Par Le Potentiel
Il y a quelques années, la Côte d’Ivoire était en exemple comme étant le modèle de prospérité de l’Afrique de l’Ouest. C’était encore le règne du Vieux, le sage de l’Afrique Houphouët-Boigny. Aujourd’hui, ce temps est loin derrière, car ce géant de l’Afrique de l’Ouest a sombré dans le chaos dont il a encore de la peine à s’en sortir malgré la dernière présidentielle.
C’était apparemment le meilleur élève de la classe. Un pays donné en exemple dans un continent miné par la misère et les guerres. On a même pu parler de « miracle ivoirien» tant cette ancienne colonie française avait accumulé les succès économiques en tout juste deux décennies après l’indépendance. Quant à son président, l’homme qui personnifiait son pays, Félix Houphouët-Boigny, il était présenté e« le Sage de l’Afrique» ou encore « l’Homme de la paix ».
On sait aujourd’hui ce qu’il en est. Le pays a été momentanément coupé en deux et demeure à la merci d’une reprise des combats entre les rebelles et les forces gouvernementales. L’économie est, dévastée et de nombreux Européens, ceux-là mêmes qui contribuaient prospérité du territoire, ont été contraints de fuir.
Alors que s’est-il passé? Pourquoi ce pays réputé si calme, si hospitalier, a-t-il soudain basculé dans la violence? En réalité, le ver était étais depuis longtemps dans le fruit. Mais une fois encore les responsabilités françaises sont évidentes, tant l’ancien colonisateur a été impliqué dans la politique ivoirienne.
Même l’un de ses adversaires politiques les plus résolus, Laurent Gbagbo, l’actuel président ivoirien, lui a rendu hommage à l’heure de sa mort. Il a parlé de la chute du « plus grand baobab ». Ainsi en France, Ide la disparition du général de Gaulle, avait-on évoqué « le chêne ’00 abat ». Une comparaison qui ne doit rien au hasard. Les deux hommes étaient proches, s’estimaient et entendaient pareillement incarne leur pays. Le « Vieux », comme on appelait familièrement le président Houphouët-Boigny, a régné pendant plus de trente ans sur la Côte d’Ivoire. Car avant même d’exercer officiellement le pouvoir, il a dominé la vie politique de son pays.
Des Français se sont installés sur la côte -ivoirienne dès le XVIIIe siècle. Mais la véritable colonisation de l’intérieur commence au XIXe siècle. Et comme ailleurs, elle est ponctuée de nombreuses violences Contre les tribus qui refusent de se soumettre. Une pacification qui n’est rien moins que pacifique. Les derniers insurgés ne rendent les armes qu’au début du siècle suivant.
Pour fixer les frontières, le colonisateur n’a bien sûr pas tenu compte de la répartition ethnique des populations. Le résultat est un kaléido scope ethnique rassemblant artificiellement des gens qui n’avaient nulle envie de vivre ensemble et qui se sont souvent combattus. Cependant, pour simplifier, les spécialistes s’accordent à déterminer quatre grands ensembles. Mais ici ou là, on trouve des enclaves ethniques créées en fonction des migrations ou du développement économique.
Au sud-est se situent les Kwa, des populations venues du Ghana actuel, et parmi elles les Baoulé installés au cœur de la Côte d’Ivoire, Ce groupe ethnique jouera un grand rôle politique dans l’histoire du pays car beaucoup de dirigeants en seront issus. Au sud-ouest dominent les Krou et les Bété, les peuples de la forêt. Des populations qu’on retrouve aussi au Liberia et en Guinée. Ces deux ensembles animistes seront progressivement christianisés à la différence des de autres qui ont été islamisés. Au nord-ouest résident les Malinké qui comme leur nom l’indique, sont originaires du Mali. Ils ont longtemps dominé le commerce transsaharien et leurs chefs ont notamment alimenté la traite des esclaves. De l’autre côté, au nord-est, sont implantés les Sénoufo, des agriculteurs installés aussi en Haute-Volta, l’actuel Burkina Faso.
Il résulte donc de cette répartition ethnique que le Nord est plutôt musulman tandis que le Sud est chrétien même si l’imprégnation animiste demeure.
