Pendant des années, Paul Kagamé a agi, souvent en toute impunité, avec le soutien —et avec les milliards— de l'Occident. Cet appui semble prendre fin.
Paul Kagamé lors d'une conférence à Kigali, août 2012 © REUTERS/Stringer .
Voilà plusieurs années que des accusations crédibles de répression et de crimes de guerre pèsent sur le Rwanda, que ce soit à l'intérieur ou en dehors de ses frontières.
Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et nombre de gouvernements occidentaux ferment systématiquement les yeux sur cette situation.
Ils couvrent ce pays d'Afrique centrale de diverses formes d'aide au développement, applaudissent les réformes «exemplaires» mises en œuvre après le conflit, et ils le défendent vigoureusement lorsqu'il est critiqué.
Parmi les accusations formulées contre le Rwanda, on peut notamment citer le meurtre de dizaines de milliers de personnes en République démocratique du Congo (RDC), le soutien de violentes révoltes dans ce même pays et le contrôle illégal du très lucratif commerce des minerais du Congo; le régime serait par ailleurs autoritaire, et réprimerait sévèrement ses opposants politiques, les journalistes et les citoyens.
Cette situation a toutefois évolué cet été 2012, au lendemain de la publication d’un rapport rédigé par un groupe d’experts des Nations unies —rapport qui accuse le Rwanda de soutenir un groupe de rebelles congolais.
Un grand nombre de pays donateurs ont —fait incroyable, étant donné la gravité des accusations qu'ils ont jusqu'à présent écartées— soudain décidé de demander des comptes au président rwandais, Paul Kagame.
La porte-parole du département d’Etat américain, Victoria Nuland, a déclaré:
Ces acteurs sont particulièrement actifs au Rwanda: ce pays de 10 millions d’habitants reçoit plus d’un milliard de dollars par an au titre de l'aide au développement.
Pour beaucoup, le Rwanda incarne l’espoir d’une Afrique enfin tirée de la pauvreté. Selon les chiffres gouvernementaux, le pays aurait enregistré un taux de croissance annuel dde 8,2% sur les cinq dernières années, et ce malgré la crise économique mondiale.
Le pouvoir prétend avoir tiré un million de personnes de la misère sur la même période. La Banque mondiale applaudit ouvertement les progrès réalisés par le Rwanda dans le domaine du développement.
Kagame —et les gouvernements occidentaux— présentent ce pays comme un exemple de redressement spectaculaire (après le terrible génocide de 1994); comme une preuve éclatante des bienfaits de l'aide étrangère, qui, lorsqu'elle est bien administrée, peut aider les pays pauvres à prendre une longueur d'avance.
L'aide occidentale représente environ la moitié du budget rwandais; aussi Kagame a-t-il désormais plus d'une raison de s'inquiéter.
Son gouvernement a écarté cette série d'accusations accablantes sans se départir de sa stratégie habituelle: tout nier en bloc, et prétendre que les preuves ont été inventées de toutes pièces.
Le Rwanda se défend souvent en prétendant que le crime dont il est accusé serait contraire à ses intérêts —il affirme par exemple que le fait de mener une guerre frontalière mettrait à mal son développement et sa croissance économique.
Mais la vieille rhétorique semble désormais avoir fait long feu. Si par le passé les donateurs occidentaux étaient tout à fait disposés à lui accorder le bénéfice du doute, ses plus fidèles alliés ne semblent aujourd'hui plus croire à ses démentis répétés.
Kagame s'est emporté à la fin du mois de juillet, attribuant le gel de l'aide américaine à l'ignorance des Etats-Unis et accusant la communauté internationale —qui fut naguère son indéfectible alliée— de «tout déformer» et de refuser de l'écouter.
Le gouvernement américain, qui demeure le plus fidèle et le plus important soutien financier du Rwanda, a opéré son étonnante volte-face le 22 juillet, en annonçant qu'il suspendait son aide militaire au Rwanda.
Le montant en question est minuscule (200.000 dollars seulement), et cette suspension ne s'étendra sans doute pas à l'ensemble du soutien militaire des Etats-Unis (qui forment le fils de Kagame à l'Académie militaire de West Point).
Les analystes notent toutefois que cette décision est hautement symbolique.
L'ambassadeur américain chargé du dossier des crimes de guerre, Stephen Rapp, a ensuite lancé un avertissement stupéfiant, relayé par le quotidien britannique The Guardian, daté du 25 juillet.
Selon lui, Kagame pourrait être reconnu coupable de crimes de guerre pour «s'être rendu complice» de crimes contre l'humanité dans un pays voisin.
Le gouvernement néerlandais a emboîté le pas des Etats-Unis en suspendant son aide au Rwanda. La Grande-Bretagne (qui est l'un des premiers donateurs et des plus fidèles alliés du Rwanda, et qui avait facilité son adhésion au Commonwealth) a fait de même.
L'Allemagne a elle aussi interrompu le versement de son aide; le ministre du Développement, Dirk Niebel, a déclaré que la «suspension de l'aide est un signal des plus clairs à destination du gouvernement rwandais».
La Banque africaine de développement a elle-même été forcée de suspendre le versement de l'aide par les membres scandinaves de son Conseil d'administration et par l'Inde.
Cet organisme demeure pourtant généralement apolitique; il est dirigé par un Rwandais, Donald Kaberuka, qui est parfois pressenti pour prendre la suite de Kagame (ce dernier est à la tête du pays depuis près de vingt ans, et dit vouloir quitter le pouvoir en 2017).
