Photos Gwenn Dubourthoumieu: tous droits réservés.
La danse langoureuse des palmiers indolents, le va-et-vient résolu des pirogues sur le fleuve, les bâtisses art déco aux rondeurs de paquebot, les vélos-taxis aux petites sellettes en crochet: j’ai d’abord vu en Kisangani une île de la jungle, un paradis suranné, une carte postale équatoriale au vernis doré et écaillé. Kisangani, Miami du Congo. Peuplé d’oiseaux jaunes, de gécos préhistoriques et d’ananas géants. C’était avant de rencontrer le FBI, les femmes-troncs et les ouvriers des «cinq chantiers en marche».
Après le reportage sur les enfants -«sorciers» (voir note précédente) dans les quartiers furieux de Kinshasa, les délices de Kisangani se sont offerts à moi avec une douceur inestimable. Je découvris qu’une forme d’hédonisme était possible au Congo. Je goutais aux bières fraîches du crépuscule sous les branches basses des «madamés», au flot de l’écriture guidé par le rythme apaisant du fleuve, aux rêveries sans voitures sur les chemins bordés de lucioles : j’étais envoûtée.
Ici, pas un Congolais pour me hurler «Niha!» (bonjour en chinois) ou «mundele» (blanc en lingala) comme une insulte. Ici, les femmes me donnent du «bonjour ma sœur», du «ma chérie». Les enfants me sourient, saluent et lancent leur «muzungu» (blanc en swahili) comme un simple prénom.
Accaparée par un travail qui n’avait pas de lien avec la ville, je prenais volontairement mes distances avec l’histoire, les murs criblés de balles et le choléra, les comptoirs de diamant et les compagnies forestières, grande menace des pygmées. Je regardais du côté de la statue de Patrice Lumumba dont c’est la ville, cette grande figure de l’indépendance, cristallisée en héros-martyr après avoir été assassiné par les puissances étrangères qui lui préférèrent son docile secrétaire d’Etat, Joseph Mobutu.
La danse langoureuse des palmiers indolents, le va-et-vient résolu des pirogues sur le fleuve, les bâtisses art déco aux rondeurs de paquebot, les vélos-taxis aux petites sellettes en crochet: j’ai d’abord vu en Kisangani une île de la jungle, un paradis suranné, une carte postale équatoriale au vernis doré et écaillé. Kisangani, Miami du Congo. Peuplé d’oiseaux jaunes, de gécos préhistoriques et d’ananas géants. C’était avant de rencontrer le FBI, les femmes-troncs et les ouvriers des «cinq chantiers en marche».
Après le reportage sur les enfants -«sorciers» (voir note précédente) dans les quartiers furieux de Kinshasa, les délices de Kisangani se sont offerts à moi avec une douceur inestimable. Je découvris qu’une forme d’hédonisme était possible au Congo. Je goutais aux bières fraîches du crépuscule sous les branches basses des «madamés», au flot de l’écriture guidé par le rythme apaisant du fleuve, aux rêveries sans voitures sur les chemins bordés de lucioles : j’étais envoûtée.
Ici, pas un Congolais pour me hurler «Niha!» (bonjour en chinois) ou «mundele» (blanc en lingala) comme une insulte. Ici, les femmes me donnent du «bonjour ma sœur», du «ma chérie». Les enfants me sourient, saluent et lancent leur «muzungu» (blanc en swahili) comme un simple prénom.
Accaparée par un travail qui n’avait pas de lien avec la ville, je prenais volontairement mes distances avec l’histoire, les murs criblés de balles et le choléra, les comptoirs de diamant et les compagnies forestières, grande menace des pygmées. Je regardais du côté de la statue de Patrice Lumumba dont c’est la ville, cette grande figure de l’indépendance, cristallisée en héros-martyr après avoir été assassiné par les puissances étrangères qui lui préférèrent son docile secrétaire d’Etat, Joseph Mobutu.