La colonisation se traduit d’abord par le recours au travail forcé. Un impôt en nature qui est aussi une autre forme d’esclavage ou de servage! Une situation dénoncée tant par le journaliste Albert Londres que par l’écrivain André Gide. De la même manière, des autochtones sont enrôlés de force dans le célèbre corps des tirailleurs sénégalais. Enfin, il faudrait aussi évoquer l’accaparement des terres par les grands propriétaires coloniaux. Autant de violations des droits de l’homme qui suscitent des protestations chez les colonisés les plus conscients et les plus aisés, parmi lesquels le jeune Félix Houphouët.
Il est né au début du xx’ siècle, ou peut-être un peu avant : chez les Baoulé il n’existe pas d’état civil. Issu d’une riche famille de propriétaires terriens et de chefs, il est appelé à le devenir aussi. Après s’être converti au catholicisme, il fait d’abord des études de médecine à Dakar. Trois petites années qui permettent de former ceux qu’on appelle non sans dédain des « médecins africains », c’est-à-dire des praticiens au rabais.
Houphouët sort premier de sa promotion et exerce quelque temps comme médecin auxiliaire. Mais il n’en oublie pas pour autant les intérêts de sa famille et de son pays. Dès le début des années 1930, Houphouët-Boigny prend la tête d’un mouvement de planteurs africains hostiles aux grands propriétaires blancs et à la politique économique du colonisateur qui les privilégie. Il publie dans une feuille socialiste métropolitaine un article intitulé: « On nous a trop volés! »
Juste avant la Seconde Guerre mondiale, Houphouët succède à son frère et devient chef du canton de Yamoussoukro, son village natal. Cette chefferie traditionnelle dispose d’une réelle autorité sur la population. Cependant, son titulaire doit composer avec l’administration française, en particulier lorsque celle-ci ordonne des réquisitions de travailleurs. En même temps, grâce à un important héritage d’un oncle maternel, Houphouët devient l’un des plus importants planteurs africains.
Ce chef, qui n’hésitera jamais à revendiquer sa ruralité, est donc ri Au fil des ans, il ne cessera d’arrondir sa pelote. On dira même, vers la fin de sa vie, qu’il était l’homme le plus riche d’Afrique.
En 1944, il crée le SAA, le Syndicat agricole africain, une organisation de planteurs naturellement anticolonialiste et antiraciste. C’est à cette époque qu’il s’engage vraiment dans le combat politique et devient Houphouët-Boigny. La conférence de Brazzaville de 1944 ayant prévu la représentation des colonies au Parlement, Houphouët-Boigny est élu fin 1945 député de la Côte d’Ivoire à l’Assemblée constituant française. Son syndicat donne naissance au Parti démocratique de Côte d’Ivoire, le PDCI, un parti qui sera toujours à sa dévotion. En 1946, nouvelle étape cruciale, il est à l’initiative d’une loi abolissant le travail forcé dans les colonies. Houphouët-Boigny, compagnon de route du parti communiste français, est alors considéré par les colons comme un homme dangereux, un agitateur.
À la fin des années 1940, son parti organise grèves et manifestations autant d’actions violemment réprimées par le pouvoir colonial et cau sant de nombreux morts.
Riche planteur, Houphouët-Boigny n’est pas lui-même inquiété. D’ailleurs, il ne tarde pas à tourner casaque. Rompant avec les communistes, il se rapproche de la gauche modérée et adhère même à l’UDSR, le parti de François Mitterrand, un homme politique dont il sera toujours très proche.
Cette évolution s’explique aisément. S’il était proche des communistes, c’était à cause de leurs positions anticolonialistes. Chassés du gouvernement, ils ne lui sont plus utiles. En outre, la guerre froide ayant déjà commencé, Houphouët-Boigny a déjà choisi son camp, ce sera l’Ouest. Ce changement de position va de pair avec un autre revirement politique. Contrairement à la plupart des principaux leaders africains qui demandent une indépendance immédiate, il envisage désarma une transition en douceur au sein de l’ensemble français, sans ture. Il préfère donc coopérer pour mieux préparer l’avenir. Houphouët-Boigny entretient des liens très étroits avec les milieux d’affaires, rassurés depuis qu’il s’est éloigné des communistes. Sa fortune est aussi un gage de tranquillité! Dès 1957, il est le plus riche planteur de cacao et de café de Côte d’Ivoire.
Aux côtés de Gaston Defferre, Houphouët-Boigny travaille à l’élaboration de la loi-cadre qui prévoit l’autonomie des colonies. En même temps, il entre au gouvernement français et sera ministre sans interruption jusqu’en 1959. Il est donc naturellement l’interlocuteur ivoirien de Paris. Le seul!