Publié à la fin du mois de juin, le rapport du groupe d'experts de l'ONU (qui est à l'origine de cette vague d'abandons) établit que le Rwanda a violé un embargo sur les armes imposé par les Nations Unies en fournissant des soldats et des armements au groupe rebelle congolais M23.
Cet embargo date de 2003. Il a été conçu pour contribuer au rétablissement de la paix dans une région pour le moins instable; une région que la communauté internationale tente de sécuriser depuis plusieurs années.
La plus importante force de maintien de la paix de l'ONU y a été déployée à cet effet (pour un coût annuel de 1,5 milliard de dollars).
Le rapport avance plusieurs éléments crédibles, qui tendent à prouver que plusieurs hauts responsables du gouvernement rwandais —qui appartiennent au premier cercle de Kagame— soutiennent les rebelles.
Le M23 est composé de soldats ayant déserté les rangs de l'armée congolaise dans le courant de l'année —et le groupe tente visiblement de prendre possession d'une partie de l'est du Congo.
Ces combattants sont pour la plupart issus de l'ethnie tutsi, traditionnellement marginalisée en RDC —mais le groupe compte aussi de puissants hommes politiques et de riches hommes d'affaires liés au Rwanda, qui soutiennent la rébellion.
Kagame est lui aussi tutsi, tout comme la majorité de l'élite de son gouvernement. La rébellion a été à l'origine de profonds bouleversements dans la région: elle a provoqué l'exode de plus de 260.000 Congolais ces quatre derniers mois, capturant des territoires et repoussant les soldats du gouvernement de la RDC (soutenus par les forces des Nations unies).
Le rapport de l'ONU semble indiquer que le Rwanda ne s'est pas contenté de faire échouer les tentatives de la communauté internationale pour rétablir la paix au Congo: selon ses auteurs, il aide directement les rebelles à prendre le contrôle d'une partie du territoire de son voisin.
Ces accusations sont graves. Mais il faut savoir que l'on a reproché bien pire à Kagame par le passé. Et que les pays donateurs s'étaient jusqu'ici toujours empressés de fermer les yeux sur ces transgressions.
Ils n'avaient jamais —à quelques exceptions près— suspendu leur aide, ou même critiqué le gouvernement du dirigeant rwandais.
Lorsque le Rwanda a envahi le Congo en 1996 et en 1998, il a déposé Mobutu Sese Seko, dictateur de longue date de la RDC, et l'a remplacé par un nouveau dirigeant, Laurent-Désiré Kabila.
Les forces de Kagame ont alors été accusées d'avoir massacré des dizaines —voire des centaines— de milliers de personnes, y compris des femmes et des enfants désarmés qui vivaient dans des camps de réfugiés.
Les deux invasions ont laissé nombre de charniers dans leur sillage à travers le Congo. Le gouvernement rwandais a déclaré qu'il ne faisait que pourchasser les responsables du génocide de 1994, qui avait fait 800.000 victimes.
Mais un rapport de l'ONU publié en 2010 a analysé dans le détail l'origine de ces violences (le Rwanda n'était pas le seul pays impliqué), et s'est interrogé sur l'ampleur des massacres: les forces de Kagame avaient-elles, elles-mêmes, commis un génocide? Deux rapports de l'ONU avaient déjà évoqué cette hypothèse.
Depuis ces invasions, le Rwanda pille chaque année au Congo des dizaines de millions de dollars —selon les estimations les plus prudentes— dans les mines d'or, d'étain et de coltan du pays, qui sont particulièrement lucratives.
Le Rwanda a toujours nié ces accusations, et il n'existe aucune trace des richesses ainsi pillées dans le budget national. Mais selon des diplomates, les profits ainsi réalisés servent à financer l'imposante armée du pays.
Voilà bien longtemps que le gouvernement de Kagame soutient des armées parallèles sur le territoire congolais, et son premier cercle s'est immensément enrichi grâce à ces conflits —et à la corruption.
Dans la capitale rwandaise, cette richesse saute aux yeux. A Kigali, un nouveau boulevard abrite un grand nombre de hauts responsables gouvernementaux et d'expatriés fortunés.
Les résidents le surnomment «Congo Street»; ils savent parfaitement que sa construction a été financée par ces fonds illicites.
Il y a six ans, le Rwanda a soutenu une rébellion proche de celle du M23. Les rebelles ont alors été accusés de multiples crimes de guerre (y compris d'une série de viols de masse), et le Congo a émis un mandat d'arrêt international à l'encontre de leur chef, Laurent Nkunda.
La rébellion soutenue par le Rwanda agissait en toute impunité, assaillant et capturant des villes sans rencontrer de véritable résistance, capturant de larges pans de territoire congolais et provoquant le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes.
Lorsque Laurent Nkunda a commencé à échapper au contrôle de Kagame, celui-ci l'a fait arrêter par les forces rwandaises. Il est détenu dans un lieu tenu secret depuis 2009.
Kagame a également été accusé pour des actes commis au Rwanda (répression impitoyable, violations des droits de l'homme), qu'il a nié.
Dans la période qui a précédé l'élection présidentielle de 2010 (élection financée par des donateurs occidentaux), son gouvernement a emprisonné plusieurs opposants politiques. Certains d'entre eux auraient été torturés; l'un d'eux à été retrouvé décapité.
A Johannesburg, on a ouvert le feu sur un ancien membre du gouvernement de Kagame, qui avait fait défection; il fut grièvement blessé.
Un journaliste a écrit que les hommes de Kagame étaient derrière l'attaque de Johannesburg; il a été tué à Kigali, peu après avoir publié l'information sur le site de son journal.
