, les « démocraties » occidentales ont, pour reprendre les mots de Tierno Monénembro, « encouragé les trucages électoraux et les putschs et fermé les yeux sur les pires atrocités au gré de leurs intérêts ». La CEDEAO ferait donc un sale boulot sans aucun bénéfice régional pour l’avenir.
Le processus électoral comme menace à la paix civile
La quasi-totalité des chefs d’Etat de la CEDEAO comme de l’Afrique noire dans son ensemble ont accédé au pouvoir à la suite d’un putsch sanglant ou d’une élection plus ou moins truquée. Dans ce contexte, quand on veut faire avancer la société, on ne commence pas par imposer la paix à un Etat membre « fautif », mais on la construit. Et construire la paix au niveau régional, ce serait avant tout s’entendre sur les modalités d’accès au pouvoir. Les Etats membres devraient s’engager à ce qu’on accède au pouvoir seulement à travers des élections justes, libres et transparentes. A ce sujet, on notera que dans les processus électoraux africains, ne pas accepter les résultats n’est pas l’unique menace à la paix civile que la CEDEAO, aujourd’hui contaminée par le soudain et hypocrite excès d’états d’âme des puissances occidentales, tente de préserver en recourant à la force. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte pour construire et consolider la paix.
1. La consolidation des indépendances
L’Afrique noire n’est pas le seul coin du monde à avoir été colonisé. Le Maghreb, le Moyen Orient, l’Asie et l’Amérique latine l’ont également été. Ailleurs, jamais les puissances occidentales ne se permettraient la moitié voire le quart de l’arrogance et des outrances verbales qu’elles affichent aujourd’hui à l’égard du président ivoirien. En dépit du dénouement malheureux auquel on assiste, les élections au pays de Gbagbo furent plus civilisées que dans le pays d’Hosni Moubarak, pour ne citer qu’un seul exemple. Mais au sujet de l’Egypte, les moralisateurs et donneurs de leçon occidentaux s’étaient tus dans toutes les langues. Pourquoi l’Afrique noire est-elle méprisée si facilement ? Pourquoi est-elle cette terre où les élites occidentales laissent libre cours à leurs plus bas instincts ? C’est parce qu’elle est trop dépendante de la « générosité occidentale ». La CEDEAO gagnerait en respect si elle interdisait tout recours au financement extérieur dans l’organisation des élections. Comme le note Jacques Vergès dans une interview accordée au quotidien Burkinabé « Le Pays », « Quand un homme riche vous donne de l’argent, ce n’est pas pour rien. Vous vous vendez. Quand vous acceptez l’argent de n’importe qui, vous faites n’importe quoi ». De même que toute charité bien ordonnée, le financement des élections africaines par les puissances occidentales servent avant tout les intérêts occidentaux et non africains. Ceci est aussi vrai pour les financements électoraux par les entreprises occidentales installées en Afrique. Ce n’est jamais pour les beaux yeux des décideurs africains. A cet égard, la CEDEAO ferait mieux de mettre en place un fonds destiné aux opérations électorales plutôt que de jouer au chien de garde des intérêts occidentaux. Cela permettrait de consolider les indépendances africaines.
2. La visibilité des oppositions
Au regard des difficultés rencontrées tout au long des processus de démocratisation, la CEDEAO devrait normalement veiller à ce que chaque Etat membre engage enfin un débat sur la démocratie. Mais la révérence pour le modèle démocratique occidental étant tenace, on pourrait se contenter de mettre en place des mécanismes républicains qui assureraient la visibilité des oppositions. Il n’est pas juste d’organiser des élections dans un pays où les opposants n’ont pas ou ont rarement accès aux médias publics, ce qui est le cas de la quasi-totalité des Etats africains. Cela fait le lit de la frustration qui est l’une des menaces à la paix civile. L’accès équitable aux médias publics devrait donc être une préoccupation majeure de la CEDEAO, qui devrait mettre en place un mécanisme régional de monitoring et des sanctions.