Attaché au développement économique et à la modernisation, il estime maintenant qu’il ne peut arriver à ses fins qu’en préservant le lien filial que la Côte d’Ivoire entretient avec la métropole. Et c’ e t malgré lui qu’il proclamera l’indépendance de son pays en 1960.
Le Monde :
Pressé par François Mitterrand, jeune ministre de la France d’outre-mer, qui veut faire accepter par les colons la nouvelle politique africaine, Houphouët est contraint de donner de multiples gages de collaboration à l’administration. Il ira jusqu’à dire, en 1955: « 11 n’y a pas, il ne peut y avoir d’action utile en dehors de la Coopération. » Cette collaboration rapporte des dividendes. Même si les brimades administratives se poursuivent encore quelque temps, Houpho4ët remporte, en 1956, un très net succès électoral. Pourtant, encore une fois, il se trouve un peu à contre-courant, à l’époque de la loi-cadre et de la montée des nationalismes africains, au lendemain de Diên Biên Phu et des débuts de l’insurrection algérienne. Il n’est alors guère favorable à des réformes. En revanche, à l’époque où la Côte d’ivoire est devenue la « vache à lait» de l’Afrique-Occidentale française, il se fait de plus en plus l’avocat des colons français locaux et des planteurs ivoiriens, en voulant jouer les seules cartes du territoire. Il ne tolère pas, en effet, que celui-ci «porte à bout de bras l’A-OF », et préconise « une adhésion directe de chaque État à la Communauté française ». Ce comportement sera désormais une constante chez celui qui, en 1960, après avoir été ministre du gouvernement français puis Premier ministre, en avril 1959, du gouvernement ivoirien, devient le « père de l’indépendance ».
S’il a proclamé du bout des lèvres l’indépendance de son pays, c’est que Félix Houphouët-Boigny rêve en réalité d’une véritable entité franco-africaine. Ce que le général de Gaulle appelle pour sa part la Communauté. Mais très vite d’autres pays africains, le Sénégal, le Mali ou encore Madagascar, obtiennent leur souveraineté internationale. Le dirigeant ivoirien ne peut être en reste. Toutefois, il refuse le fédéralisme ;’ que propose Senghor, son alter ego et rival sénégalais.
Au contraire, il entend instituer un dialogue singulier avec Paris et deviendra peu à peu l’homme de la France en Afrique. Ille prouve dès son élection à la présidence de la République en s’entourant de conseillers français. Son chef de cabinet, par exemple, Guy Nairay, qui restera auprès de lui jusqu’à sa mort en 1993, sera chargé de faire le lien avec Paris et donc Jacques Foccart, l’agent de la Françafrique à l’Élysée. Une appellation qui dit bien ce qu’elle veut dire et a d’ailleurs été inventée par Houphouët- Boigny avant d’être reprise plus tard par François-Xavier Verschave.
Pour autant, le président ivoirien est-il totalement inféodé à la France? Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Houphouët-Boigny n’est pas une marionnette. Il a besoin de la France. Mais la France a aussi besoin de lui, pour conduire sa politique africaine. Pendant de longues années, Houphouët-Boigny est donc l’indispensable artisan des quelques coups tordus que la France suscite en Afrique francophone et ses voisins immédiats.
Au reste, le président ivoirien, de l’avis de tous ceux qui l’ont approché, est certainement l’un des meilleurs connaisseurs de l’Afrique et l’homme le mieux renseigné. Un atout précieux pour son ami Foccart.
Si Houphouët-Boigny est tellement lié à la France, c’est qu’il y trouve aussi un intérêt sonnant et trébuchant sur un continent où, trop souvent, les dirigeants ont confondu les comptes de l’État avec les leurs, Au-delà de cet aspect, le leader ivoirien nourrit aussi de véritables ambitions pour sa patrie. Ce libéral, au moins sur le plan économique, veut attirer des investisseurs chez lui, tant il est persuadé que ces capitalistes, attirés par les facilités qu’on leur offre, finiront par enrichir la Côte d’Ivoire et donc ses nationaux.
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, ce pays agricole qui dépendait étroitement de la France pour ses exportations était totalement sous-équipé: peu d’écoles et d’équipements collectifs, et pratiquement pas d’industrie. En ouvrant largement la Côte d’Ivoire aux investisseurs étrangers, essentiellement français, il fait donc le pari du libéralisme. Non sans clairvoyance, il proclame qu’il vaut mieux créer des richesses que de partager la misère. La Côte d’Ivoire, manquant non pas de bras mais de cadres, doit par conséquent attirer chez elle des hommes d’affaires et des gens compétents capables de développer le pays.