D'autres journalistes ont été arrêtés pour avoir «menacé la sécurité de l'Etat» et pour avoir insulté Kagame. Plusieurs journalistes et opposants politiques ont fuit le pays. Mais l'exil n'est pas synonyme de sécurité: plusieurs membres de la presse ont été tués à l'étranger.
Kagame est sorti vainqueur des élections, avec 93% des suffrages. Selon l'organisation Freedom House, à la fin de la course à la présidentielle, «le gouvernement avait étouffé l'ensemble des médias indépendants rwandais susceptibles de le critiquer».
Le pouvoir a nié avoir envoyé des assassins contre ses opposants à l'étranger; Scotland Yard a toutefois adressé des courriers de mise en garde aux détracteurs de Kagame résidant en Grande-Bretagne, expliquant que le gouvernement rwandais pouvait attenter à leur vie à tout moment.
Fait incroyable, aucune de ces transgressions n'a été sérieusement pénalisée par la communauté internationale.
En dépit de la gravité des accusations et du nombre d'éléments de preuves, les pays occidentaux n'ont pas critiqué Kagame, bien au contraire: la majorité d'entre eux l'ont applaudi, saluant l'avènement d'un nouveau type de leader africain.
L'ex-président américain Bill Clinton a affirmé qu'il s'agissait de l'un «des plus grands dirigeants de notre temps»; l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair a parlé d'un «visionnaire».
Clinton se trouvait d'ailleurs au Rwanda avec sa fille, le 19 juillet, pour inaugurer un nouveau centre d'oncologie; il en a profité pour applaudir de nouveau «la solidité du leadership national (…) de son Excellence le président Kagame».
(On ignore si l'ancien président a discuté du M23 avec Kagame). Lorsque les pontes de l'ONU passent par le Rwanda, on les entend souvent dire que le reste du monde devrait s'inspirer de la bonne gouvernance de Kigali.
Le 23 juin 2010, soit la veille de la mort du journaliste assassiné au cœur de la capitale, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon, a nommé Kagame co-président d'une réunion de l'ONU réunissant de prestigieux experts, surnommés les «super-héros» des objectifs du millénaire pour le développement.
A cette époque, l'aide apportée au Rwanda ne cessait d'augmenter, et une fraction de plus en plus importante de cette somme était directement versée au gouvernement de Kagame.
L'adulation et la richesse conféraient alors une aura d'invincibilité au dirigeant rwandais. Ce dernier était considéré comme infaillible, et pouvait donc agir en toute impunité, que ce soit pour orchestrer la répression dans son propre pays ou pour poursuivre ses ennemis et protéger ses intérêts au Congo comme dans le reste du monde.
Le soutien apporté au Rwanda était si important que les Etats-Unis auraient œuvré pour bloquer une enquête de l'ONU portant sur les crimes commis au Congo.
Le rapport détaillé de l'ONU (2010) a été publié plus d'une décennie après les massacres; dans un entretien privé, les enquêteurs ont dit avoir été obligés de procéder avec une discrétion inhabituelle —afin d'éviter que le Rwanda n'alerte ses alliés pour mettre un nouveau coup d'arrêt aux investigations.
Voilà bien longtemps que les universitaires, les diplomates et les journalistes qui observent la région s'étonnent de voir l'Occident soutenir Kagame de façon aussi inconditionnelle.
Adam Hochschild, auteur d'un ouvrage consacré au Congo, évoque Kagame en ces termes:
D'autres ont évoqué les soldats rwandais qui participent aux missions de maintien de la paix à l'étranger - cet appui militaire permet à l'Occident de faire l'économie d'éventuelles interventions armées.
On peut également citer l'efficacité de l'Etat autocratique, qui semblait respecter les programmes d'aide extérieure dans leurs moindres détails.
D'éminents experts du développement, comme Jeffrey Sachs (Columbia University) ont pris la défense des programmes rwandais.
Le Rwanda est ainsi devenu la figure emblématique d'un mouvement international, pour lequel l'aide au développement est en mesure d'aider l'Afrique à régler ses problèmes.
Kagame a fait usage de son influence avec habileté, pour renforcer le pouvoir politique au sein de son pays —et pour faire du Rwanda la plus grande force militaire de la région.
Voilà pourquoi la récente volte-face opérée par la communauté internationale était si inattendue. Rares sont ceux qui s'attendaient à ce que la chance de Kagame tourne si brusquement.
Le président est coutumier de ce type de provocations —et de signes d'irritation.
Le Rwanda pensait sans doute qu'il parviendrait à empêcher la publication de ce rapport ou à l'écarter d'emblée, comme il l'avait fait à chaque fois qu'il avait été accusé.
L'équipe des enquêteurs de l'ONU a expliqué que le gouvernement de Kagame avait refusé de commenter les constatations du rapport malgré les nombreuses sollicitations de l'équipe (et ce depuis le mois de mai dernier).
Au lendemain de la présentation —orale— des conclusions du rapport face au Conseil de sécurité de l'ONU, chacun des Etats membres (Chine, Russie et Grande-Bretagne y compris) ont voté en faveur de la publication des conclusions susceptibles de porter préjudice au Rwanda; c'est ce que m'ont confié (sous le sceau de la confidentialité) plusieurs diplomates qui ont assisté à la réunion. Mais les Etats-Unis se sont néanmoins opposés à la publication du rapport.
Les autres membres du Conseil ont alors fait pression sur les Américains, qui ont fini par accepter —à condition que le Rwanda puisse y ajouter son droit de réponse avant la publication.
Cette concession est rarement accordée aux pays accusés de crimes de guerre —un exemple de plus du favoritisme dont bénéficiait Kigali. Cela n'a étonné personne.
