26/07/2011 par François Soudan
Les sauveteurs au milieu des débris de l'avion qui s'est écrasé. © AFP
Avions-cercueils, pistes trouées, personnel non qualifié… Le pays est habitué aux catastrophes aériennes. Mais dans l’accident du Boeing 727, le 8 juillet à Kisangani, c’est l’État congolais, à travers sa Régie des voies aériennes, qui est sur le banc des accusés. Enquête exclusive.
Quatre-vingt-trois victimes ? Plus encore ? Une semaine après le crash d’un Boeing 727 de la compagnie Hewa Bora sur l’aéroport de Kisangani, le 8 juillet, une demi-douzaine de blessés graves luttaient toujours contre la mort dans des hôpitaux de Kinshasa. Même dans un pays habitué aux catastrophes aériennes comme d’autres le sont aux tremblements de terre, le choc est rude. Bien que figurant, comme toutes ses consœurs congolaises, sur la liste noire des compagnies interdites de vol au-dessus des espaces européen et nord-américain, Hewa Bora Airways jouissait en RD Congo d’une réputation plutôt flatteuse : elle était la seule que les Bérets bleus de l’ONU étaient autorisés à emprunter, la seule à assurer une liaison plurihebdomadaire avec l’Afrique du Sud, la seule aussi à se battre pour obtenir la fameuse certification Iata/Oaci qui lui aurait permis de relier Bruxelles, Paris ou Londres.
Pourtant, le PDG de Hewa Bora, Stavros Papaioannou, ancien pilote de ligne congolais d’origine grecque qui a fondé la compagnie il y a une dizaine d’années, avant d’en faire la plus importante (treize avions, dont neuf Boeing) et la moins infréquentable dans un pays qui détient le record mondial des accidents aériens, a de quoi, dans une certaine mesure, atténuer son désarroi. Cette fois en effet, ce n’est ni l’appareil ni l’équipage qui sont semble-t-il en cause, mais bien la gestion au sol de l’aéroport. En d’autres termes, l’État congolais à travers sa société spécialisée, la Régie des voies aériennes (RVA), corps sclérosé et acéphale, fort de 5 200 fonctionnaires, dont le territoire de compétence (ou d’incompétence) couvre un espace grand comme quatre fois la France.
A la tour de contrôle, en plein orage, un simple stagiaire et un titulaire dont la licence a expiré.
Il est 14 h 50 ce vendredi 8 juillet quand le Boeing 727-200 immatriculé 9Q-COP, en provenance de Kinshasa avec 112 passagers à bord, entre en contact avec la tour de contrôle de l’aéroport de Kisangani-Bangoka. « Visité » récemment et en bon état de navigabilité, ce 727 a une histoire. En service chez Lufthansa en Allemagne, il a été vendu en 2003 pour servir d’avion VIP au défunt président togolais Eyadema, puis à son fils Faure et enfin à un politicien nigérian. Reconfiguré en version commerciale classique, il est acquis par Hewa Bora en 2007. Le commandant de bord, Paul Mestry, un métis belgo-congolais, flanqué d’un copilote et d’un mécanicien navigant, est tout sauf un débutant : 7 500 heures de vol, dont 5 300 sur Boeing 727 et des stages réguliers sur simulateurs de vol à Johannesburg. Il connaît comme sa poche la plupart des cinquante-quatre aéroports du pays et il sait ce dont chacun se doute mais que nul n’ose dire : aucun, pas même les quatre « internationaux » (Kinshasa, Kisangani, Goma, Lubumbashi), ne respecte les normes de sécurité. Pas de balises d’approche, pas de radars primaires et secondaires, pas de radars météo, rien ne fonctionne. À Kinshasa-N’Djili, Air France et Brussels Airlines ont dû installer à leurs frais un signal visuel au sol pour les approches de nuit. Ailleurs, « on fonctionne avec des cartes satellitaires qui ne fournissent aucune prévision et au GPS, soupire un pilote, et on fait confiance aux contrôleurs aériens ». Or, la plupart des contrôleurs congolais ont été formés sur le tas et ceux qui l’ont été à l’étranger n’ont suivi aucun stage de remise à niveau depuis des lustres.