3. L’impersonnalité des lois électorales
En droit, la loi désigne une règle juridique suprême, générale et impersonnelle, c’est-à-dire la même pour tous. Or, en Afrique, les lois électorales sont rarement impersonnelles. Dans le Zaïre de Mobutu, par exemple, conscient du racisme atavique de l’homme blanc, le « Guide éclairé » savait que tôt ou tard, les puissances occidentales le remplaceraient par Kengo Wa Dondo, né d’un père juif polonais et d’une mère Tutsi rwandaise. Aussi la loi électorale du pays avait-elle stipulé que pour être candidat à l’élection présidentielle, il fallait être congolais et né de père et de mère congolais. Pour permettre à l’imposteur « Joseph Kabila » de rester au pouvoir, la loi électorale fut modifiée en 2006 non seulement concernant la condition ci-dessus, filiation douteuse de l’imposeur oblige, mais également au sujet de l’âge minimum du candidat, qui fut rabaissé à 30 ans. En prévision de l’élection présidentielle de 2011, c’est le mode de scrutin que l’imposteur voudrait modifier. De la majorité absolue, on passerait à la majorité simple pour éviter un deuxième tour qui lui serait fatal. Ailleurs en Zambie, par exemple, une nouvelle condition avait fait récemment son entrée dans la loi électorale tout simplement pour empêcher l’opposant le plus crédible de venir jouer au trouble fête : avoir un diplôme universitaire. Presque partout, le nombre des mandats est révisé pour permettre aux autocrates de s’éterniser au pouvoir. Faut-il apprendre aux dirigeants de la CEDEAO que les lois électorales africaines sont des menaces à la paix civile et qu’un groupement régional devrait veiller à ce qu’elles soient impersonnelles dans chaque Etat membre ?
4. L’équité des campagnes électorales
L’Afrique noire n’a jamais connu de campagne électorale juste. Partout, les présidents sortant mobilisent les moyens des Etats pour faire campagne pendant que les opposants se contentent de maigres ressources financières quand ils ne peuvent bénéficier en coulisse des aumônes des chancelleries et/ou entreprises occidentales. Est-ce une fatalité ? Non. Même dans le cadre de la démocratie des singes en vigueur dans presque tous les Etats africains, l’équité peut être assurée. Après la publication de la liste officielle des candidats souvent pléthorique, on pourrait organiser des primaires à travers des élections au second degré au niveau des sénats pour retenir au moins trois candidats, par exemple, auxquels les Etats donneraient les mêmes moyens logistiques et financiers, tout en veillant à ce que personne n’utile d’autres ressources pendant la campagne électorale.
5. L’indépendance des commissions électorales
Quand les Africains créent une commission électorale nationale, ils s’empressent de la baptiser indépendante. L’imbroglio ivoirien vient de démontrer que ces commissions n’ont d’indépendance que le nom. En effet, comment peuvent-elles être indépendantes dès lors qu’elles sont constituées de membres désignés par le pouvoir et l’opposition ? Où est l’indépendance quand, comme le note Jacques Vergès dans l’entretien ci-dessus, « les représentants de la France et des Etats-Unis en Côte d’Ivoire prennent par la main la responsable de la Commission Electorale Indépendante et le conduisent tout droit à l’hôtel du Golf, le quartier général d’Alassane Ouattara, pour donner ce dernier vainqueur » ? Faut-il apprendre aux grands noms qui nous gouvernent l’Afrique qu’un débat est indispensable sur l’indépendance des commissions électorales ? Faut-il suggérer aux ridicules chefs d’Etat de la CEDEAO que les Etats membres auraient intérêt à mettre sur pied des structures régionales chargées de l’organisation et de l’observation des élections avant de s’en prendre à l’un d’eux sans mandat légal ?