Puis, tout d'un coup, les Etats-Unis ont annoncé qu'ils suspendaient leur aide militaire (200.000 dollars destinés à une école militaire ) au Rwanda, son allié de longue date; une première.
Dans une déclaration effectuée par courriel, une porte-parole du département d'Etat, Hilary Fuller Renner, a tenu ces propos:
Kagame a feint l'indifférence, affirmant que cette suspension n'était «rien» —mais son inquiétude était palpable.
Dans le cadre d'un reportage consacré au président, une équipe de journalistes français a noté que Kagame consacrait beaucoup de temps aux retombées de l'affaire M23; quant à son gouvernement, il s'est empressé de nier les accusations avec la plus grande véhémence.
Il semble toutefois que l'ingérence du Rwanda sur le territoire congolais ait finalement eu raison de la patience de l'Occident. Un responsable de Human Rights Watch a ainsi affirmé que l'Amérique «ne pouvait plus supporter qu'on lui mente».
L'équipe de l'ONU qui a rédigé le rapport est récemment retournée au Rwanda pour présenter ses conclusions au gouvernement de Kagame. Pour les pays donateurs, la reprise de l'aide au Rwanda dépendra de la réaction du président.
On peut toutefois s'attendre à ce que le gouvernement rwandais conserve sa stratégie actuelle et continue de nier les faits en criant au scandale, quelles que soient les preuves qui lui sont présentées.
Le 1er août, l'habile ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a déclaré qu'elle avait réfuté point par point l'ensemble des accusations de l'ONU - qui, selon elle, s'avèrent toutes fausses.
A l'en croire, le droit de réponse du Rwanda aurait été officiellement soumis au Conseil de sécurité de l'ONU le 30 juillet.
Kagame est allé plus loin, en accusant l'Occident et la communauté internationale d'être à l'origine de la crise qui agite le Congo, et en répétant que son gouvernement n'avait pas fourni "une seule balle" aux rebelles.
Le 28 juillet, Mushikiwabo a accusé les gouvernements occidentaux de faire preuve de paternalisme envers les pays qui bénéficient de leurs aides.
Objectif: raviver la culpabilité de l'Occident vis-à-vis du colonialisme et de l'inaction dont il a fait preuve pendant le génocide; une stratégie qui s'est avérée particulièrement payante par le passé.
Kagame est la plus puissante figure de la région, et son armée pourrait neutraliser les rebelles du M23 s'il lui en donnait l'ordre.
Par ailleurs, si le Rwanda cessait d'apporter son appui (supposé) au M23 tout en ne fournissant aucune porte de sortie à ses combattants, la rébellion serait sans doute matée par l'armée congolaise et les forces de l'ONU.
Mais rien n'indique que Kagame soit disposé à opter pour l'une ou l'autre de ces solutions.
Pourquoi? C'est bien simple: il dispose encore de nombreux soutiens, qui répondent amplement à ses besoins.
Certains donateurs occidentaux et multilatéraux n'ont pas suspendu leur aide à Kigali: l'Union européenne, la Belgique, la Banque mondiale et le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose fournissent plus de 400 millions de dollars par an au Rwanda (selon les chiffres de l'OCDE) —et une bonne part de cette somme est directement attribuée au gouvernement ou aux projets gérés par ce dernier.
A l'heure où j'écris ces lignes, aucun d'entre eux n'a suspendu son aide (ou exprimé l'intention de le faire).
Les Etats-Unis n'ont pas encore gelé leur aide non-militaire, qui représente quelque 240 millions de dollars —pour l'heure, sa démarche équivaut donc à une simple réprimande.
La Chine continuera par ailleurs très certainement de soutenir le Rwanda, et pourrait bien être de plus en plus courtisée par le régime de Kagame.
Les firmes chinoises ont déjà financé une série d'infrastructures et de projets connexes (le secret qui entoure ces accords est total), dont la construction de plusieurs routes et d'importants complexes hôteliers; le gouvernement rwandais a pour projet d'attirer dans sa capitale les touristes et les conférenciers du monde entier, en prenant modèle sur Singapour.
Les Chinois réalisent toutefois des profits des deux côtés de la frontière: ils entretiennent une relation des plus cordiales avec le gouvernement congolais, et financent également d'importants projets d'infrastructure dans ce pays.
Au final, les preuves de violation des droits de l'homme ont rarement empêché le Rwanda de recevoir le soutien de la communauté internationale.
Le régime que Kagame a renversé en 1994 (et qui a orchestré le génocide) avait lui aussi reçu de larges donations —et l'appui— de l'Occident. Et lui aussi avait été applaudi pour avoir contribué à maintenir la paix et la stabilité dans une région en proie aux troubles, ainsi que pour sa gestion efficace de l'aide étrangère.
Kagame s'est montré tout aussi adroit: il a su charmer les donateurs et sortir indemne des situations politiques les plus délicates.
Mais si l'on en juge par la frustration croissante dont fait montre le président lors de ses déclarations publiques, il semble que l'autocrate rwandais se lasse d'agir sous la surveillance constante de l'Occident.
Et il se pourrait bien que l'Occident se lasse de Paul Kagame.
Anjan Sundaram, Foreign Policy
Traduit par Jean-Clément Nau
Ils couvrent ce pays d'Afrique centrale de diverses formes d'aide au développement, applaudissent les réformes «exemplaires» mises en œuvre après le conflit, et ils le défendent vigoureusement lorsqu'il est critiqué.