Affolés. Lorsque le commandant Mestry décolle de Kinshasa en direction de Kisangani, il ne dispose donc d’aucune prévision météo : la station de l’aéroport de N’Djili est en panne. Les deux contrôleurs de la tour de Kisangani, eux, savent qu’un orage d’une grande violence est en train de se former dans leur région. La carte météo satellitaire qu’ils ont sous les yeux indique une large tache rouge au-dessus de la ville. « Dans ces cas-là, explique un spécialiste, on interdit tout atterrissage et décollage le temps que la perturbation s’éloigne. On prévient les avions en vol et on leur dit de tourner en rond en attendant. C’est le b.a.-ba du contrôleur. » Le problème est que les deux hommes de la tour de Kisangani sont l’un, un simple stagiaire, l’autre un titulaire dont la licence a expiré. Leur mise en place ce jour-là a été avalisée par le directeur local de la RVA. Non seulement ils n’osent décréter la fermeture de l’aéroport mais, visiblement affolés par l’orage qui vient d’éclater, ils vont, selon les premiers éléments de l’enquête, donner au commandant Mestry une série d’indications erronées. Lorsque ce dernier, un peu inquiet, interroge l’un d’entre eux par radio sur la voie à suivre alors qu’il est à douze milles nautiques (environ vingt kilomètres) de l’aéroport, le contrôleur lui répond que la voie est libre et qu’il peut terminer sa descente. Il répète le même message quand l’avion est à quatre milles nautiques. Puis, il l’engage sur un axe d’approche de la piste aberrant qui envoie le 727 droit au cœur de la cellule orageuse, alors qu’un autre, moins risqué, était disponible. Il est 15 heures. Déséquilibré par la bourrasque, l’appareil rate son atterrissage et s’écrase 500 m plus loin, en pleine forêt.
"La République démocratique du Congo, avec le taux d'accidents le plus élevé au monde, a pris en otage la réputation du continent." Giovanni Bisignani, Directeur général honoraire de l'Association internationale du transport aérien.
Loterie permanente. La suite relève en quelque sorte de l’ordinaire congolais : un véhicule anti-incendie incapable d’éteindre le brasier, des secours démunis qui arrivent sur les lieux longtemps après le drame. Soixante-quinze morts – dont le commandant et ses deux adjoints, deux hôtesses, un évêque, des arbitres de football, des enfants en bas âge – et 37 blessés graves, dont 8 décéderont plus tard. Parmi les victimes figurent 14 corps non identifiés : ils voyageaient sous une identité frauduleuse, pratique courante en RD Congo.
« Ce qui s’est produit à Kisangani peut se répéter partout ailleurs. Entre les avions-cercueils que l’on appelle ici les Air Makambo (“Air magouilles”), l’incurie des personnels au sol, la vétusté des installations, les pistes trouées, ou coupées par une coulée de lave comme celle de Goma, c’est la loterie permanente. Et dire que lors de son inauguration, en 1987, l’aérogare de Kisangani faisait notre fierté : on y a vu le premier escalator du pays ! » commente un homme d’affaires congolais. Outre les compagnies-poubelles, la RVA, entreprise publique relevant du ministère du Portefeuille, est plus que jamais sur la sellette. Elle gère et encaisse les droits de survol et les taxes d’atterrissage, ainsi que la nouvelle taxe de redevance aéroportuaire dite go pass, établie il y a deux ans et imposée à chaque passager (de 10 à 50 dollars par tête). La RVA devrait également bénéficier bientôt d’un prêt non remboursable de la Banque africaine de développement (BAD). Objectif : améliorer d’urgence la sécurité aérienne, mais aussi refonder de A à Z la loi sur l’aéronautique civile, établie cinq ans avant l’indépendance et toujours en vigueur. Le problème est qu’en dehors de la construction du nouveau pavillon présidentiel de l’aéroport de N’Djili (dont les capacités de lutte anti-incendie sont, soit dit en passant, très en dessous des normes acceptables), on ne voit guère ce que la RVA fait de ses revenus. État dans l’État, gérée dans la plus grande opacité, la régie n’a jamais été auditée – tout comme, d’ailleurs, la totalité des compagnies aériennes opérant en RD Congo.
La sécurité aérienne en RD Congo depuis 2000
83 crashs
468 victimes
Toutes les compagnies du pays (34) figurent sur la liste noire publiée par l’Union européenne en avril 2011
Plusieurs enquêtes ont été ouvertes sur le crash du 727 9Q-COP, dont les deux boîtes noires ont été récupérées. Aboutiront-elles ? Le président Joseph Kabila, qui a fait preuve de célérité dans cette affaire en se rendant dès le lendemain sur les lieux du drame et en offrant les avions de sa flotte pour l’évacuation des blessés vers les hôpitaux de Kinshasa, y est dit-on déterminé. Mais le doute est permis. Si la compagnie Hewa Bora a été interdite de vol le 13 juillet sur décision du ministère des Transports, un embrouillamini très congolais est vite apparu. Après avoir, dans un premier temps, reconnu leur erreur, les contrôleurs de Kisangani, qui dépendent de la RVA, affirment désormais qu’ils n’ont eu aucun contact avec l’appareil et qu’ils ont été très surpris de le voir tenter d’atterrir. Il y aurait certes un moyen rapide de trancher en écoutant les enregistrements de la tour de Kisangani ce 8 juillet. Hélas et comme par hasard, ces enregistrements ont tout simplement disparu. RD Congo, terre de magie…
Avions-cercueils, pistes trouées, personnel non qualifié… Le pays est habitué aux catastrophes aériennes. Mais dans l’accident du Boeing 727, le 8 juillet à Kisangani, c’est l’État congolais, à travers sa Régie des voies aériennes, qui est sur le banc des accusés. Enquête exclusive.
