mercredi 6 octobre 2010

Que faire face à un chef d’Etat abusif ?

 

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Depuis que l’Afrique s’est lancée dans son second processus de démocratisation à la fin des années 80, tout ce que les Africains qualifient de démocratie prévoit un mécanisme approprié de déposition du chef d’Etat en cas de manquement grave à la gestion de la res publica. Mais confronté à la réalité du pouvoir, ce mécanisme ne peut être mis en branle parce que les institutions étatiques importées des démocraties occidentales, mimétisme oblige, placent automatiquement les chefs d’Etat africains au dessus de la loi. Ainsi, en dépit de nombreux crimes économiques et de sang, de violations intempestives de la constitution et parfois même de hautes trahisons avérées qu’ils ne cessent de commettre au vu et au su de tout le monde, les chefs d’Etat africains n’ont de compte à rendre à personne. Quant aux peuples, ils n’ont aucun recours face à la tyrannie. Pourtant, les régimes politiques d’Afrique précoloniale avaient mis en place des mécanismes de déposition du chef qui fonctionnaient.

Dans son article «La démocratie en Afrique précoloniale» paru en 1990 dans
«Afrique 2000», la revue africaine de politique internationale, G.B.N. Ayittey donne la parole à N.J.J. Olivier, qui l’a étudiée de fond en comble, pour brosser le portrait d’un chef chez les Bantou. Contrairement à ce que l’on peut observer de Mobutu Sese Seko à Hyppolite Kanambe alias Joseph Kabila en passant par Laurent-Désiré Kabila, chez les Bantou, «le chef était entouré et soutenu par des groupes et institutions variés qui l’empêchaient de devenir un chef abusif et qui faisait du gouvernement bantou un type particulier de démocratie, bien que ne reposant pas sur le principe des élections libres et sur le vote individuel ou collectif». Dans l’exercice de ses fonctions, «le chef ne pouvait passer outre aux sentiments de son peuple, ni à l’influence de ceux qui le conseillaient, faute de quoi, c’était la chute qui l’attendait». De son côté, J.B. Brausch, que l’ex-premier ministre congolais Lunda-Bululu cite dans son ouvrage «La conclusion des traités en droit constitutionnel zaïrois. Etude de droit international et de droit interne» (Ed. de l’ULB, 1984), enseigne que « les institutions gouvernementales traditionnelles reposaient sur trois éléments : la libre expression de l’opinion publique, [devenue un crime depuis les indépendances], l’accord unanime dans l’intérêt de l’unité du groupe et la personnalité du chef dont le rôle était celui d’un médiateur plus que d’un dictateur. L’opinion publique était souvent consultée par le moyen de réunions de la population - ou de ses délégués si la circonscription était trop étendue - avant toute décision qui engageait les intérêts de la communauté».

Il ne s’agit pas ici de rendre un hommage facile à l’Afrique précoloniale. Celle-ci, on le sait, n’était ni un paradis, encore moins un enfer. C’était tout simplement des sociétés humaines avec leurs succès et leurs travers. Parmi les travers, N.J.J. Olivier signale d’ailleurs que «même à cette époque-là, il y avait des chefs stupides qui se croyaient assez braves pour agir à leur guise. Ils faisaient des choses étranges sans consulter quiconque, comme s’approprier le bétail du peuple, tuer sans raison, déclarer la guerre, s’emparer de jeunes filles de la tribu». Notons que cette image colle bien à la peau des chefs d’Etat africains en général et d’Hyppolite Kanambe en particulier ainsi que de ces deux prédécesseurs.

Pour faire face aux abus, l’homme africain, qui savait comme tous les peuples du monde que le pouvoir corrompt ou enivre, avait inventé des mécanismes de déposition. Jan Vansina écrit, par exemple, au sujet du pouvoir royal chez les Kuba au Congo : «Le conseil de couronnement, ibaam, n’intervenait qu’en cas de crise grave. Il pouvait convoquer le roi, lui dicter une ligne de conduite et, si celle-ci n’était pas suivie, on pense que le conseil pouvait ordonner le meurtre du roi. Mais la dernière garantie du peuple contre la tyrannie résidait dans les charmes nationaux... Aucun roi ne pouvait ignorer les limites de son pouvoir. D’ailleurs, lors de son investiture, on lui rappelait par trois fois que la tyrannie menait à la mort » (Le royaume Kuba, Tervuren, 1964).

Chez bien d’autres peuples de l’actuel espace Congo dont les Bambala, qui chérissent la liberté autant qu’ils adorent Nzambi Pungu, le créateur de l’univers, des groupes d’hommes, en majorité constitués de femmes, s’assemblaient et se relayaient devant la résidence du chef. Ils gesticulaient ; faisaient des incantations ; martelaient le sol de leurs pieds ; les femmes relevaient brusquement et des temps en temps leurs pagnes jusqu’à laisser entrevoir les fesses qu’elles pointaient en direction de l’entrée de la résidence du chef en signe de malédiction ; elles tombaient à terre et se retournaient en tous sens. Sur toutes les lèvres, la même complainte : «Eh fumu muguedu ugazola gifumu !» (Heureux sois-tu chef, toi qui adore le pouvoir pour le pouvoir !) Un langage plein de sous-entendus comme seule l’Afrique profonde sait en inventer. Devant ce spectacle, le chef devait soit faire amende honorable à son peuple, soit s’exiler pour ne pas être décapité.