Je cherchais à humer l’air qui anime le chorégraphe Faustin Linyekula, auteur de More More More... Future, un autre enfant de la ville, bien vivant et qui tente de croire en l’avenir: «Je pense à l’énergie des mouvements punks des années 70 et 80… Comment des jeunes se sont emparés de la musique pour tout casser dans une société décrétée sans futur… Difficile pour nous de refuser un futur que nous n’avons jamais eu, difficile de casser encore plus notre tas de ruines, mais juste rêver les pieds dans la terre, construire sur ces ruines un peu plus de futur…»,écrit-il à propos de sa dernière création ( présentée au Festival d'automne à Paris). A l’heure où la Libye résiste et où tant d’observateurs s’étonnent de l’inertie politique de la jeunesse congolaise, je pensais à cette petite voix, à l’idée que Rwandais et Ougandais avaient quitté les lieux, à l’espoir que la ville et ses habitants ne parlent plus de prospérité comme d’un ami défunt.
Photos Gwenn Dubourthoumieu : tous droits réservés.
G. avait tout fait pour que j’oublie l’hystérie Kinoise, préparant cette résidence d’écriture comme un cocon apaisant, avec amour, loin des cafards, chenilles, papillons, chaleurs, pots d’échappements et autres agréments de Kinshasa, avec piscine et internet de surcroît. Bourgeoise blanche ou pas, j’étais ravie. Même si ce grand luxe n’était, là encore, qu’une image. La piscine est le grand cimetière marin des moustiques et des insectes géants, sur lesquels leur familles sont venues jeter une petite pelletée de terre après la noyade à en croire la couleur de l’eau. Ici comme ailleurs, rien ne marche. Mais, malgré tout, l’intention est là, elle nourrit l’illusion apaisante qu’un jour la mare de la salle de bain sera épongée, que l’électricité tiendra plus de deux heures, que la tv captera une chaîne, qu’il y aura moins d’huile dans l’assiette, que la moustiquaire aura la taille du lit, que tout cela fonctionnera, d’un moment à l’autre, demain sûrement. Peut-être étais-je seulement très amoureuse.
Avec le travail sur le terrain reprit le chaos de la vie ici. Et les emmerdes aussi sec. Les victimes de mines que nous souhaitions interroger hier vivent dans un camp militaire. Nous nous engageons à la suite de Nana -qui connaît les familles concernées– dans le lacis qui serpente entre les tentes et les maisonnettes du camp. Un homme en short nous interroge rapidement sur notre identité, le but de notre visite, notre ordre de mission etc. On nous renvoie vers une guérite pour une identification en bonne et due forme. Normal. Le niveau d’ébriété de l’homme qui nous accueille moins.
Ses yeux rougis par l’alcool tentent de voir clair. Il anonne chaque terme de l’autorisation de reportage délivrée par le ministère de la Communication et des Médias, tandis qu’un groupe d’hommes se forme pour lui prêter main forte. Un autre recopie les titres et intitulés des paragraphes, sans leur contenu, comme un écolier qui fait ses lignes d’écriture. Il finit par me demander mon nom. L’excitation monte dans la mêlée voisine, on lit, on relit, on cherche une faille.
«Ah! Ah!»: le treillis au regard de braise chancèle dans un mouvement de triomphe. Il marche sur nous. Il est stipulé que nous pouvons travailler partout «hormis dans les endroits stratégiques et les camps militaires, sauf autorisation». G. reste calme et ferme.
«Nous venons donc vous demander l’autorisation, nous cherchons le capitaine de brigade pour pouvoir interroger les victimes de mines qui vivent ici.»
«Vous êtes du FBI?»
«Non»
«Moi, je suis du FBI. Venez un peu par ici!»
Le groupe suit ses zigzags sur le chemin, tous derrière et lui devant. La tongue de Nana lâche. L’événement occupe la délégation un moment. On cherche comment réparer la chaussure.
«Hum… et sinon, le capitaine ?» Je les convaincs d’abandonner l’atelier cordonnerie.