Sur le plan de la sécurité, Houphouët-Boigny n’est pas moins clairvoyant. Et d’abord parce qu’il se méfie instinctivement des militaires, trop souvent tentés par les coups de force. Aussi décide-t-il que l’armée ivoirienne sera réduite au minimum, qu’elle sera surveillée par le pouvoir politique, mais surtout par les troupes françaises qui resteront sur place et l’encadreront.
Et il est vrai que jusqu’en 1999, l’armée ivoirienne ne sortira de ses casernes que lorsque le pouvoir le lui demandera. Revers de la médaille, la sécurité de la Côte d’Ivoire dépend de l’armée française. Un traité .entre les deux pays prévoit même que la France intervienne militairement si elle estime que ses intérêts sont menacés. En d’autres termes, la colonisation perdure mais Houphouët-Boigny n’en a cure tant il est persuadé que l’avenir de son pays réside dans une étroite coopération avec Paris.
Élu triomphalement président de la République, il a aussi pris soin de faire adopter une constitution taillée à sa mesure. Le régime est donc présidentiel. Houphouët-Boigny peut décider de tout. Et, malgré la reconnaissance officielle du multipartisme, c’est en réalité le système du parti unique qui prévaut. Le parti du président, le PDCI, règne sans partage pendant des décennies. Toutefois, par prudence et à la différence d’autres chefs d’État africains, Houphouët-Boigny ne commet pas l’erreur de se faire nommer président à vie. Il n’en a d’ailleurs nul besoin puisqu’à chaque élection, tous les cinq ans, il est réélu sans problème. Même si, lors du dernier scrutin, en 1990, il trouve en face de lui un opposant, Laurent Gbagbo, qui sera battu à plate couture.
Pour asseoir définitivement son pouvoir, Houphouët-Boigny doit aussi montrer qu’il est un homme à poigne. Dans un pays où il existe tant d’ethnies, il indique fermement qu’il ne tolérera aucune tentative sécessionniste. Lorsque le cas se présente, la petite armée ivoirienne intervient et elle est puissamment aidée par les marsouins français stationnés en Côte d’Ivoire. La répression est impitoyable: la tribu Sanwhi installée à la frontière ghanéenne est ainsi matée. Il en ira de même à l’ouest quand les Bétése révolteront. Il y aura des dizaines, peut-être même des centaines de morts. Mais personne ou presque n’en parlera. « Le Sage de l’Afrique», comme on l’appelle déjà, doit rester irréprochable. D’ailleurs n’a-t-il pas promis qu’il ne ferait jamais couler une goutte de sang ivoirien? Aussi, grâce à son protecteur français, il fera en sorte d’étouffer cette malheureuse affaire qui s’est déroulée loin d’Abidjan, dans une zone de forêts.
À l’ occasion, Houphouët-Boigny sait aussi agir avec un parfait machiavélisme. Dans les premières années de l’indépendance, certains autour de lui, et parmi eux des compagnons de toujours, critiquent le tout-libéralisme du président et sa subordination à la France. Houphouët-Boigny est bien décidé à leur montrer qu’il est le patron. Il invente donc des complots! En 1959, alors même qu’il n’est pas encore président, il déclare qu’on a trouvé chez lui des fétiches maléfiques! La preuve, affirme-t-il, qu’on veut l’assassiner! Car incontestablement, Félix Houphouët-Boigny, bien qu’il fût catholique, croyait à la puissance de la magie africaine et il Se dit qu’il en aurait lui-même usé contre ses ennemis.