Quatre-vingt-trois victimes ? Plus encore ? Une semaine après le crash d’un Boeing 727 de la compagnie Hewa Bora sur l’aéroport de Kisangani, le 8 juillet, une demi-douzaine de blessés graves luttaient toujours contre la mort dans des hôpitaux de Kinshasa. Même dans un pays habitué aux catastrophes aériennes comme d’autres le sont aux tremblements de terre, le choc est rude. Bien que figurant, comme toutes ses consœurs congolaises, sur la liste noire des compagnies interdites de vol au-dessus des espaces européen et nord-américain, Hewa Bora Airways jouissait en RD Congo d’une réputation plutôt flatteuse : elle était la seule que les Bérets bleus de l’ONU étaient autorisés à emprunter, la seule à assurer une liaison plurihebdomadaire avec l’Afrique du Sud, la seule aussi à se battre pour obtenir la fameuse certification Iata/Oaci qui lui aurait permis de relier Bruxelles, Paris ou Londres.
Pourtant, le PDG de Hewa Bora, Stavros Papaioannou, ancien pilote de ligne congolais d’origine grecque qui a fondé la compagnie il y a une dizaine d’années, avant d’en faire la plus importante (treize avions, dont neuf Boeing) et la moins infréquentable dans un pays qui détient le record mondial des accidents aériens, a de quoi, dans une certaine mesure, atténuer son désarroi. Cette fois en effet, ce n’est ni l’appareil ni l’équipage qui sont semble-t-il en cause, mais bien la gestion au sol de l’aéroport. En d’autres termes, l’État congolais à travers sa société spécialisée, la Régie des voies aériennes (RVA), corps sclérosé et acéphale, fort de 5 200 fonctionnaires, dont le territoire de compétence (ou d’incompétence) couvre un espace grand comme quatre fois la France.
A la tour de contrôle, en plein orage, un simple stagiaire et un titulaire dont la licence a expiré.
Il est 14 h 50 ce vendredi 8 juillet quand le Boeing 727-200 immatriculé 9Q-COP, en provenance de Kinshasa avec 112 passagers à bord, entre en contact avec la tour de contrôle de l’aéroport de Kisangani-Bangoka. « Visité » récemment et en bon état de navigabilité, ce 727 a une histoire. En service chez Lufthansa en Allemagne, il a été vendu en 2003 pour servir d’avion VIP au défunt président togolais Eyadema, puis à son fils Faure et enfin à un politicien nigérian. Reconfiguré en version commerciale classique, il est acquis par Hewa Bora en 2007. Le commandant de bord, Paul Mestry, un métis belgo-congolais, flanqué d’un copilote et d’un mécanicien navigant, est tout sauf un débutant : 7 500 heures de vol, dont 5 300 sur Boeing 727 et des stages réguliers sur simulateurs de vol à Johannesburg. Il connaît comme sa poche la plupart des cinquante-quatre aéroports du pays et il sait ce dont chacun se doute mais que nul n’ose dire : aucun, pas même les quatre « internationaux » (Kinshasa, Kisangani, Goma, Lubumbashi), ne respecte les normes de sécurité. Pas de balises d’approche, pas de radars primaires et secondaires, pas de radars météo, rien ne fonctionne. À Kinshasa-N’Djili, Air France et Brussels Airlines ont dû installer à leurs frais un signal visuel au sol pour les approches de nuit. Ailleurs, « on fonctionne avec des cartes satellitaires qui ne fournissent aucune prévision et au GPS, soupire un pilote, et on fait confiance aux contrôleurs aériens ». Or, la plupart des contrôleurs congolais ont été formés sur le tas et ceux qui l’ont été à l’étranger n’ont suivi aucun stage de remise à niveau depuis des lustres.