Conclusion
Depuis la fin des années 80, la seule avancée significative de l’Afrique noire en matière de gouvernance consiste en ce qu’après avoir imposé des dictateurs au continent le plus chosifié, les « démocraties » occidentales se réservent désormais le droit de lui choisir ses « démocrates ». Ce qui se joue en Côte d’Ivoire est totalement étranger au droit des Ivoiriens de se choisir librement leurs dirigeants. C’est encore et toujours le droit des « démocraties » occidentales de mettre le reste de l’humanité à leur service ou de plier les damnés de la terre quand ces derniers refusent le diktat occidental. Depuis des siècles, les dirigeants occidentaux devraient avoir la décence de se taire face aux violations des droits de l’homme et aux crimes contre l’humanité à travers le monde. Depuis les indépendances africaines, ils ne devraient pas se permettre de servir des tartines de morale aux dirigeants africains. Les « démocrates » occidentaux, surtout ceux des ex-puissances coloniales et des Etats-Unis d’Amérique, sont de loin plus criminels que les « dictateurs » africains. La seule différence est que les premiers massacrent d’autres populations tandis que les seconds massacrent leurs propres populations. En outre, les massacres commis par les premiers sont couverts par des rideaux de fumée tissés par les médias dominants qui s’empressent toujours d’étaler au grand jour les crimes des seconds quand ils sont commis sans la « bénédiction » occidentale.
Que des pays isolés soient impuissants face aux diktats occidentaux, cela peut se comprendre. Mais qu’un groupement régional tel que la CEDEAO se transforme facilement en caisse de résonance de ces diktats, il y a de quoi désespérer de l’Afrique noire. Si la CEDEAO veut faire avancer la cause de la paix dans la région ouest-africaine en matière des conflits liés à l’organisation des élections dans ses Etats membres qui demeurent des Etats souverains, elle ne doit pas se précipiter à recourir à l’usage de la force sur injonction des chancelleries occidentales. Elle doit prendre le temps de la réflexion que nécessite la construction d’une union au service des peuples. Elle doit d’abord dégager un consensus sur la part de souveraineté nationale que chaque Etat membre serait prêt à se dépouiller au profit de l’intérêt général de l’union. Elle doit ensuite engager une réflexion sur toutes les injustices qui se dressent tout au long des processus électoraux, dont certaines ont été soulignées ci-dessus, et trouver des solutions consensuelles appropriées, tout en mettant en place des mécanismes de monitoring et de sanctions impersonnels.
Au cours de ces reportages, on a appris comment la France s’était arrangée pour que les présidents démocratiquement élus du Congo-Brazzaville et de la République centrafricaine, Pascal Lissouba et Ange Félix Patassé, perdent le pouvoir, le premier au profit du dictateur Sassou Ngweso et le second en faveur du rebelle François Bozizé. Des officiels français ont également déclaré que lors de dernières élections présidentielles au Togo et au Gabon, les fils des dictateurs Gnassingbé et Bongo n’étaient pas les vainqueurs des scrutins. Mais, candidats de la Franceafrique, ils ont été déclarés vainqueurs avec la bénédiction de la France officielle. Les reportages de « France 2 » étaient nécessaires pour le citoyen moyen, qu’il soit français, européen ou africain. Pour les élites françaises, européennes ou africaines, ils n’apportaient rien de neuf. Celles-ci savent que les hommes politiques occidentaux sont mal placés pour servir des tartines de morale aux dirigeants africains. Quand, dans le dossier de la nouvelle crise ivoirienne, les dirigeants occidentaux exhibent leurs muscles pour forcer le président Laurent Gbagbo « à respecter le choix des électeurs ivoiriens », on se serait attendu à ce que la CEDEAO leur demande de ravaler leurs discours éminemment hypocrites, car derrière leur haine de Gbagbo se cache une et une seule chose : les champs pétroliers du Golfe de Guinée qu’Américains et Français aimeraient se partager seuls. A cet égard, Gbagbo, qui tente de diversifier les partenaires commerciaux de son pays pour mieux assurer sa souveraineté, constitue un verrou à faire sauter à tout prix. Mais contre toute attente, la CEDEAO s’est laissée instrumentalisée et a décidé de violer le droit international pour chasser Gbagbo du pouvoir par la force. Les puissances occidentales qui se cachent derrière les « gouverneurs noirs » de la CEDEAO préparent déjà l’agression comme semble l’affirmer d’Abidjan l’un des avocats de Gbagbo, Jacques Vergès, dans un entretien avec Rue89, le site Web d’information et de débat participatif crée par d’anciens journalistes du quotidien français « Libération ». Face à l’armada occidentale, aucune armée africaine ne peut tenir le coup. Si la CEDEAO ne se ressaisît pas, les jours de Gbagbo sont à compter. Cela suffirait-il à mettre un terme à la crise ivoirienne ? Le cas ivoirien servirait-il d’exemple aux autres présidents sortant pour qu’ils acceptent leurs défaites électorales si défaite il y a eu dans le chef de Gbagbo ? Dans le processus électoral, ne pas accepter les résultats serait-il l’unique menace à la paix civile si chère aux yeux de la CEDEAO ?
