Comment les ONG font pour associer les populations locales à leurs projets de développement. Cinq conseils de pro.
© Rash Brax
En reportage à Madagascar, un membre d’une équipe menant un projet de lutte contre la déforestation me raconte, mi-amusé, mi-consterné:
«Il y a quelques années, [un très grand bailleur de fonds] a monté un programme dans le pays, et a donc demandé aux paysans quels étaient leurs "besoins", ce à quoi ils ont répondu: des chèvres. Comme ces animaux mangent beaucoup de verdure, ce n’est pas l’idéal pour lutter contre la déforestation, donc [le bailleur de fonds] a donné des poules aux fermiers. Et qu’ont-ils fait des poules d’après toi?»Je n’en avais aucune idée, mais quand j’ai rapporté, bien plus tard, l’anecdote à un public plus large, Bénédicte Hermelin, vice-présidente de Coordination Sud et directrice générale du Gret, n’a pas hésité: «C’est bien simple, a-t-elle ri, les paysans ont vendu les poules... pour acheter des chèvres.» C’était exactement ça.
Pourquoi prendre (ou perdre, c’est selon) quelques lignes pour raconter cette anecdote? Tout simplement parce qu’elle illustre à quel point la prise en compte des «besoins des bénéficiaires», comme il est coutume de les appeler, est primordiale pour réussir et pérenniser un projet de développement. Par ailleurs, une délégation d’experts bardés de diplômes n’est pas toujours la plus à même de comprendre les véritables «besoins des populations».
Une évidence? Pas si sûr. Dans un contexte d'hyperconcurrence entre les ONG pour séduire les bailleurs de fonds, le risque est parfois de reléguer ces fameux «besoins» à quelques lignes agrémentées de belles formules («capacity building», «empowerment», etc.) dans un rapport destiné à décrocher les appels d’offres... et donc des financements pour agir sur le terrain.
En aucun cas ici, il n’est question de blâmer les ONG. Mais force est de constater qu'elles sont parfois confrontées à des critiques de la part des habitants dont elles sont censées améliorer l’existence, comme en Haïti.
Pour y parer, et pour assurer la pérennité des actions, elles doivent plus que jamais associer ces «populations locales» à chaque étape —conception, mise en place, gestion—des projets de développement.
Comment, concrètement, réussir ces partenariats? Pas de formule magique ici, juste des bonnes pratiques livrées par des professionnels au cours d’un débat qui s'est déroulé fin septembre dans le cadre du Forum International Convergences 2015, à Paris.
#1 «Bien connaître les structures existantes»
«A Haïti, où nous sommes présents depuis 17 ans, nous avions mis en place des comités de gestion de l’eau bien avant le séisme. Après le 12 janvier 2010, des milliers d’ONG ont débarqué dans le pays. Certaines d’entre elles souhaitaient remettre en place des comités. Nous leur avons dit de s'appuyer sur ce qui avait déjà été mis en place. Les murs sont tombés, mais des structures sociales existent encore!», se souvient Bénédicte Hermelin.Sans le vouloir, les ONG peuvent parfois bouleverser les structures sociales existantes. Il est donc essentiel de savoir les identifier.
#2 Miser sur les «déviances positives»
Que faire lorsqu'un projet de développement peine à s'implanter?
«Nous nous appuyons sur les "déviances positives", témoigne Mansour Fall, salarié de l'ONG World Vision. Nous sommes ainsi intervenus dans un village dont les sages ne voulaient pas d’un projet d’école. Tout en essayant de comprendre les raisons de ce refus (ils craignaient que les gens lettrés partent à la ville, et cessent de soutenir le village) nous avons établi un dialogue avec ceux qui soutenaient le projet dans le village, les fameuses "déviances positives" donc. Aujourd’hui, ceux qui étaient réfractaires sont devenus les plus fervents défenseurs de l’école!», raconte, amusé, ce spécialiste de l'efficacité des programmes basé à Nairobi.
#3 «Révéler le potentiel des gens plutôt que de chercher à répondre à leurs besoins»
Un projet de développement efficace ne cherche pas à tout prix à répondre aux besoins des populations. Il s'attèle à développer leur autonomie afin qu'elles trouvent elles-mêmes les solutions.
Selon Tristan Lecomte, Président du collectif de lutte contre la déforestation Pur Projet et fondateur d’Alter Eco, «il faut révéler le potentiel des communautés locales, les conseiller plutôt que de chercher à les encadrer ou à agir à leur place.»
#4. «Considérer la densité symbolique du projet»
Flavio Bassi, directeur du réseau d’entrepreneurs sociaux Ashoka en Afrique du Sud, prend l’exemple des communautés indigènes auprès desquelles il est intervenu au Brésil.
«Notre rôle est de tendre aux communautés un miroir. Nous avons pris l’exemple d’un dieu Indien, légendaire, et nous avons incité les gens à nous parler de lui. Puis nous leur avons demandé: que ferait-il aujourd’hui, face à telle ou telle situation? Sans ce travail de projection, sans donner une consistance symbolique à notre projet, nous n’aurions jamais pu le réaliser.»En clair: on n’enseigne pas partout de la même manière qu’en France.
Tristan Lecomte ajoute:
«Il faut toujours se méfier, lorsqu’on arrive sur un projet, à ne pas trop dire de choses, à écouter plus qu’à énoncer. On nous demande beaucoup ce qu’on pense de telle ou telle chose, car la parole de l’homme blanc —c’est un fait qu’on peut déplorer, mais c’est ainsi— est très écoutée. Dans ces cas-là, il vaut mieux rester en retrait, plutôt que de sortir une idée en complet décalage avec les réalités locales.»
#5. «Prendre en compte les réalités culturelles... quitte à mettre de côté ses convictions féministes»
Prendre en compte les réalités locales dans le cadre d'un projet de développement: tout le monde s’accorde sur ce principe, et pourtant la tentation est forte de vouloir introduire une dose de «modernité», notamment concernant les relations hommes/femmes.
«Je travaillais pour le PNUD au Mexique, raconte une jeune femme venue assister au débat. Nous avons réuni dans une même pièce plusieurs hommes et femmes, pour qu’ils nous disent ce dont ils avaient besoin. Personne n’a voulu parler, et nous ne savions pas pourquoi... Nous l’avons finalement compris: les hommes ne parleraient pas si les femmes restaient, et c’était de toute façon eux qui prendraient les décisions. Qu’auriez-vous fait? Nous devions mener ce projet, quitte à faire quelques entorses à nos principes sur l’égalité homme/femme.»Bien souvent, sur le terrain, les femmes humanitaires acceptent de se voiler quand c’est nécessaire, font attention au comportement qu’elles adoptent par rapport aux hommes.
Faut-il mettre en sourdine ses idéaux égalitaires?
Le sujet fait débat dans le secteur humanitaire, car le respect de ces règles permet aussi d'accèder aux femmes des communautés locales, de recueillir leurs propos. Et sans elles, pas de changement... ni de développement.
Elodie Vialle
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