Il pleut sur Kinshasa. L’eau monte jusqu’aux jantes des voitures, inutile d’essayer de sortir de la ville. Sauf en avion.
Les routes sont à l’abandon, ne parlons pas des trains, mais le seul réseau routier en bon état est celui qui relie le centre à l’aéroport N’Djili, par le boulevard Lumumba.
Je dois rentrer à Paris ce soir. J’ai un chauffeur à ma disposition, avec une bonne voiture. De l’autre côté de la vitre et de la climatisation, passe la ville.
Ici les transports publics font défaut, l’enseignement primaire n’est toujours pas gratuit, et on retient les mères à la maternité jusqu’à ce qu’elles paient leur accouchement (voir le documentaire Dames en attente, de Dieudo Hamadi).
Mais les Kinois gardent une énergie étonnante. Ils se débrouillent en montant des petits commerces, et en marchant beaucoup.
On m’a prévenue qu’il vaut mieux m’enregistrer en avance si je veux embarquer ce soir. Sur le boulevard du 30-Juin, la petite agence Air France déborde de voyageurs et de valises.
De guichet en guichet on vérifie mon passeport, on me distribue divers formulaires, des intermédiaires me proposent leur aide en échange d’un peu d’argent. Nous dégoulinons tous de pluie et de transpiration. Je paie encore pour le Go Pass : 50 dollars, une taxe gérée «de façon opaque», selon Radio Okapi (la seule radio indépendante du Congo RDC). Une amie m’a avertie de faire attention au papier qu’on me tendra: il me faut le Go Pass «international», et pas le «national», à 10 dollars.
Les 40 dollars de différence disparaissent dans le tour de passe-passe, et ensuite la vie devient très compliquée. Elle-même est restée coincée à deux mètres de l’avion, interdite d’embarquer.
Je repars en voiture vers l’aéroport. Depuis qu’on a élargi le boulevard Lumumba, il forme une sorte de douve coupant les quartiers en deux. Les nombreux piétons qui se déplacent dans le noir se font écraser. Il n’y a pas de trottoirs.
Un programme de passerelles a été lancé, j’en distingue du moins les affiches à l’approche de l’aéroport. Le trafic ralentit. Le chauffeur me demande de remonter ma vitre.
De chaque côté de notre capsule se déroule une vie de petits bars, de mamans qui ont posé leurs bassines de pains au bord de la route, d’enfants qui vendent des sachets d’eau, de gens tous très jeunes qui apparaissent dans nos phares puis s’enfoncent dans la vie de Matete, Masina et Nsanga : des quartiers que mon chauffeur ne fait jamais que traverser, lui qui vit à Linete «où il y a des maisons en dur et l’électricité».
L’aéroport est en forme de rotonde. Pas de panneau d’annonces. Une file se dessine sous une des arches de béton, des noms circulent, Bruxelles et Paris, c’est nous. Mon voisin me demande pourquoi j’ai, moi, un formulaire jaune. Toute la file se met à comparer ses liasses de formulaires, dont les précieux Go Pass en deux morceaux détachables. J’émets l’idée que mon formulaire jaune - reçu, si je lis bien, pour une taxe destinée au développement du tourisme - ne s’adresse qu’aux étrangers. Mes voisins immédiats protestent : ils sont français eux aussi. Je suis la seule mundele (blanche) de la file, ils me pardonnent en plaisantant. Une solidarité de groupe se forme dans notre équipée, contre les nombreux agents qui nous contrôlent. La logique de leurs exigences nous échappe. On nous demande de nous éloigner (personne n’obéit) puis de revenir (nous nous agglutinons). Encore des questionnaires à remplir. Des Bics circulent. Douane, tampons. Par la baie vitrée je le vois, il est là : l’avion.
Petit trajet en bus, encore un contrôle, quelques pas sur le tarmac… Et là, sous l’aile, un dernier barrage : des militaires en armes.
Le Go Pass ! Tout le monde tend fébrilement son papier rose et blanc. Je serre le mien depuis si longtemps dans ma main qu’il a pris la consistance du buvard. En haut, par la porte ouverte, par-dessus les mitraillettes et les treillis, deux hôtesses Air France, surréalistes, en tailleur et petit bonnet.
Et dès l’entrée de l’avion : musique lounge, eau minérale, lingettes rafraîchissantes, et cet air froid et sec, himalayen, que j’associe toujours aux voyages en avion. Je m’habitue de moins en moins au contraste : les villes de piétons pauvres, et les avions qui en décollent, bulles quasi-hermétiques, dans un ciel idéal.
Je réalise que personne ne m’a demandé le formulaire jaune, celui du tourisme. Il ressemble de plus en plus à une photocopie bricolée.
En contemplant Kinshasa qui s’éloigne, je me souviens de ce que disait Djo Tunda wa Munga, le réalisateur du film Viva Riva : «Les défenseurs du capitalisme devraient venir au Congo, une société désertée par l’Etat, où tout se monnaye et se négocie, où chacun est un mercenaire, jusqu’à dévorer son prochain.»