Jacques Foccart :
Son interlocuteur lui demande: « Houphouët -Boigny, redoutait-il autant les sorciers qu’on l’a dit?» Il se tenait en garde contre toutes les menaces possibles. Condamnés à mort en 1964, Jean-Baptiste Mockey et Jean Konan Banny, qui sont rerkvenus ministres par la suite, étaient accusés d’avoir préparé des fétiches contre le chef de l’État. Houphouët craignait d’autant plus les pratiques magiques qu’il les connaissait parfaitement. En 1973, des militaires ont été arrêtés pour complot et assassinat. Des féticheurs leur ayant prescrit de sacrifier cinq personnes, ils avaient tué cinq malheureux pêcheurs étrangers. Houphouët était outré pour deux raisons: parce qu’il y avait eu mort d’innocents et parce que, m’a-t-il confié, « était un détournement du sacrifice: selon la tradition, les victimes doivent être des personnes chères. »
Un personnage en particulier inquiète Houphouët-Boigny. Héros du combat politique pour l’indépendance et secrétaire général du PDC!, Jean-Baptiste Mockey est un homme qui monte et peut devenir un rival. Houphouët-Boigny prend les devants et entend le mettre à la raison. Lui, mais aussi ses anciens compagnons de lutte devenus les dignitaires du régime. Le même soupçon (l’introduction de fétiches maléfiques dans les résidences d’ Houphouët-Boigny) lui vaut d’être éloigné d’Abidjan. La sanction est légère: Mockey est nommé ambassadeur en Israël. De retour en Côte d’!voire en 1962, Mockey semble réhabilité. Mais Houphouët-Boigny remâche sa vengeance et paraît décidé11 donner un coup de pied dans la fourmilière des ambitieux.
Un an plus tard, prenant prétexte du putsch qui vient de se produire au Togo 1 et qui secoue toute l’Afrique francophone, le président ivoirien met en œuvre une vaste épuration qui vise de prétendues menées subversives. En réalité, il n’en est rien, Houphouët-Boigny le reconnaîtra lui-même plus tard. Il n’empêche qu’une Cour de sûreté de l’État est créée. Non sans cynisme, la présidence est confiée à l’ennemi d’hier, Mockey : celui-ci peut difficilement refuser ce cadeau empoisonné qui annonce aussi son retour en grâce.
Une centaine de députés et ministres sont inculpés. Des milliers d’autres personnes sont jetées en prison. Les peines prononcées par cette cour spéciale sont très lourdes: treize condamnations à mort. Elles ne sont pas suivies d’exécutions. Mais il est évident que le président ivoirien a frappé très fort et durablement inquiété ses opposants réels ou supposés tels. Quant à Mockey, l’homme qui a prononcé ces peines, il est à son tour arrêté et jeté en prison. Cependant, comme la plupart des hommes qu’il a fait condamner, il sera libéré au bout de quelques années et rejoindra même le gouvernement. Ce qui est une reconnaissance a posteriori de son innocence. Il n’en est pas allé de même pour d’autres condamnés, des jeunes gens qui auraient été torturés -l’un d’eux ayant même péri sous les coups. Toutefois, là encore, l’affaire ne s’ébruite pas. Les conseillers français de la présidence ont soigneusement aidé à tout verrouiller, comme ils ont vraisemblablement téléguidé cette manœuvre des faux complots.
En tout cas, grâce à cette mascarade judiciaire, Houphouët-Boigny, : champion de la France et de l’Occident, a gagné des années de tranquillité. Comme l’a proclamé un auteur dramatique ivoirien: « Silence, on développe ! » Là est l’essentiel. On parle même de « miracle ivoirien ». Le PIB, le produit intérieur brut, est quintuplé en vingt ans. Les infrastructures du pays sont modernisées, l’agro-industrie est développée; et Abidjan se couvre de buildings tant le cacao et l’exploitation forestière rapportent d’argent.
Simultanément, l’espérance de vie augmente de façon spectaculaire, le taux de scolarisation aussi. Pourtant, déjà, les poisons qui aboutiront à la catastrophe dei la fin du siècle sont semés. Des menaces pèsent d’abord sur le cacao, principale richesse du pays avec le café, le bois et le coton. Tant que la Côte d’Ivoire demeure le principal pays producteur et que le prix de la fève est élevé, le « miracle» se poursuit. Mais d’autres pays se mettent sur les rangs. A terme, la concurrence jouant, les prix risquent, de baisser et la balance commerciale ivoirienne le payerait très cher.
Autre nuage inquiétant: les étrangers. Une économie qui se développe aussi vite, surtout dans le domaine agricole, a besoin d’une importante main-d’œuvre. Les paysans ivoiriens ne suffisent pas à la tâche. Par conséquent, il est fait appel à des étrangers. Originaires du Mali ou du Burkina Faso, ils sont accueillis très libéralement par le gouvernement d’Houphouët-Boigny qui leur accorde pratiquement les mêmes droits que ceux dont disposent les citoyens ivoiriens.
Dans une économie florissante, cet afflux: de migrants ne pose aucune difficulté. Mais en cas de retournement de situation, les autochtones risquent de se retourner contre ces étrangers qui viennent « manger leur pain» et « prendre leur travail ». Et il est à craindre que cette réaction xénophobe classique ne soit un jour exploitée de façon démagogique et politicienne.