Parmi les accusations formulées contre le Rwanda, on peut notamment citer le meurtre de dizaines de milliers de personnes en République démocratique du Congo (RDC), le soutien de violentes révoltes dans ce même pays et le contrôle illégal du très lucratif commerce des minerais du Congo; le régime serait par ailleurs autoritaire, et réprimerait sévèrement ses opposants politiques, les journalistes et les citoyens.
Cette situation a toutefois évolué cet été 2012, au lendemain de la publication d’un rapport rédigé par un groupe d’experts des Nations unies —rapport qui accuse le Rwanda de soutenir un groupe de rebelles congolais.
L'heure des comptes est arrivée
Un grand nombre de pays donateurs ont —fait incroyable, étant donné la gravité des accusations qu'ils ont jusqu'à présent écartées— soudain décidé de demander des comptes au président rwandais, Paul Kagame.
La porte-parole du département d’Etat américain, Victoria Nuland, a déclaré:
«Le Rwanda soutient le groupe rebelle appelé M23, ce qui nous préoccupe profondément.»Plusieurs pays sont même allés jusqu’à suspendre leur aide au Rwanda, qui —jusqu’à récemment— était l’un des pays les plus choyés par les acteurs internationaux du développement.
Ces acteurs sont particulièrement actifs au Rwanda: ce pays de 10 millions d’habitants reçoit plus d’un milliard de dollars par an au titre de l'aide au développement.
Pour beaucoup, le Rwanda incarne l’espoir d’une Afrique enfin tirée de la pauvreté. Selon les chiffres gouvernementaux, le pays aurait enregistré un taux de croissance annuel dde 8,2% sur les cinq dernières années, et ce malgré la crise économique mondiale.
Le pouvoir prétend avoir tiré un million de personnes de la misère sur la même période. La Banque mondiale applaudit ouvertement les progrès réalisés par le Rwanda dans le domaine du développement.
Kagame —et les gouvernements occidentaux— présentent ce pays comme un exemple de redressement spectaculaire (après le terrible génocide de 1994); comme une preuve éclatante des bienfaits de l'aide étrangère, qui, lorsqu'elle est bien administrée, peut aider les pays pauvres à prendre une longueur d'avance.
L'aide occidentale représente environ la moitié du budget rwandais; aussi Kagame a-t-il désormais plus d'une raison de s'inquiéter.
Son gouvernement a écarté cette série d'accusations accablantes sans se départir de sa stratégie habituelle: tout nier en bloc, et prétendre que les preuves ont été inventées de toutes pièces.
Kagamé veut passer pour un incompris
Mais la vieille rhétorique semble désormais avoir fait long feu. Si par le passé les donateurs occidentaux étaient tout à fait disposés à lui accorder le bénéfice du doute, ses plus fidèles alliés ne semblent aujourd'hui plus croire à ses démentis répétés.
Kagame s'est emporté à la fin du mois de juillet, attribuant le gel de l'aide américaine à l'ignorance des Etats-Unis et accusant la communauté internationale —qui fut naguère son indéfectible alliée— de «tout déformer» et de refuser de l'écouter.
Le gouvernement américain, qui demeure le plus fidèle et le plus important soutien financier du Rwanda, a opéré son étonnante volte-face le 22 juillet, en annonçant qu'il suspendait son aide militaire au Rwanda.
Le montant en question est minuscule (200.000 dollars seulement), et cette suspension ne s'étendra sans doute pas à l'ensemble du soutien militaire des Etats-Unis (qui forment le fils de Kagame à l'Académie militaire de West Point).
Les analystes notent toutefois que cette décision est hautement symbolique.
L'ambassadeur américain chargé du dossier des crimes de guerre, Stephen Rapp, a ensuite lancé un avertissement stupéfiant, relayé par le quotidien britannique The Guardian, daté du 25 juillet.
Selon lui, Kagame pourrait être reconnu coupable de crimes de guerre pour «s'être rendu complice» de crimes contre l'humanité dans un pays voisin.
Le gouvernement néerlandais a emboîté le pas des Etats-Unis en suspendant son aide au Rwanda. La Grande-Bretagne (qui est l'un des premiers donateurs et des plus fidèles alliés du Rwanda, et qui avait facilité son adhésion au Commonwealth) a fait de même.
L'Allemagne a elle aussi interrompu le versement de son aide; le ministre du Développement, Dirk Niebel, a déclaré que la «suspension de l'aide est un signal des plus clairs à destination du gouvernement rwandais».
La Banque africaine de développement a elle-même été forcée de suspendre le versement de l'aide par les membres scandinaves de son Conseil d'administration et par l'Inde.
Cet organisme demeure pourtant généralement apolitique; il est dirigé par un Rwandais, Donald Kaberuka, qui est parfois pressenti pour prendre la suite de Kagame (ce dernier est à la tête du pays depuis près de vingt ans, et dit vouloir quitter le pouvoir en 2017).
Publié à la fin du mois de juin, le rapport du groupe d'experts de l'ONU (qui est à l'origine de cette vague d'abandons) établit que le Rwanda a violé un embargo sur les armes imposé par les Nations Unies en fournissant des soldats et des armements au groupe rebelle congolais M23.
Cet embargo date de 2003. Il a été conçu pour contribuer au rétablissement de la paix dans une région pour le moins instable; une région que la communauté internationale tente de sécuriser depuis plusieurs années.
La plus importante force de maintien de la paix de l'ONU y a été déployée à cet effet (pour un coût annuel de 1,5 milliard de dollars).
Le rapport avance plusieurs éléments crédibles, qui tendent à prouver que plusieurs hauts responsables du gouvernement rwandais —qui appartiennent au premier cercle de Kagame— soutiennent les rebelles.