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Marie DARRIEUSSECQ
© Libération
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Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.Par Marie DarrieussecqChroniques
Les routes sont à l’abandon, ne parlons pas des trains, mais le seul réseau routier en bon état est celui qui relie le centre à l’aéroport N’Djili, par le boulevard Lumumba.
Je dois rentrer à Paris ce soir. J’ai un chauffeur à ma disposition, avec une bonne voiture. De l’autre côté de la vitre et de la climatisation, passe la ville.
Ici les transports publics font défaut, l’enseignement primaire n’est toujours pas gratuit, et on retient les mères à la maternité jusqu’à ce qu’elles paient leur accouchement (voir le documentaire Dames en attente, de Dieudo Hamadi).
Mais les Kinois gardent une énergie étonnante. Ils se débrouillent en montant des petits commerces, et en marchant beaucoup.
On m’a prévenue qu’il vaut mieux m’enregistrer en avance si je veux embarquer ce soir. Sur le boulevard du 30-Juin, la petite agence Air France déborde de voyageurs et de valises.
De guichet en guichet on vérifie mon passeport, on me distribue divers formulaires, des intermédiaires me proposent leur aide en échange d’un peu d’argent. Nous dégoulinons tous de pluie et de transpiration. Je paie encore pour le Go Pass : 50 dollars, une taxe gérée «de façon opaque», selon Radio Okapi (la seule radio indépendante du Congo RDC). Une amie m’a avertie de faire attention au papier qu’on me tendra: il me faut le Go Pass «international», et pas le «national», à 10 dollars.
Les 40 dollars de différence disparaissent dans le tour de passe-passe, et ensuite la vie devient très compliquée. Elle-même est restée coincée à deux mètres de l’avion, interdite d’embarquer.
Je repars en voiture vers l’aéroport. Depuis qu’on a élargi le boulevard Lumumba, il forme une sorte de douve coupant les quartiers en deux. Les nombreux piétons qui se déplacent dans le noir se font écraser. Il n’y a pas de trottoirs.
Un programme de passerelles a été lancé, j’en distingue du moins les affiches à l’approche de l’aéroport. Le trafic ralentit. Le chauffeur me demande de remonter ma vitre.
De chaque côté de notre capsule se déroule une vie de petits bars, de mamans qui ont posé leurs bassines de pains au bord de la route, d’enfants qui vendent des sachets d’eau, de gens tous très jeunes qui apparaissent dans nos phares puis s’enfoncent dans la vie de Matete, Masina et Nsanga : des quartiers que mon chauffeur ne fait jamais que traverser, lui qui vit à Linete «où il y a des maisons en dur et l’électricité».
L’aéroport est en forme de rotonde. Pas de panneau d’annonces. Une file se dessine sous une des arches de béton, des noms circulent, Bruxelles et Paris, c’est nous. Mon voisin me demande pourquoi j’ai, moi, un formulaire jaune. Toute la file se met à comparer ses liasses de formulaires, dont les précieux Go Pass en deux morceaux détachables. J’émets l’idée que mon formulaire jaune - reçu, si je lis bien, pour une taxe destinée au développement du tourisme - ne s’adresse qu’aux étrangers. Mes voisins immédiats protestent : ils sont français eux aussi. Je suis la seule mundele (blanche) de la file, ils me pardonnent en plaisantant. Une solidarité de groupe se forme dans notre équipée, contre les nombreux agents qui nous contrôlent. La logique de leurs exigences nous échappe. On nous demande de nous éloigner (personne n’obéit) puis de revenir (nous nous agglutinons). Encore des questionnaires à remplir. Des Bics circulent. Douane, tampons. Par la baie vitrée je le vois, il est là : l’avion.
Petit trajet en bus, encore un contrôle, quelques pas sur le tarmac… Et là, sous l’aile, un dernier barrage : des militaires en armes.
Le Go Pass ! Tout le monde tend fébrilement son papier rose et blanc. Je serre le mien depuis si longtemps dans ma main qu’il a pris la consistance du buvard. En haut, par la porte ouverte, par-dessus les mitraillettes et les treillis, deux hôtesses Air France, surréalistes, en tailleur et petit bonnet.
Et dès l’entrée de l’avion : musique lounge, eau minérale, lingettes rafraîchissantes, et cet air froid et sec, himalayen, que j’associe toujours aux voyages en avion. Je m’habitue de moins en moins au contraste : les villes de piétons pauvres, et les avions qui en décollent, bulles quasi-hermétiques, dans un ciel idéal.
Je réalise que personne ne m’a demandé le formulaire jaune, celui du tourisme. Il ressemble de plus en plus à une photocopie bricolée.
En contemplant Kinshasa qui s’éloigne, je me souviens de ce que disait Djo Tunda wa Munga, le réalisateur du film Viva Riva : «Les défenseurs du capitalisme devraient venir au Congo, une société désertée par l’Etat, où tout se monnaye et se négocie, où chacun est un mercenaire, jusqu’à dévorer son prochain.»
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Marie DARRIEUSSECQ
© Libération
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Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.Par Marie DarrieussecqChroniques
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