Affolés. Lorsque le commandant Mestry décolle de Kinshasa en direction de Kisangani, il ne dispose donc d’aucune prévision météo : la station de l’aéroport de N’Djili est en panne. Les deux contrôleurs de la tour de Kisangani, eux, savent qu’un orage d’une grande violence est en train de se former dans leur région. La carte météo satellitaire qu’ils ont sous les yeux indique une large tache rouge au-dessus de la ville. « Dans ces cas-là, explique un spécialiste, on interdit tout atterrissage et décollage le temps que la perturbation s’éloigne. On prévient les avions en vol et on leur dit de tourner en rond en attendant. C’est le b.a.-ba du contrôleur. » Le problème est que les deux hommes de la tour de Kisangani sont l’un, un simple stagiaire, l’autre un titulaire dont la licence a expiré. Leur mise en place ce jour-là a été avalisée par le directeur local de la RVA. Non seulement ils n’osent décréter la fermeture de l’aéroport mais, visiblement affolés par l’orage qui vient d’éclater, ils vont, selon les premiers éléments de l’enquête, donner au commandant Mestry une série d’indications erronées. Lorsque ce dernier, un peu inquiet, interroge l’un d’entre eux par radio sur la voie à suivre alors qu’il est à douze milles nautiques (environ vingt kilomètres) de l’aéroport, le contrôleur lui répond que la voie est libre et qu’il peut terminer sa descente. Il répète le même message quand l’avion est à quatre milles nautiques. Puis, il l’engage sur un axe d’approche de la piste aberrant qui envoie le 727 droit au cœur de la cellule orageuse, alors qu’un autre, moins risqué, était disponible. Il est 15 heures. Déséquilibré par la bourrasque, l’appareil rate son atterrissage et s’écrase 500 m plus loin, en pleine forêt.
"La République démocratique du Congo, avec le taux d'accidents le plus élevé au monde, a pris en otage la réputation du continent." Giovanni Bisignani, Directeur général honoraire de l'Association internationale du transport aérien.
Loterie permanente. La suite relève en quelque sorte de l’ordinaire congolais : un véhicule anti-incendie incapable d’éteindre le brasier, des secours démunis qui arrivent sur les lieux longtemps après le drame. Soixante-quinze morts – dont le commandant et ses deux adjoints, deux hôtesses, un évêque, des arbitres de football, des enfants en bas âge – et 37 blessés graves, dont 8 décéderont plus tard. Parmi les victimes figurent 14 corps non identifiés : ils voyageaient sous une identité frauduleuse, pratique courante en RD Congo.
« Ce qui s’est produit à Kisangani peut se répéter partout ailleurs. Entre les avions-cercueils que l’on appelle ici les Air Makambo (“Air magouilles”), l’incurie des personnels au sol, la vétusté des installations, les pistes trouées, ou coupées par une coulée de lave comme celle de Goma, c’est la loterie permanente. Et dire que lors de son inauguration, en 1987, l’aérogare de Kisangani faisait notre fierté : on y a vu le premier escalator du pays ! » commente un homme d’affaires congolais. Outre les compagnies-poubelles, la RVA, entreprise publique relevant du ministère du Portefeuille, est plus que jamais sur la sellette. Elle gère et encaisse les droits de survol et les taxes d’atterrissage, ainsi que la nouvelle taxe de redevance aéroportuaire dite go pass, établie il y a deux ans et imposée à chaque passager (de 10 à 50 dollars par tête). La RVA devrait également bénéficier bientôt d’un prêt non remboursable de la Banque africaine de développement (BAD). Objectif : améliorer d’urgence la sécurité aérienne, mais aussi refonder de A à Z la loi sur l’aéronautique civile, établie cinq ans avant l’indépendance et toujours en vigueur. Le problème est qu’en dehors de la construction du nouveau pavillon présidentiel de l’aéroport de N’Djili (dont les capacités de lutte anti-incendie sont, soit dit en passant, très en dessous des normes acceptables), on ne voit guère ce que la RVA fait de ses revenus. État dans l’État, gérée dans la plus grande opacité, la régie n’a jamais été auditée – tout comme, d’ailleurs, la totalité des compagnies aériennes opérant en RD Congo.
La sécurité aérienne en RD Congo depuis 2000
83 crashs
468 victimes
Toutes les compagnies du pays (34) figurent sur la liste noire publiée par l’Union européenne en avril 2011
Plusieurs enquêtes ont été ouvertes sur le crash du 727 9Q-COP, dont les deux boîtes noires ont été récupérées. Aboutiront-elles ? Le président Joseph Kabila, qui a fait preuve de célérité dans cette affaire en se rendant dès le lendemain sur les lieux du drame et en offrant les avions de sa flotte pour l’évacuation des blessés vers les hôpitaux de Kinshasa, y est dit-on déterminé. Mais le doute est permis. Si la compagnie Hewa Bora a été interdite de vol le 13 juillet sur décision du ministère des Transports, un embrouillamini très congolais est vite apparu. Après avoir, dans un premier temps, reconnu leur erreur, les contrôleurs de Kisangani, qui dépendent de la RVA, affirment désormais qu’ils n’ont eu aucun contact avec l’appareil et qu’ils ont été très surpris de le voir tenter d’atterrir. Il y aurait certes un moyen rapide de trancher en écoutant les enregistrements de la tour de Kisangani ce 8 juillet. Hélas et comme par hasard, ces enregistrements ont tout simplement disparu. RD Congo, terre de magie…
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