Effets pervers de la rébellion en RDC
Le M23 est composé de soldats ayant déserté les rangs de l'armée congolaise dans le courant de l'année —et le groupe tente visiblement de prendre possession d'une partie de l'est du Congo.
Ces combattants sont pour la plupart issus de l'ethnie tutsi, traditionnellement marginalisée en RDC —mais le groupe compte aussi de puissants hommes politiques et de riches hommes d'affaires liés au Rwanda, qui soutiennent la rébellion.
Kagame est lui aussi tutsi, tout comme la majorité de l'élite de son gouvernement. La rébellion a été à l'origine de profonds bouleversements dans la région: elle a provoqué l'exode de plus de 260.000 Congolais ces quatre derniers mois, capturant des territoires et repoussant les soldats du gouvernement de la RDC (soutenus par les forces des Nations unies).
Le rapport de l'ONU semble indiquer que le Rwanda ne s'est pas contenté de faire échouer les tentatives de la communauté internationale pour rétablir la paix au Congo: selon ses auteurs, il aide directement les rebelles à prendre le contrôle d'une partie du territoire de son voisin.
Ces accusations sont graves. Mais il faut savoir que l'on a reproché bien pire à Kagame par le passé. Et que les pays donateurs s'étaient jusqu'ici toujours empressés de fermer les yeux sur ces transgressions.
Ils n'avaient jamais —à quelques exceptions près— suspendu leur aide, ou même critiqué le gouvernement du dirigeant rwandais.
Lorsque le Rwanda a envahi le Congo en 1996 et en 1998, il a déposé Mobutu Sese Seko, dictateur de longue date de la RDC, et l'a remplacé par un nouveau dirigeant, Laurent-Désiré Kabila.
Les forces de Kagame ont alors été accusées d'avoir massacré des dizaines —voire des centaines— de milliers de personnes, y compris des femmes et des enfants désarmés qui vivaient dans des camps de réfugiés.
Les deux invasions ont laissé nombre de charniers dans leur sillage à travers le Congo. Le gouvernement rwandais a déclaré qu'il ne faisait que pourchasser les responsables du génocide de 1994, qui avait fait 800.000 victimes.
Mais un rapport de l'ONU publié en 2010 a analysé dans le détail l'origine de ces violences (le Rwanda n'était pas le seul pays impliqué), et s'est interrogé sur l'ampleur des massacres: les forces de Kagame avaient-elles, elles-mêmes, commis un génocide? Deux rapports de l'ONU avaient déjà évoqué cette hypothèse.
Depuis ces invasions, le Rwanda pille chaque année au Congo des dizaines de millions de dollars —selon les estimations les plus prudentes— dans les mines d'or, d'étain et de coltan du pays, qui sont particulièrement lucratives.
Le Rwanda a toujours nié ces accusations, et il n'existe aucune trace des richesses ainsi pillées dans le budget national. Mais selon des diplomates, les profits ainsi réalisés servent à financer l'imposante armée du pays.
L'épine de la corruption
Voilà bien longtemps que le gouvernement de Kagame soutient des armées parallèles sur le territoire congolais, et son premier cercle s'est immensément enrichi grâce à ces conflits —et à la corruption.
Dans la capitale rwandaise, cette richesse saute aux yeux. A Kigali, un nouveau boulevard abrite un grand nombre de hauts responsables gouvernementaux et d'expatriés fortunés.
Les résidents le surnomment «Congo Street»; ils savent parfaitement que sa construction a été financée par ces fonds illicites.
Il y a six ans, le Rwanda a soutenu une rébellion proche de celle du M23. Les rebelles ont alors été accusés de multiples crimes de guerre (y compris d'une série de viols de masse), et le Congo a émis un mandat d'arrêt international à l'encontre de leur chef, Laurent Nkunda.
La rébellion soutenue par le Rwanda agissait en toute impunité, assaillant et capturant des villes sans rencontrer de véritable résistance, capturant de larges pans de territoire congolais et provoquant le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes.
Lorsque Laurent Nkunda a commencé à échapper au contrôle de Kagame, celui-ci l'a fait arrêter par les forces rwandaises. Il est détenu dans un lieu tenu secret depuis 2009.
Kagame a également été accusé pour des actes commis au Rwanda (répression impitoyable, violations des droits de l'homme), qu'il a nié.
Dans la période qui a précédé l'élection présidentielle de 2010 (élection financée par des donateurs occidentaux), son gouvernement a emprisonné plusieurs opposants politiques. Certains d'entre eux auraient été torturés; l'un d'eux à été retrouvé décapité.
A Johannesburg, on a ouvert le feu sur un ancien membre du gouvernement de Kagame, qui avait fait défection; il fut grièvement blessé.
Un journaliste a écrit que les hommes de Kagame étaient derrière l'attaque de Johannesburg; il a été tué à Kigali, peu après avoir publié l'information sur le site de son journal.
D'autres journalistes ont été arrêtés pour avoir «menacé la sécurité de l'Etat» et pour avoir insulté Kagame. Plusieurs journalistes et opposants politiques ont fuit le pays. Mais l'exil n'est pas synonyme de sécurité: plusieurs membres de la presse ont été tués à l'étranger.
Kagame est sorti vainqueur des élections, avec 93% des suffrages. Selon l'organisation Freedom House, à la fin de la course à la présidentielle, «le gouvernement avait étouffé l'ensemble des médias indépendants rwandais susceptibles de le critiquer».
Le pouvoir a nié avoir envoyé des assassins contre ses opposants à l'étranger; Scotland Yard a toutefois adressé des courriers de mise en garde aux détracteurs de Kagame résidant en Grande-Bretagne, expliquant que le gouvernement rwandais pouvait attenter à leur vie à tout moment.
