jeudi 19 septembre 2013

Nos vétérans congolais spoliés et oubliés de l'histoire

Ils ont servi dans la Force publique en 14-18 et en 40-45. Vaillants "soldats indigènes" embarqués dans une guerre qui n'était pas la leur. Spoliés sous Mobutu (150,5 millions de FB) et laissés-pour-compte de notre histoire coloniale. Une enquête de Bruxelles à Kinshasa. 



Les soldats congolais de la Force publique (1885-1960)

KINSHASA

De notre envoyé spécial

Les anciens combattants?! On s’en fout», fanfaronne la sentinelle du quartier «Défense» rivée à son fusil automatique d’un autre âge. Et ce jeune soldat de claquer des talons pour réclamer néanmoins son «dû»: «Madesu ya bana!»(«Les haricots pour mes enfants!»). Ce fameux «bakchich» totalement banalisé qui gangrène Kinshasa et l’ensemble de la RDC.

Une scène ordinaire, à deux pas du puissant fleuve Congo (4.700 km), triste symbole de la réalité de ces vétérans de 14-18 et de 40-45, ex-«sujets belges» enrôlés dans les «forces militaires indigènes», victimes expiatoires d’un interminable contentieux belgo-congolais. Entre spoliations, corruption et coopération bancale. Avec à la clé, un détournement de 150,5 millions de FB perpétré sous la présidence de Mobutu Sese Seko. Ce même «Roi du Zaïre» qui, en son temps, prétendait défendre ses «anciens serviteurs» et avait choisi comme devise pour son parti, le MPR: «Le devoir d’un soldat est de servir, pas de se servir»…

«Ils nous ont abandonnés comme des chiens en bouffant sur notre dos», s’exclame l’un. «Qui se souvient de nous?», enchaîne l’autre. «Tant de souffrances et de sang perdu», soupire un troisième.

Derrière les murs décrépis de la Maison du Combattant, au cœur du quartier populaire de Gambela, entre égouts à ciel ouvert, nids-de-poule gorgés d’eau par les pluies diluviennes tombées la veille, hurlements du prêcheur portant la bonne parole à une vendeuse de chikwangue (pain de manioc) et publicité tapageuse pour l’insecticide 


«Le Massacreur», les complaintes des «Anciens» passent mal: «Au lieu de nous récompenser, explique Albert Kunuyku, 91 ans, le président de l’association des anciens (Unaco). Les Belges ont préféré traiter à l’époque avec le gouvernement congolais. On voit aujourd’hui où tout cela nous a menés…»

Tout commence le 30 octobre 1885, lorsque le roi-souverain Léopold II, soucieux de protéger «sa» propriété privée, crée alors la «Force publique». «Elle sera le bras armé de la colonisation, rappelle Pierre Lierneux, historien au Musée royal de l’armée. Garante de l’ordre et de la civilisation.»

Pour devenir ensuite une véritable «armée indigène» qui, jusqu’à l’indépendance (1960), jouera un rôle capital entre la surveillance d’un territoire gigantesque (la superficie de l’Europe!), d’illustres batailles (Tabora, Gambela, Saio…) et de multiples répressions.

«Le soldat congolais a été un grand oublié de l’histoire», constate Philippe Jacquij, commissaire de l’exposition «Lisolo na Bisu». 


Des milliers de «frères d’armes» qui, aux côtés des porteurs, ont payé un lourd tribut dans les diverses campagnes d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient (Rhodésie, Abyssinie, Nigeria, Birmanie…) pour repousser l’ennemi nazi et fasciste. «Nous avons tout donné sous le drapeau belge», tient à rappeler «Papa Martin» Kabuya, 96 ans, aujourd’hui bien seul dans ce home pour vieillards de Linwala, l’immense tour de la télévision nationale (RTNC) pour seul horizon.

«Nous étions vaillants, courageux, et bon tireurs», confirme «Koko Albert», assis à l’ombre d’un safoutier.