Troisième homme: lecture, palabres. Et rien. Ce n’est pas le responsable «HIE-RAR-CHIQUE, vous comprenez?» Quatrième homme: lectures palabres. «Ce n’est pas…» Ok, ok te fatigue pas. Le poivrot du FBI a usé toutes ses forces, il n’arrive plus à articuler. Personne n’a la moindre idée du nom du responsable, ni de son numéro de téléphone, nous décidons de revenir demain. Mais le FBI tient cartes de presse et autorisations serrées contre lui, il refuse de les lâcher. Palabres. Je m’assieds plus loin, ça va durer. Regard de braise approche. Et me demande mon numéro de téléphone «pour m’appeler quand il aura du temps.»
Nous retournons à la guérite à l’entrée du camp. Un petit homme en civil, chemise hawaïenne et bob en tissu de camouflage, débarque. Il n’est pas ivre et a l’air important. Lecture, palabres.
«C’est que vous êtes sur un camp militaire. Même aux Etats-Unis on ne rentre pas comme ça. »
« Nous reviendrons demain, demander l’autorisation.»
«Ce n’est pas à vous de décider.»
On finit par saisir la rumeur: nous sommes «entrés par effraction dans le camp». Il ne s’agit plus, depuis longtemps, d’une éventuelle autorisation, mais de savoir si on peut nous«libérer». Une quinzaine d’hommes suit l’affaire. Coups de téléphone dans la pénombre. Nana sombre dans une humeur tragique, peu rassurante. Je remarque que sa «babouche» est réparée.
Sous le bob de camouflage du chef s’affrontent les différents muscles de son visage, chauffés à blanc par le feu de la haine.
Nous abandonnons et fuyons vers la voiture, nos papiers toujours entre les mains de regard de braise. La portière claque sur une clameur embrouillée.
Nous revenons plus tard avec un colonel qui soutient les efforts des équipes de déminage locales et connaît le propos de notre travail. Il a la voix de Barry White et la carrure de Mike Tyson. Nous retrouverons tous nos «documents».
Pas un monde raisonnable. Nous suivons maintenant l’histoire de 1500 villageois sommés par la mairie d’aller reconstruire leur village sur un champ de mines. Leur village, trop disgracieux pour demeurer près de l’aéroport, vient d’être rasé ce matin par les employés municipaux, dont l’uniforme portait l’inscription «cinq chantiers en marche». Deux explosions ont eu lieu ce week-end pendant que les villageois brûlaient la forêt pour s’y installer. «Le maire pouvait tout aussi bien nous dire: allez mourir!», résume un villageois. «Il n’y a pas encore eu de morts», lui rétorque celui-ci.
Photos Gwenn Dubourthoumieu : tous droits réservés.
G. avait tout fait pour que j’oublie l’hystérie Kinoise, préparant cette résidence d’écriture comme un cocon apaisant, avec amour, loin des cafards, chenilles, papillons, chaleurs, pots d’échappements et autres agréments de Kinshasa, avec piscine et internet de surcroît. Bourgeoise blanche ou pas, j’étais ravie. Même si ce grand luxe n’était, là encore, qu’une image. La piscine est le grand cimetière marin des moustiques et des insectes géants, sur lesquels leur familles sont venues jeter une petite pelletée de terre après la noyade à en croire la couleur de l’eau. Ici comme ailleurs, rien ne marche. Mais, malgré tout, l’intention est là, elle nourrit l’illusion apaisante qu’un jour la mare de la salle de bain sera épongée, que l’électricité tiendra plus de deux heures, que la tv captera une chaîne, qu’il y aura moins d’huile dans l’assiette, que la moustiquaire aura la taille du lit, que tout cela fonctionnera, d’un moment à l’autre, demain sûrement. Peut-être étais-je seulement très amoureuse.
Avec le travail sur le terrain reprit le chaos de la vie ici. Et les emmerdes aussi sec. Les victimes de mines que nous souhaitions interroger hier vivent dans un camp militaire. Nous nous engageons à la suite de Nana -qui connaît les familles concernées– dans le lacis qui serpente entre les tentes et les maisonnettes du camp. Un homme en short nous interroge rapidement sur notre identité, le but de notre visite, notre ordre de mission etc. On nous renvoie vers une guérite pour une identification en bonne et due forme. Normal. Le niveau d’ébriété de l’homme qui nous accueille moins.