De crise en crise
L’élection présidentielle ivoirienne devait mettre un terme à la crise ouverte par la rébellion des Forces Nouvelles. En imposant cette élection dans un pays coupé en deux, avec une partie contrôlée par la rébellion et une autre par le gouvernement légal, les puissances occidentales, qui se sont autoproclamées communauté internationale, ont semé les graines de la crise actuelle. Dans tout pays secoué par la guerre civile, la tenue des élections doit confirmer un consensus obtenu après les négociations. L’instrument par excellence de ce consensus porte un nom : DDR. Les forces rebelles doivent être désarmées, démobilisées et réintégrées soit dans l’armée régulière soit dans la vie civile. Rien de tout cela n’a eu lieu en Côte d’Ivoire. Etait-ce une erreur ? Non. Ceux qui ont financé cette élection, les puissances occidentales, tenaient à laisser une marge de manœuvre à leur candidat Alassane Ouattara, le véritable patron de la rébellion, si jamais le scrutin lui était défavorable. Notons que cette stratégie était déjà à l’œuvre au Congo en 2006 et le sera également lors de l’élection présidentielle de 2011. C’est ainsi qu’après avoir perdu les élections de 2006, les Tutsi du RCD et du CNDP, ethnie de « Joseph Kabila », se retrouvent aujourd’hui au pouvoir et occupent des postes névralgiques dans l’appareil de l’Etat. En cas de défaite en 2011, « Joseph Kabila » se servira des forces Tutsi du CNDP auxquelles il a donné le statut d’armée dans l’armée pour semer le désordre et se maintenir au pouvoir, rôle que la rébellion du CNDP allait jouer en 2006 si le deal avec Jean-Pierre Bemba (J’ai accepté l’inacceptable) avait échoué.
Au lieu de se laisser instrumentaliser par les puissances occidentales en acceptant de chasser Gbagbo du pouvoir par la force, ce qui est déjà contraire au droit international et au règlement interne de la CEDEAO, celle-ci aurait du veiller à ce que le DDR ait lieu avant la tenue de l’élection. Par ailleurs, il est bien connu que les solutions obtenues par la force n’instaurent jamais de paix durable surtout quand on sait que dans le cas ivoirien, Gbagbo a quasiment la moitié de la population du pays derrière lui. En outre, sa diabolisation par les chancelleries occidentales et leurs médias dominants soude davantage les Ivoiriens autour de lui. Ainsi, la solution à la nouvelle crise serait le point de départ d’une autre crise. Un piège sans fin !
Créer un précédent ?