Enfin, derniers poisons: les dépenses de prestige ou « éléphants blancs», comme on les appelle là-bas. C’est-à-dire des investissements surdimensionnés qui accroissent la dette extérieure de la Côte d’Ivoire et favorisent la corruption. La fameuse basilique de Yamoussoukro est l’exemple !e plus caricatural. Houphouët-Boigny a beau prétendre qu’il a payé de sa poche la construction de cette réplique de Saint-Pierre de Rome dans son village natal, il est certain que le Trésor ivoirien a aussi contribué à construire ce monument démesuré bâti en pleine brousse et qui a coûté la bagatelle d’un milliard et demi de francs. Une dépense si choquante que le pape a dû se faire tirer l’oreille pour venir consacrer l’édifice.
En tout cas, quand arrivera la crise économique mondiale au début des années 1980, tous ces poisons produiront leurs sinistres effets.
Auparavant, il faut souligner combien la Côte d’Ivoire a été « instrumentalisée » par la France. Il en a été ainsi lors de la crise guinéenne!, lorsqu’il s’est agi de corriger Sékou Touré, l’homme qui avait osé dire non au général de Gaulle. Une provocation que Houphouët-Boigny a vécu comme une véritable insulte à son égard. Il en ira de même avec un autre voisin, le Ghana anglophone dont le dirigeant progressiste et panafricain Nkrumah provoque presque naturellement l’hostilité d’Houphouët-Boigny. La Côte d’Ivoire participera à toutes les tentatives de déstabilisation dirigées contre Nkrumah jusqu’à la chute de ce dernier en 1966. Autre intervention notoire de la Côte d’Ivoire dans les affaires intérieures d’un pays africain: la tragique aventure biafraise au Nigeria.
Toujours en liaison avec les services français et les réseaux Foccart, la Côte d’Ivoire a participé aux tentatives de déstabilisation du président Kérékou au Bénin, l’ancien Dahomey, un dirigeant qui avait eu le tort de se ranger dans le camp de l’Est. Et il faudrait encore évoquer la part prise par Houphouët-Boigny dans le putsch qui a abouti à la mort du dirigeant du Burkina Faso, Thomas Sankara.
Mais l’action sans doute la plus contestable de la Côte d’Ivoire, et donc de ses dirigeants, a eu lieu au Liberia. Français et Ivoiriens, de conserve, ont largement soutenu la rébellion puis la prise de pouvoir d’un seigneur de la guerre, Charles Taylor. Il s’en est suivi une guerre atroce qui a causé la mort d’au moins cent cinquante mille Libériens. Pour la Côte d’Ivoire, il y avait certainement la volonté de s’emparer d’une partie des formidables richesses de ce petit pays. Quant à la France, elle voyait là une belle occasion de prendre sa revanche sur les Anglo-Saxons après l’échec biafrais.
Il reste un aspect très particulier de la politique étrangère d’Houphouët-Boigny: les liens qu’il a entretenus envers et contre tous avec les dirigeants sud-africains malgré l’apartheid. « Le Sage de l’Afrique. a même reçu chez lui un Premier ministre sud-africain. Mais il n’y a qu’une explication: c’est à la demande de la France que Houphouët-Boigny a noué ces contacts, à l’instigation de Foccart qui était lui-même en odeur de sainteté en Afrique du Sud. Paris voulait, par l’intermédiaire de la Côte d’Ivoire, renforcer ses relations économiques avec le pays de l’apartheid. En toute discrétion, Abidjan s’est donc entremis.
Pierre Nandju :
Personnalité complexe du monde politique africain, rusé, superstitieux à l’extrême et intelligent, si l’on en juge par le rôle qu’il joua dans le démantèlement de l’unité de l’A-GE de l’AEF et de l’Afrique dans son ensemble, M Houphouët Boigny n’a cessé de bénéficier, en toutes occasions, de la plus grande bienveillance des autorités françaises. C’est justement sur leur conseil qu’il laissa le développement de la Côte d’Ivoire aux bons soins des capitaux étrangers, qui ne pouvaient fructifier qu’à l’ombre de la stabilité politique. L’ordre lui a donc été donné de neutraliser toutes les forces susceptibles de contester ce plan de développement.