On retrouve presque le même mécanisme quand K.S. Carlston décrit le
«Kirikiri», processus de déposition du chef chez les Yoruba, dans l’actuel Nigeria. «Une foule défilait dans la ville ou dans la campagne l’insultant haut et fort, pour finir devant sa résidence sur laquelle elle lançait de la terre et des pierres. [Ce que venait de faire le désormais héros national Armand Tungulu, immolé sur l’autel d’une dictature de plus en plus sanguinaire]. S’il ne quittait pas le pays ou ne se suicidait pas dans le délai de trois mois, un groupe choisi d’hommes s’emparait de lui et le mettait à mort» (Le royaume Kuba, Tervuren, 1964). Remarquons que le terme «Kirikiri» désigne également une danse de la musique congolaise moderne de la fin des années 60, plus précisément de l’orchestre African-Fiesta Sukisa. Simple coïncidence ? Probablement la survivance d’un lointain passé.

En matière de gouvernance au service du peuple, la maturité précoloniale ne résidait pas seulement dans l’effectivité du processus de déposition du chef. Elle s’observait également dans un autre domaine tout aussi sensible contre lequel l’Afrique moderne n’a toujours pas trouvé de remède. Il s’agit des interférences des membres de la famille biologique du chef d’Etat dans la gestion de la chose publique, phénomène qui dans le Congo actuel porte le nom de Jaynet ou Zoe
«Kabila». Pourtant, dans l’Empire Lunda, par exemple, nos ancêtres avaient conçu un antidote contre ce mal. Lors de l’intronisation, l’Empereur devait faire l’amour avec sa sœur pour couper le lien le rattachant à sa famille biologique afin de se conduire en le chef de tous les Lunda.

On ne va pas lancer des appels au «Kirikiri» face aux chefs d’Etat abusifs. On ne va pas exiger que les chefs d’Etat africains forniquent avec leurs sœurs lors de l’intronisation pour que les Etats se prémunissent enfin des interférences des membres de leurs familles biologiques dans la gestion de l’Etat. Mais qu’a fait l’Afrique moderne pour que les chefs d’Etat africains rendent des comptes à leurs peuples ou qu’ils soient demis de leurs fonctions pour faute grave ? Qu’a fait l’Afrique moderne pour que les membres de leurs familles biologiques ne soient pas au dessus de la loi ? Dans le Congo actuel, par exemple, il est évident que l’imposteur Hyppolite Kanambe ne peut que régner par la terreur. Son pouvoir ne peut être qu’une crise grave permanente interdisant toute alternative pacifique. Le fils de Kanambe, venu de sa terre minuscule du Rwanda à la faveur de la vie sexuelle désordonnée d’un certain Laurent-Désiré Kabila, viole constamment la constitution. Il brade des pans entiers de l’économie nationale et gère les finances de l’Etat dans une opacité dictée par sa quête d’enrichissement personnel. Il distribue puissance, gloire, fortune et impunité à ses clients politiques du moment. Il ordonne des assassinats et des massacres à volonté. Les membres de sa famille biologique font la loi et se servent de l’Etat, assurés qu’ils sont de leur totale impunité. Mais le parlement, le sénat et la justice, autant de contre-pouvoirs censés arrêter la folie destructrice du chef et des siens, s’enferment dans un silence assourdissant. On peut maudire le ciel pour ce nouveau malheur qui frappe la nation. Mais il ne faut pas oublier la responsabilité des élites du pays qui ont mis en place un appareil de gouverne qui facilite l’imposture et la dictature autant qu’il les enracine.

Dans les dictatures d’hier comme dans les prétendues jeunes démocraties d’aujourd’hui, les Africains n’ont aucun recours face aux chefs d’Etat abusifs. Ils n’ont aucune parade face à l’influence néfaste des membres des familles biologiques des chefs d’Etat. Sous d’autres cieux, cela devrait inciter intellectuels et hommes politiques à remettre en cause le modèle politique aveuglement copié de l’Occident et à se rendre compte que ce que l’on qualifie de jeunes démocraties ne sont rien d’autre que des morts nés. Mais nous sommes en Afrique, continent dans lequel l’être humain semble souffrir d’une tare congénitale tellement il est incapable de porter son regard sur les différents aspects de la vie en société et d’en tirer une lumière pour que la société soit humaine. A ce rythme, les peuples n’ont d’autre choix que de se réveiller en sursaut chaque fois que leurs chefs d’Etat, pourtant élus démocratiquement, les assassinent en toute impunité. Comme ce fut le cas quand Hyppolite Kanambe commandita l’assassinat de Floribert Chebeya et de son chauffeur. Comme c’est le cas maintenant que l’assassin récidiviste vient d’ordonner le meurtre d’Armand Tungulu.

© Congoindépendant 2003-2010

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