Bien qu’à la base son rôle soit purement économique, la CEDEAO fut bien inspirée en s’intéressant au maintien de la paix, condition sine qua non de tout développement qu’il soit national ou régional. Mais jusqu’ici, elle ne s’est jamais ingérée dans la cuisine électorale d’un Etat membre. Il y a un début à tout, nous dira-t-on. Si jamais la CEDEAO faisait le sale boulot à la place de la France, des Etats-Unis et des autres puissances occidentales, qu’est-ce qui garantit que le cas ivoirien servirait d’exemple aux autres présidents sortant pour qu’ils acceptent leurs défaites électorales si défaite il y a eu dans le chef de Gbagbo ? Récemment en Guinée Conakry, Alpha Condé n’a pas gagné le deuxième tour de l’élection présidentielle. Comme l’a écrit l’écrivain guinéen Tierno Monénembro, Prix Renaudot 2008 pour « Le Roi de Kahel » (Le Monde, 04 janvier 2011), sa chance fut d’être « un ami des présidents africains et un vieil habitué des ministères parisiens ». Quant à son concurrent Cellou Dalein Diallo, son malheur fut d’être un Peul. Comme les Bamiléké au Cameroun, les Peuls sont un peuple très industrieux, ce qui fait d’eux des rivaux potentiels des entrepreneurs français. En Guinée comme au Cameroun, il y a toujours eu un « non dit » tribal dans la diplomatie française : tout sauf un Peul ou un Bamiléké au pouvoir respectivement à Conakry et à Yaoundé. Car la prise du pouvoir politique par un membre de ces deux ethnies équivaudrait à accroître la puissance économique des entrepreneurs de leurs ethnies respectives, ce qui présenterait un danger pour l’hégémonie des entrepreneurs français. Comme Jean-Pierre Bemba au Congo en 2006, Cellou Dalein Diallo a accepté l’inacceptable. Contrairement à Bemba, il s’est contenté des bénéfices du deal et a fermé sa gueule.
Comme on peut le constater, chasser Gbagbo du pouvoir par la force sur injonctions des puissances occidentales ne ferait pas avancer la cause de la paix au sein de la CEDEAO. Au Congo-Kinshasa, au Congo-Brazzaville, au Gabon, au Rwanda, au Togo, la liste n’est pas exhaustive, les « démocraties » occidentales ont, pour reprendre les mots de Tierno Monénembro, « encouragé les trucages électoraux et les putschs et fermé les yeux sur les pires atrocités au gré de leurs intérêts ». La CEDEAO ferait donc un sale boulot sans aucun bénéfice régional pour l’avenir.
Le processus électoral comme menace à la paix civile
La quasi-totalité des chefs d’Etat de la CEDEAO comme de l’Afrique noire dans son ensemble ont accédé au pouvoir à la suite d’un putsch sanglant ou d’une élection plus ou moins truquée. Dans ce contexte, quand on veut faire avancer la société, on ne commence pas par imposer la paix à un Etat membre « fautif », mais on la construit. Et construire la paix au niveau régional, ce serait avant tout s’entendre sur les modalités d’accès au pouvoir. Les Etats membres devraient s’engager à ce qu’on accède au pouvoir seulement à travers des élections justes, libres et transparentes. A ce sujet, on notera que dans les processus électoraux africains, ne pas accepter les résultats n’est pas l’unique menace à la paix civile que la CEDEAO, aujourd’hui contaminée par le soudain et hypocrite excès d’états d’âme des puissances occidentales, tente de préserver en recourant à la force. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte pour construire et consolider la paix.
1. La consolidation des indépendances
L’Afrique noire n’est pas le seul coin du monde à avoir été colonisé. Le Maghreb, le Moyen Orient, l’Asie et l’Amérique latine l’ont également été. Ailleurs, jamais les puissances occidentales ne se permettraient la moitié voire le quart de l’arrogance et des outrances verbales qu’elles affichent aujourd’hui à l’égard du président ivoirien. En dépit du dénouement malheureux auquel on assiste, les élections au pays de Gbagbo furent plus civilisées que dans le pays d’Hosni Moubarak, pour ne citer qu’un seul exemple. Mais au sujet de l’Egypte, les moralisateurs et donneurs de leçon occidentaux s’étaient tus dans toutes les langues. Pourquoi l’Afrique noire est-elle méprisée si facilement ? Pourquoi est-elle cette terre où les élites occidentales laissent libre cours à leurs plus bas instincts ? C’est parce qu’elle est trop dépendante de la « générosité occidentale ». La CEDEAO gagnerait en respect si elle interdisait tout recours au financement extérieur dans l’organisation des élections. Comme le note Jacques Vergès dans une interview accordée au quotidien Burkinabé « Le Pays », « Quand un homme riche vous donne de l’argent, ce n’est pas pour rien. Vous vous vendez. Quand vous acceptez l’argent de n’importe qui, vous faites n’importe quoi ». De même que toute charité bien ordonnée, le financement des élections africaines par les puissances occidentales servent avant tout les intérêts occidentaux et non africains. Ceci est aussi vrai pour les financements électoraux par les entreprises occidentales installées en Afrique. Ce n’est jamais pour les beaux yeux des décideurs africains. A cet égard, la CEDEAO ferait mieux de mettre en place un fonds destiné aux opérations électorales plutôt que de jouer au chien de garde des intérêts occidentaux. Cela permettrait de consolider les indépendances africaines.