En réalité, les premières vraies fissures apparaissent dès 1990, alors même que Félix Houphouët-Boigny va être réélu contre le socialiste Laurent Gbagbo. De jeunes manifestants défilent dans Abidjan en criant: « Houphouët voleur! », « Houphouët corrompu! » Du jamais vu ni entendu! Mais la situation économique de la Côte d’Ivoire est alors devenue désastreuse, essentiellement à cause de la chute des cours mondiaux du cacao. Le pays est au bord de la banqueroute. Pour sauver ce qui peut l’être, le Premier ministre, Alassane Ouattara, doit obéir aux injonctions des institutions financières internationales et imposer une sévère cure d’austérité, alors même que chacun peut consulter la réalité des dépenses somptuaires engagées par le pouvoir: tous ces gratte-ciels qui ont poussé sur la lagune d’Abidjan quand la ville est encore cernée de bidonvilles, ou encore la transformation du village natal d’Houphouët-Boigny en un nouveau Brasilia.
Un an après les premières manifestations de jeunes, étudiants et lycéens descendent à nouveau dans la rue. Cette fois, c’en est trop: Houphouët-Boigny envoie ses paras-commandos occuper le campus de Yopougon. La répression est violente. Des jeunes filles sont violées et on compte deux morts.
Les militaires, à leur tour, prennent le relais de l’agitation, pour la première fois dans l’histoire du pays. En 1990, une centaine de soldats occupent l’aéroport et la télévision. Ces mécontents, ayant le sentiment d’être méprisés par le gouvernement qui leur préfère la gendarmerie, réclament de meilleures conditions de vie. Pour les calmer, le pouvoir leur fait passer quelques valises de billets et tout rentre dans l’ordre. Mais c’est un précédent dangereux. Les militaires sauront s’en souvenir.
Deux ans plus tard, une unité d’élite basée à Yamoussoukro, devenue la capitale officielle de la Côte d’Ivoire, sort de sa caserne et occupe la rue. Les mutins réclament le paiement de leurs soldes. Une nouvelle fois, le gouvernement cède et leur concède quelques avantages. Les rebelles regagnent leur caserne. Toutefois l’alerte a été chaude. En même temps, l’état de santé du président ivoirien se dégrade. Houphouët-Boigny, soigné en France et en Suisse, gouverne, quand il le peut encore, à distance. Cette absence quasi permanente déchaîne la guerre des héritiers.
Au premier rang se situe bien entendu le Premier ministre, Alassane Ouattara. Ce personnage, ancien haut fonctionnaire international, né en Côte d’Ivoire, est d’origine burkinabé, une particularité qui prendra un peu plus tard une importance considérable.
Cependant, l’héritier naturel se nomme Henri Konan Bédié. En tant que président de l’Assemblée nationale, il est constitutionnellement appelé à succéder à Houphouët-Boigny si celui-ci meurt ou se trouve dans l’incapacité d’assumer ses fonctions. Soutenu par le parti présidentiel, le PDCI, il est en outre le favori du « Vieux ». Mais il existe aussi un troisième larrons, le candidat défait en 1990 par Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo, l’éternel opposant de gauche. Une contestation qui a valu à ce professeur socialiste d’être jeté en prison à la suite des violentes manifestations : du premier semestre 1992. Avec quelques centaines de ses partisans dont sa femme, Simone, il a été arrêté en vertu d’une loi anticasseurs adoptée eh toute hâte à l’initiative du Premier ministre. Il est pourtant gracié à l’occasion de l’un des rares et brefs retours au pays d’Houphouët-Boigny. , Cette fin de règne se déroule donc dans un climat explosif. Tour le monde pense à la succession même si personne n’ose en parler ouvertement. Fin décembre 1993, quand le Premier ministre prend connaissance de la gravité de l’état de santé du président, il obtient que celui-ci revienne en Côte d’Ivoire. Mais Houphouët-Boigny, moribond, ne quittera plus son palais de Yamoussoukro. Il est même maintenu artificiellement en vie tant que la question de la succession n’est pas réglée.
À défaut de pouvoir tenter un coup de force, les héritiers sont bien obligés de respecter la Constitution. Malgré la mauvaise humeur d’Alassane Ouattara, Bédié assure donc l’intérim du pouvoir jusqu’à l’élection présidentielle prévue en 1995. Pour le plus grand malheur de la Côte d’Ivoire !