Inexpérimentés, formés à la hâte, sous les ordres d’officiers blancs exclusivement, et embarqués du jour au lendemain dans une improbable odyssée – des semaines de transport par route ou par bateau, un climat rude, la mort et les maladies, les affres de la vie militaire…–, ces soldats congolais ont «contribué à l’œuvre de la victoire», comme l’écrit le 19 septembre 1944 le gouverneur général Ryckmans, dans un «courrier confidentiel européen» dont Le Soir a pris connaissance. «Grâce à leurs souffrances et à leurs morts, le drapeau belge n’a cessé de flotter fièrement à côté des drapeaux alliés sur les rivages étrangers. 


Le destin n’a pas voulu qu’ils participent à la gloire des batailles. Ils n’en n’ont pas moins mérité notre reconnaissance. Tous, nous avons contracté vis-à-vis d’eux une dette nationale (…).»

Dette nationale. Le mot est lâché. Et de l’Indépendance à nos jours, l’ex-colonie ne cessera de rappeler à la Belgique cette charge «qui relève de son honneur et de son devoir moral».

«A l’époque, rappelle l’ambassadeur de Belgique à Kinshasa, Michel Lastschenko, la Belgique remplira l’ensemble de ses obligations.»

L’Etat colonisateur ouvrira effectivement plusieurs écoles destinées à former les cadres de la Force publique; construira la Cité indigène Abinza (dite «Cité Baudouin») destinée en principe aux seuls «vétérans» et à leurs familles; érigera la Maison du Combattant…

«Et en même temps, précise le Pr Pamphile Mabiala, ethnologue et historien à l’Université de Kinshasa, il exercera un contrôle fort sur ses troupes jusqu’à l’Indépendance, par peur qu’elles ne lui échappent.»


 Comme le prouvent d’ailleurs plusieurs rapports de la Sûreté coloniale et de nombreuses notes émises par l’état-major qui rappellent notamment «la supériorité du savoir-faire belge sur toutes les autres nationalités».

Qu’ils soient invalides, en «congé illimité» ou réengagés au sein du Personnel civil (Perci), les «anciens» sont amers. «Ils nous avaient dit: Vous aurez une maison avec étage, un fusil pour la chasse, un bon lit, vous trouverez tous de l’embauche, écrit l’un d’eux. Bula Matari (le surnom africain de Stanley «le casseur de pierres», NDLR), ce sont des menteurs!» Il n’en sera rien, en effet.

Malgré une aide ponctuelle de 150 FB par trimestre jusqu’à l’Indépendance (qui ne constitue pas une pension, mais «un secours», précise une circulaire d’après-guerre), des dons à la carte pour les veuves et les «nécessiteux» et la promesse de «sépultures pour militaires indigènes», ils ne se sentiront jamais complètement reconnus.

Arrive alors l’Indépendance (juin 1960). Puis l’accession au pouvoir du président Mobutu. 


Qui, le 17 décembre 1966, instaure par ordonnance (nº68/639) le «ministère des Anciens Combattants». Le maréchal-guide s’autoproclamant «ministre chef» de ce département et entend défendre ces «anciens serviteurs» et se dit «soucieux de leur vie sur le plan social». Il va également récompenser au passage les «poilus» de 14-18 (6 zaïres par mois) et promet sa «haute bienveillance» pour les autres.

«Mobutu a créé l’Armée nationale zaïroise comme instrument de pouvoir. Les Anciens, ça n’était évidemment pas sa priorité. Il voulait faire bonne figure et assurer sa sécurité personnelle», note le Pr Mabiala. 


«Pour lui, ces vétérans étaient à la fois respectables parce qu’ils avaient été militaires et en même temps, ils avaient été complices des Belges», confirme un ex-ministre belge qui souhaite garder l’anonymat.

Le 5 novembre 1969, lors d’une rencontre avec le Premier ministre Gaston Eyskens (CVP), Mobutu lance, un brin provocateur: 


«Pourquoi la Belgique laisse-t-elle au Congo la charge de ceux qui ont donné leur sang pour l’ancienne Métropole?», lit-on dans un télex des Affaires étrangères. Face à l’énorme dossier des créances belgo-congolaises (sociétés minières, chemin de fer, agents parastataux…), ce dossier paraît bien mineur. 