2. La visibilité des oppositions
Au regard des difficultés rencontrées tout au long des processus de démocratisation, la CEDEAO devrait normalement veiller à ce que chaque Etat membre engage enfin un débat sur la démocratie. Mais la révérence pour le modèle démocratique occidental étant tenace, on pourrait se contenter de mettre en place des mécanismes républicains qui assureraient la visibilité des oppositions. Il n’est pas juste d’organiser des élections dans un pays où les opposants n’ont pas ou ont rarement accès aux médias publics, ce qui est le cas de la quasi-totalité des Etats africains. Cela fait le lit de la frustration qui est l’une des menaces à la paix civile. L’accès équitable aux médias publics devrait donc être une préoccupation majeure de la CEDEAO, qui devrait mettre en place un mécanisme régional de monitoring et des sanctions.
3. L’impersonnalité des lois électorales
En droit, la loi désigne une règle juridique suprême, générale et impersonnelle, c’est-à-dire la même pour tous. Or, en Afrique, les lois électorales sont rarement impersonnelles. Dans le Zaïre de Mobutu, par exemple, conscient du racisme atavique de l’homme blanc, le « Guide éclairé » savait que tôt ou tard, les puissances occidentales le remplaceraient par Kengo Wa Dondo, né d’un père juif polonais et d’une mère Tutsi rwandaise. Aussi la loi électorale du pays avait-elle stipulé que pour être candidat à l’élection présidentielle, il fallait être congolais et né de père et de mère congolais. Pour permettre à l’imposteur « Joseph Kabila » de rester au pouvoir, la loi électorale fut modifiée en 2006 non seulement concernant la condition ci-dessus, filiation douteuse de l’imposeur oblige, mais également au sujet de l’âge minimum du candidat, qui fut rabaissé à 30 ans. En prévision de l’élection présidentielle de 2011, c’est le mode de scrutin que l’imposteur voudrait modifier. De la majorité absolue, on passerait à la majorité simple pour éviter un deuxième tour qui lui serait fatal. Ailleurs en Zambie, par exemple, une nouvelle condition avait fait récemment son entrée dans la loi électorale tout simplement pour empêcher l’opposant le plus crédible de venir jouer au trouble fête : avoir un diplôme universitaire. Presque partout, le nombre des mandats est révisé pour permettre aux autocrates de s’éterniser au pouvoir. Faut-il apprendre aux dirigeants de la CEDEAO que les lois électorales africaines sont des menaces à la paix civile et qu’un groupement régional devrait veiller à ce qu’elles soient impersonnelles dans chaque Etat membre ?
4. L’équité des campagnes électorales
L’Afrique noire n’a jamais connu de campagne électorale juste. Partout, les présidents sortant mobilisent les moyens des Etats pour faire campagne pendant que les opposants se contentent de maigres ressources financières quand ils ne peuvent bénéficier en coulisse des aumônes des chancelleries et/ou entreprises occidentales. Est-ce une fatalité ? Non. Même dans le cadre de la démocratie des singes en vigueur dans presque tous les Etats africains, l’équité peut être assurée. Après la publication de la liste officielle des candidats souvent pléthorique, on pourrait organiser des primaires à travers des élections au second degré au niveau des sénats pour retenir au moins trois candidats, par exemple, auxquels les Etats donneraient les mêmes moyens logistiques et financiers, tout en veillant à ce que personne n’utile d’autres ressources pendant la campagne électorale.