Fait incroyable, aucune de ces transgressions n'a été sérieusement pénalisée par la communauté internationale.
En dépit de la gravité des accusations et du nombre d'éléments de preuves, les pays occidentaux n'ont pas critiqué Kagame, bien au contraire: la majorité d'entre eux l'ont applaudi, saluant l'avènement d'un nouveau type de leader africain.
Quand Bill Clinton complimentait Kagamé
L'ex-président américain Bill Clinton a affirmé qu'il s'agissait de l'un «des plus grands dirigeants de notre temps»; l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair a parlé d'un «visionnaire».
Clinton se trouvait d'ailleurs au Rwanda avec sa fille, le 19 juillet, pour inaugurer un nouveau centre d'oncologie; il en a profité pour applaudir de nouveau «la solidité du leadership national (…) de son Excellence le président Kagame».
(On ignore si l'ancien président a discuté du M23 avec Kagame). Lorsque les pontes de l'ONU passent par le Rwanda, on les entend souvent dire que le reste du monde devrait s'inspirer de la bonne gouvernance de Kigali.
Le 23 juin 2010, soit la veille de la mort du journaliste assassiné au cœur de la capitale, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon, a nommé Kagame co-président d'une réunion de l'ONU réunissant de prestigieux experts, surnommés les «super-héros» des objectifs du millénaire pour le développement.
A cette époque, l'aide apportée au Rwanda ne cessait d'augmenter, et une fraction de plus en plus importante de cette somme était directement versée au gouvernement de Kagame.
L'adulation et la richesse conféraient alors une aura d'invincibilité au dirigeant rwandais. Ce dernier était considéré comme infaillible, et pouvait donc agir en toute impunité, que ce soit pour orchestrer la répression dans son propre pays ou pour poursuivre ses ennemis et protéger ses intérêts au Congo comme dans le reste du monde.
Le soutien apporté au Rwanda était si important que les Etats-Unis auraient œuvré pour bloquer une enquête de l'ONU portant sur les crimes commis au Congo.
Le rapport détaillé de l'ONU (2010) a été publié plus d'une décennie après les massacres; dans un entretien privé, les enquêteurs ont dit avoir été obligés de procéder avec une discrétion inhabituelle —afin d'éviter que le Rwanda n'alerte ses alliés pour mettre un nouveau coup d'arrêt aux investigations.
Voilà bien longtemps que les universitaires, les diplomates et les journalistes qui observent la région s'étonnent de voir l'Occident soutenir Kagame de façon aussi inconditionnelle.
Adam Hochschild, auteur d'un ouvrage consacré au Congo, évoque Kagame en ces termes:
«Comment cet autocrate —fin connaisseur des médias— est-il parvenu à convaincre tant de diplomates, de leaders politiques et de journalistes américains qu'il était un grand homme d'Etat? Cette seule question mériterait qu'on lui consacre un ouvrage.»Certains ont affirmé que l'Occident était motivé par la culpabilité de n'être pas intervenu lors du génocide rwandais de 1994; l'administration Clinton avait notamment refusé d'agir.
D'autres ont évoqué les soldats rwandais qui participent aux missions de maintien de la paix à l'étranger - cet appui militaire permet à l'Occident de faire l'économie d'éventuelles interventions armées.
On peut également citer l'efficacité de l'Etat autocratique, qui semblait respecter les programmes d'aide extérieure dans leurs moindres détails.
D'éminents experts du développement, comme Jeffrey Sachs (Columbia University) ont pris la défense des programmes rwandais.
Le Rwanda est ainsi devenu la figure emblématique d'un mouvement international, pour lequel l'aide au développement est en mesure d'aider l'Afrique à régler ses problèmes.
Kagame a fait usage de son influence avec habileté, pour renforcer le pouvoir politique au sein de son pays —et pour faire du Rwanda la plus grande force militaire de la région.
Voilà pourquoi la récente volte-face opérée par la communauté internationale était si inattendue. Rares sont ceux qui s'attendaient à ce que la chance de Kagame tourne si brusquement.
Vélléités autocratiques
Lors d'une conférence de presse organisée à Kigali, le président rwandais a coupé la parole à une journaliste étrangère, lui ordonnant de ne pas prononcer le nom de l'organisation Human Rights Watch (qui avait été parmi les premières à accuser Kagame de s'être rendu complice de la rébellion congolaise).Le président est coutumier de ce type de provocations —et de signes d'irritation.
Le Rwanda pensait sans doute qu'il parviendrait à empêcher la publication de ce rapport ou à l'écarter d'emblée, comme il l'avait fait à chaque fois qu'il avait été accusé.
L'équipe des enquêteurs de l'ONU a expliqué que le gouvernement de Kagame avait refusé de commenter les constatations du rapport malgré les nombreuses sollicitations de l'équipe (et ce depuis le mois de mai dernier).
Au lendemain de la présentation —orale— des conclusions du rapport face au Conseil de sécurité de l'ONU, chacun des Etats membres (Chine, Russie et Grande-Bretagne y compris) ont voté en faveur de la publication des conclusions susceptibles de porter préjudice au Rwanda; c'est ce que m'ont confié (sous le sceau de la confidentialité) plusieurs diplomates qui ont assisté à la réunion. Mais les Etats-Unis se sont néanmoins opposés à la publication du rapport.
Les autres membres du Conseil ont alors fait pression sur les Américains, qui ont fini par accepter —à condition que le Rwanda puisse y ajouter son droit de réponse avant la publication.
Cette concession est rarement accordée aux pays accusés de crimes de guerre —un exemple de plus du favoritisme dont bénéficiait Kigali. Cela n'a étonné personne.