Mais le «Léopard de Kinshasa» sait que le sujet a été «laissé en suspens» par la commission mixte des règlements financiers. Il veut en outre obtenir le «maximum». «Pas question d’accepter une aumône!», dira-il en aparté.

De son côté, la Belgique n’y voit «aucune obligation juridique. La Force publique étant un service public de la Colonie», mais entend toutefois agir «pour des raisons sociales et humanitaires» et pour «préserver les bonnes relations avec le Congo», lit-on dans un courrier diplomatique secret.

Il faudra attendre 1972 pour qu’un accord soit enfin conclu. La Belgique s’engageant à verser «une somme forfaitaire et unique» de 150,5 millions de FB (3.730.795,29 euros) payée en 4 tranches (39,5 millions de FB en 1973 et 37 millions de FB les trois autres années) «en faveur des anciens combattants de 1914-18 et invalides de la guerre de 1940-45». 


Les intéressés n’en verront jamais le moindre franc…

Le Zaïre est alors à genoux. Sa dette colossale, l’inflation galopante, la misère immense. Et le «Guide» n’est plus à un détournement près: «Pour la seule période de 1977 à 1979, Mobutu détourna, d’après certaines estimations prudentes, plus de 200 millions de dollars à son profit et au profit de sa famille», rappelle David Van Reybrouck, auteur du magistral Congo, une histoire.

Qui? Comment? Difficile à dire. On manque de témoins directs. Beaucoup sont morts ou «ne se souviennent plus». Et les archives ont été détruites ou pillées. «Nous avons un sérieux problème de mémoire dans ce pays, regrette Gally Nguvulu, de l’Association des enfants des pionniers de l’Indépendance. Il y a eu beaucoup trop d’égoïsme, de mal gouvernance, de mauvaise foi aussi.»

«Mobutu a bouffé cet argent, écrivez-le!», s’insurge le colonel Kasangana, secrétaire général aux Anciens Combattants. «Spoliés par leurs propres dirigeants après une guerre qui n’était pas la leur», enchaîne le colonel Déogratias Lukwebo, conseiller du ministre de la Défense. 


Un détournement de fonds dénoncé, en 1992, par la Conférence nationale souveraine qui, dans un rapport circonstancié, recommandait de «réparer les préjudices causés» et «d’engager des poursuites» à l’encontre des auteurs.

«Rien n’a évidemment jamais été entrepris», note le Pr Mabiala. Ce qui provoqua, au fil du temps, l’incompréhension et la colère des anciens qui ignoraient tout de cette spoliation.

«Ils se sont sentis trahis par la Belgique qui avait pourtant réglé sa dette», note Venant Nyamerweru, directeur des études au secrétariat général.

«La Belgique avait reconnu et assumé ses responsabilités dans ce dossier, confirme Etienne Davignon, alors directeur de cabinet aux Affaires étrangères belges. Le dédommagement avait été intégralement payé et le problème définitivement réglé.»

Mais pour «Papa Kabuya», ses frères d’armes et leur ayant droit, le malheur ne s’arrêtera pas là. Les successeurs de Mobutu n’étant guère plus respectueux à leur égard…

Elus et fonctionnaires de l’Etat congolais détournant sans vergogne, et jusqu’il y a peu encore, certaines aides humanitaires (vêtements, vivres, médicaments…) acheminées via les fraternelles (Craoca, Ufracol…), les fédérations d’anciens et les ONG (Caritas, Croix-Rouge…); spoliant des parcelles qui ne leur étaient pas destinées; promettant en vain une revalorisation de «l’allocation de vieillesse» (ADVV) plafonnée entre 7500 et 12.000 francs congolais selon le grade (entre 5 et 10 $ environ); manipulant les comptes de la Maison du Combattant… 


«Beaucoup de ces anciens n’ont plus confiance et se sentent oubliés du système», constate aujourd’hui Buetasa Mulong, directeur des pensions et des rentes. Et pour cause: aujourd’hui, dans une RDC plongée dans le chaos social, le sort de ces soldats retraités semble bien la dernière des priorités.