5. L’indépendance des commissions électorales
Quand les Africains créent une commission électorale nationale, ils s’empressent de la baptiser indépendante. L’imbroglio ivoirien vient de démontrer que ces commissions n’ont d’indépendance que le nom. En effet, comment peuvent-elles être indépendantes dès lors qu’elles sont constituées de membres désignés par le pouvoir et l’opposition ? Où est l’indépendance quand, comme le note Jacques Vergès dans l’entretien ci-dessus, « les représentants de la France et des Etats-Unis en Côte d’Ivoire prennent par la main la responsable de la Commission Electorale Indépendante et le conduisent tout droit à l’hôtel du Golf, le quartier général d’Alassane Ouattara, pour donner ce dernier vainqueur » ? Faut-il apprendre aux grands noms qui nous gouvernent l’Afrique qu’un débat est indispensable sur l’indépendance des commissions électorales ? Faut-il suggérer aux ridicules chefs d’Etat de la CEDEAO que les Etats membres auraient intérêt à mettre sur pied des structures régionales chargées de l’organisation et de l’observation des élections avant de s’en prendre à l’un d’eux sans mandat légal ?
Conclusion
Depuis la fin des années 80, la seule avancée significative de l’Afrique noire en matière de gouvernance consiste en ce qu’après avoir imposé des dictateurs au continent le plus chosifié, les « démocraties » occidentales se réservent désormais le droit de lui choisir ses « démocrates ». Ce qui se joue en Côte d’Ivoire est totalement étranger au droit des Ivoiriens de se choisir librement leurs dirigeants. C’est encore et toujours le droit des « démocraties » occidentales de mettre le reste de l’humanité à leur service ou de plier les damnés de la terre quand ces derniers refusent le diktat occidental. Depuis des siècles, les dirigeants occidentaux devraient avoir la décence de se taire face aux violations des droits de l’homme et aux crimes contre l’humanité à travers le monde. Depuis les indépendances africaines, ils ne devraient pas se permettre de servir des tartines de morale aux dirigeants africains. Les « démocrates » occidentaux, surtout ceux des ex-puissances coloniales et des Etats-Unis d’Amérique, sont de loin plus criminels que les « dictateurs » africains. La seule différence est que les premiers massacrent d’autres populations tandis que les seconds massacrent leurs propres populations. En outre, les massacres commis par les premiers sont couverts par des rideaux de fumée tissés par les médias dominants qui s’empressent toujours d’étaler au grand jour les crimes des seconds quand ils sont commis sans la « bénédiction » occidentale.
Que des pays isolés soient impuissants face aux diktats occidentaux, cela peut se comprendre. Mais qu’un groupement régional tel que la CEDEAO se transforme facilement en caisse de résonance de ces diktats, il y a de quoi désespérer de l’Afrique noire. Si la CEDEAO veut faire avancer la cause de la paix dans la région ouest-africaine en matière des conflits liés à l’organisation des élections dans ses Etats membres qui demeurent des Etats souverains, elle ne doit pas se précipiter à recourir à l’usage de la force sur injonction des chancelleries occidentales. Elle doit prendre le temps de la réflexion que nécessite la construction d’une union au service des peuples. Elle doit d’abord dégager un consensus sur la part de souveraineté nationale que chaque Etat membre serait prêt à se dépouiller au profit de l’intérêt général de l’union. Elle doit ensuite engager une réflexion sur toutes les injustices qui se dressent tout au long des processus électoraux, dont certaines ont été soulignées ci-dessus, et trouver des solutions consensuelles appropriées, tout en mettant en place des mécanismes de monitoring et de sanctions impersonnels.
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2011
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