Puis, tout d'un coup, les Etats-Unis ont annoncé qu'ils suspendaient leur aide militaire (200.000 dollars destinés à une école militaire ) au Rwanda, son allié de longue date; une première.
Dans une déclaration effectuée par courriel, une porte-parole du département d'Etat, Hilary Fuller Renner, a tenu ces propos:
«Les preuves de l'appui que le Rwanda fournit à plusieurs groupes rebelles congolais, donc le M23, préoccupent profondément le gouvernement des Etats-Unis.»La politique étrangère des Etats-Unis allait changer, et cette décision en était le premier signe annonciateur.
Kagame a feint l'indifférence, affirmant que cette suspension n'était «rien» —mais son inquiétude était palpable.
Dans le cadre d'un reportage consacré au président, une équipe de journalistes français a noté que Kagame consacrait beaucoup de temps aux retombées de l'affaire M23; quant à son gouvernement, il s'est empressé de nier les accusations avec la plus grande véhémence.
Il semble toutefois que l'ingérence du Rwanda sur le territoire congolais ait finalement eu raison de la patience de l'Occident. Un responsable de Human Rights Watch a ainsi affirmé que l'Amérique «ne pouvait plus supporter qu'on lui mente».
L'équipe de l'ONU qui a rédigé le rapport est récemment retournée au Rwanda pour présenter ses conclusions au gouvernement de Kagame. Pour les pays donateurs, la reprise de l'aide au Rwanda dépendra de la réaction du président.
On peut toutefois s'attendre à ce que le gouvernement rwandais conserve sa stratégie actuelle et continue de nier les faits en criant au scandale, quelles que soient les preuves qui lui sont présentées.
Le 1er août, l'habile ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a déclaré qu'elle avait réfuté point par point l'ensemble des accusations de l'ONU - qui, selon elle, s'avèrent toutes fausses.
A l'en croire, le droit de réponse du Rwanda aurait été officiellement soumis au Conseil de sécurité de l'ONU le 30 juillet.
Kagame est allé plus loin, en accusant l'Occident et la communauté internationale d'être à l'origine de la crise qui agite le Congo, et en répétant que son gouvernement n'avait pas fourni "une seule balle" aux rebelles.
Le 28 juillet, Mushikiwabo a accusé les gouvernements occidentaux de faire preuve de paternalisme envers les pays qui bénéficient de leurs aides.
Objectif: raviver la culpabilité de l'Occident vis-à-vis du colonialisme et de l'inaction dont il a fait preuve pendant le génocide; une stratégie qui s'est avérée particulièrement payante par le passé.
Kagame est la plus puissante figure de la région, et son armée pourrait neutraliser les rebelles du M23 s'il lui en donnait l'ordre.
Par ailleurs, si le Rwanda cessait d'apporter son appui (supposé) au M23 tout en ne fournissant aucune porte de sortie à ses combattants, la rébellion serait sans doute matée par l'armée congolaise et les forces de l'ONU.
Mais rien n'indique que Kagame soit disposé à opter pour l'une ou l'autre de ces solutions.
Pourquoi? C'est bien simple: il dispose encore de nombreux soutiens, qui répondent amplement à ses besoins.
L'amitié avec la Chine résiste à la tempête
Certains donateurs occidentaux et multilatéraux n'ont pas suspendu leur aide à Kigali: l'Union européenne, la Belgique, la Banque mondiale et le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose fournissent plus de 400 millions de dollars par an au Rwanda (selon les chiffres de l'OCDE) —et une bonne part de cette somme est directement attribuée au gouvernement ou aux projets gérés par ce dernier.
A l'heure où j'écris ces lignes, aucun d'entre eux n'a suspendu son aide (ou exprimé l'intention de le faire).
Les Etats-Unis n'ont pas encore gelé leur aide non-militaire, qui représente quelque 240 millions de dollars —pour l'heure, sa démarche équivaut donc à une simple réprimande.
La Chine continuera par ailleurs très certainement de soutenir le Rwanda, et pourrait bien être de plus en plus courtisée par le régime de Kagame.
Les firmes chinoises ont déjà financé une série d'infrastructures et de projets connexes (le secret qui entoure ces accords est total), dont la construction de plusieurs routes et d'importants complexes hôteliers; le gouvernement rwandais a pour projet d'attirer dans sa capitale les touristes et les conférenciers du monde entier, en prenant modèle sur Singapour.
Les Chinois réalisent toutefois des profits des deux côtés de la frontière: ils entretiennent une relation des plus cordiales avec le gouvernement congolais, et financent également d'importants projets d'infrastructure dans ce pays.
Au final, les preuves de violation des droits de l'homme ont rarement empêché le Rwanda de recevoir le soutien de la communauté internationale.
Le régime que Kagame a renversé en 1994 (et qui a orchestré le génocide) avait lui aussi reçu de larges donations —et l'appui— de l'Occident. Et lui aussi avait été applaudi pour avoir contribué à maintenir la paix et la stabilité dans une région en proie aux troubles, ainsi que pour sa gestion efficace de l'aide étrangère.
Kagame s'est montré tout aussi adroit: il a su charmer les donateurs et sortir indemne des situations politiques les plus délicates.
Mais si l'on en juge par la frustration croissante dont fait montre le président lors de ses déclarations publiques, il semble que l'autocrate rwandais se lasse d'agir sous la surveillance constante de l'Occident.
Et il se pourrait bien que l'Occident se lasse de Paul Kagame.
Anjan Sundaram, Foreign Policy
Traduit par Jean-Clément Nau
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