A Matadi (Bas-Congo), la Maison du Combattant a été du jour au lendemain transformée en… tribunal de commerce. A Bomba, c’est l’Agence congolaise de presse (AGC) qui y a installé ses quartiers. «Je n’étais même pas au courant!, prétend le colonel Kasangana. Mais j’ai fait une note au ministre», promet aussitôt ce haut fonctionnaire.

Même engagement sur l’ADVV: «Nous avons déposé un dossier pour une revalorisation à 63.000 francs. Des pourparlers sont en cours avec le ministre du Budget depuis des mois.»

«Des promesses, rien que des promesses!», s’insurge-t-on à la Maison du Combattant. La gratuité des transports et l’exonération des taxes d’eau et d’électricité tant promises? «La majorité des bus sont privés. Avec notre carte d’anciens, ils nous rient au nez. Le reste, on n’a jamais rien vu venir.»

Pour «Papa Hubert» et tous les autres, la vie est une lutte de tous les instants. 


Tous voudraient tant croire aux affiches de 20 m2 du président Kabila qui affirme: «Si vous ne croyez pas à mes paroles, croyez à mes actes.» Mais ils doivent surtout faire avec la vie chère de Kin, les coupures de courant incessantes, des services publics défaillants, les routes défoncées, la corruption, la perspective de funérailles qui leur coûtera au bas mot 2.000 dollars…

Et puis, il y a ces amitiés belgo-congolaises si intenses qui, au fil des ans, ont pris du plomb dans l’aile. Avec les échanges, les décorations, la visite appréciée du roi Albert II lors du 50e anniversaire de l’Indépendance…

Le monument de la Force publique de Gambela inauguré en 2005 est aujourd’hui à moitié pillé et envahi par les mauvaises herbes. L’exposition «Lisolo na Bisu» qui aurait dû sillonner dans tout le pays a été dérobée elle aussi. 


«On leur a volé leur histoire», déplore Philippe Jacquij. Et puis, il y a surtout ce fameux projet humanitaire initié en 2005 sous le ministre Flahaut (Défense, PS): réhabilitation du dispensaire des anciens avec l’aide de la CBT, appui médical et technique, don de deux véhicules utilitaires et de deux ambulances…

«Deux fois par an, rappelle Michel Jaupart, l’ex-directeur de cabinet de Flahaut, une équipe médicale et un stock de médicaments étaient envoyés à Gambela. Le projet tournait très bien.» Un projet aujourd’hui tombé en totale désuétude, à cause de la Belgique cette fois.

La crise gouvernementale de 2007 est passée par là. Puis le ministre De Crem (CD&V) a pris le relais. Et le dossier est arrivé entre les mains du gouvernement «qui a décidé de ne pas décider», déplore un conseiller.

Désormais, le Dr Bernadette Mboma et l’équipe du dispensaire (27 agents) se retrouvent bien seuls: «Nous gérons une centaine de patients par mois avec beaucoup de pathologies (maladies dégénératives, hypertension, diabète…) et des besoins sociaux immenses. J’ai 27 patients qui devraient être opérés depuis des mois de la cataracte. En vain.» Les Belges ont déserté les lieux depuis 2011. 


«Il n’y a plus de médicaments. Je fais des ordonnances, mais elles reviennent aussitôt la visite suivante. Les anciens et leurs familles n’ont pas les moyens», ajoute le médecin. Et les véhicules offerts ont été démontés, revendus ou détournés à d’autres fins… «Je regrette profondément cette situation», réagit le colonel Dasseville, attaché de défense à Kin qui, chaque année, à l’occasion du 11 novembre, vient en aide aux anciens comme il peut.

Ces mêmes vétérans, dont on a tant vanté le «courage», spoliés sous Mobutu et désormais laissés-pour-compte de l’Histoire.

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Hugues Dorzée
Le Soir 

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