Ses yeux rougis par l’alcool tentent de voir clair. Il anonne chaque terme de l’autorisation de reportage délivrée par le ministère de la Communication et des Médias, tandis qu’un groupe d’hommes se forme pour lui prêter main forte. Un autre recopie les titres et intitulés des paragraphes, sans leur contenu, comme un écolier qui fait ses lignes d’écriture. Il finit par me demander mon nom. L’excitation monte dans la mêlée voisine, on lit, on relit, on cherche une faille.
«Ah! Ah!»: le treillis au regard de braise chancèle dans un mouvement de triomphe. Il marche sur nous. Il est stipulé que nous pouvons travailler partout «hormis dans les endroits stratégiques et les camps militaires, sauf autorisation». G. reste calme et ferme.
«Nous venons donc vous demander l’autorisation, nous cherchons le capitaine de brigade pour pouvoir interroger les victimes de mines qui vivent ici.»
«Vous êtes du FBI?»
«Non»
«Moi, je suis du FBI. Venez un peu par ici!»
Le groupe suit ses zigzags sur le chemin, tous derrière et lui devant. La tongue de Nana lâche. L’événement occupe la délégation un moment. On cherche comment réparer la chaussure.
«Hum… et sinon, le capitaine ?» Je les convaincs d’abandonner l’atelier cordonnerie.
Troisième homme: lecture, palabres. Et rien. Ce n’est pas le responsable «HIE-RAR-CHIQUE, vous comprenez?» Quatrième homme: lectures palabres. «Ce n’est pas…» Ok, ok te fatigue pas. Le poivrot du FBI a usé toutes ses forces, il n’arrive plus à articuler. Personne n’a la moindre idée du nom du responsable, ni de son numéro de téléphone, nous décidons de revenir demain. Mais le FBI tient cartes de presse et autorisations serrées contre lui, il refuse de les lâcher. Palabres. Je m’assieds plus loin, ça va durer. Regard de braise approche. Et me demande mon numéro de téléphone «pour m’appeler quand il aura du temps.»
Nous retournons à la guérite à l’entrée du camp. Un petit homme en civil, chemise hawaïenne et bob en tissu de camouflage, débarque. Il n’est pas ivre et a l’air important. Lecture, palabres.
«C’est que vous êtes sur un camp militaire. Même aux Etats-Unis on ne rentre pas comme ça. »
« Nous reviendrons demain, demander l’autorisation.»
«Ce n’est pas à vous de décider.»
On finit par saisir la rumeur: nous sommes «entrés par effraction dans le camp». Il ne s’agit plus, depuis longtemps, d’une éventuelle autorisation, mais de savoir si on peut nous«libérer». Une quinzaine d’hommes suit l’affaire. Coups de téléphone dans la pénombre. Nana sombre dans une humeur tragique, peu rassurante. Je remarque que sa «babouche» est réparée.
Sous le bob de camouflage du chef s’affrontent les différents muscles de son visage, chauffés à blanc par le feu de la haine.
Nous abandonnons et fuyons vers la voiture, nos papiers toujours entre les mains de regard de braise. La portière claque sur une clameur embrouillée.
Nous revenons plus tard avec un colonel qui soutient les efforts des équipes de déminage locales et connaît le propos de notre travail. Il a la voix de Barry White et la carrure de Mike Tyson. Nous retrouverons tous nos «documents».
Pas un monde raisonnable. Nous suivons maintenant l’histoire de 1500 villageois sommés par la mairie d’aller reconstruire leur village sur un champ de mines. Leur village, trop disgracieux pour demeurer près de l’aéroport, vient d’être rasé ce matin par les employés municipaux, dont l’uniforme portait l’inscription «cinq chantiers en marche». Deux explosions ont eu lieu ce week-end pendant que les villageois brûlaient la forêt pour s’y installer. «Le maire pouvait tout aussi bien nous dire: allez mourir!», résume un villageois. «Il n’y a pas encore eu de morts», lui rétorque celui-ci.
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