Outre le fait que Henri Konan Bédié ne jouit pas de l’autorité et du prestige d’un Houphouët-Boigny, la perspective de l’élection présidentielle aiguise les convoitises. Les clans, les tribus se réveillent. Le président intérimaire est même contesté jusque dans son propre parti. Ouattara en profite pour provoquer une scission et créer son propre mouvement le RDR, le Rassemblement des républicains. Politiquement affaibli, Bédié se replie sur son clan, celui des Baoulé et plus généralement de l’ethnie Akan, celle d’Houphouët-Boigny qui regroupe 40 % de la population ivoirienne.
Le président intérimaire profite de son pouvoir pour procéder à une véritable épuration ethnique au profit des siens. Dans le parti, l’armée, l’administration, tous ceux qui ne sont pas Baoulé sont chassés. Cette politique produit des effets détestables. Les autres ethnies, surtout celles du Nord qui sont islamisées et proches du Burkinabé d’origine Ouattara, grondent. Aux rivalités communautaires et géographiques s’ajoute donc un affrontement religieux alors que le « Vieux» - c’était l’un de ses mérites - avait toujours pris soin de sauvegarder la paix religieuse. Ainsi, bien qu’il fût catholique lui-même, il avait autorisé et même financé la création de mosquées dans les grandes villes du pays.
Bédié a donc soulevé le couvercle de la boîte de Pandore. Les conséquences seront gravissimes.
François-Xavier Verschavei :
Les adversaires de la Françafrique n’éprouvent pas une sympathie excessive pour le candidat Ouattara. Cest un grand ami d’Omar Bongo et de Martin Bouygues, dont le groupe sest fait concéder quelques-uns des principaux services publics ivoiriens. Il apprécie les conseils du général Jeannou Lacaze. Il a choisi pour avocat l’apologiste attitré d’Eyadéma, Jacques Vergès, et comme communicant Max-Olivier Cahen, un ex -prestataire de Mobutu. Sa rivalité avec Bédié est plus œdipienne que programmatique : tous deux guignaient la succession d’Houphouët. Le conseiller élyséen Michel Dupuch, alors ambassadeur à Abidjan, a fait pencher la balance.
Bédié, c’est certain, a tout à craindre d’une compétition avec Ouattara. Celui-ci est en effet le champion des hautes instances internationales qui font confiance à ce grand commis pour redresser la situation économique d’un pays en grande détresse. D’autre part, il est relativement populaire et bénéficie du soutien des musulmans dont la religion est devenue la première du pays. Par conséquent, si le président intérimaire veut gagner, il doit se débarrasser de ce personnage encombrant. Aussi a-t-il trouvé une arme diabolique: l’ivoirité, c’est-à-dire le concept d’appartenance à la communauté ivoirienne.
Avec l’aide de juristes français, Bédié mitonne une modification du code électoral. Désormais, pour être candidat à la présidence de la République, il faut être né de parents ivoiriens. Ouattara est donc exclu d’office.
La mesure est parfaitement fallacieuse car elle ne tient pas compte de l’histoire de la colonisation, du tracé arbitraire des frontières et de la réalité ethnique. Le cas de Ouattara en est une preuve vivante. Son père, un chef traditionnel, appartenait à une puissante ethnie nordiste, les Dioula, établie de part et d’autre de la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, ces deux pays n’étant d’ailleurs séparés que depuis 1947. Cela signifie que les membres de cette ethnie pouvaient être indifféremment ivoirien ou burkinabé.
Ouattara, né en Côte d’Ivoire, y a passé une partie de sa jeunesse. Mais il a bénéficié d’une bourse burkinabé pour aller faire ses études aux États-Unis et devenir ensuite un haut fonctionnaire international. Cependant, quand Houphouët-Boigny l’a appelé pour prendre la direction de la Banque centrale puis occuper le poste de Premier ministre, il en a fait un citoyen ivoirien.
C’est par conséquent un mauvais procès qui est fait contre Ouattara. Bédié réveille donc les démons tribaux pour des questions purement politiciennes et jette l’opprobre sur toute une catégorie de la population, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas capables d’établir la preuve de leur ivoirité. Les mauvais Ivoiriens comme on va désormais les appeler, autant d’étrangers appelés par Houphouët-Boigny à venir travailler en Côte d’Ivoire.
Les peuples islamisés du Nord se sentent solidaires de tous ces ostracisés et ont le sentiment d’être rejetés eux aussi par les sudistes.
Le tribalisme gagne donc progressivement du terrain. Un véritable feu de brousse. C’est la première cause de la crise que connaît aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Mais il n’y a pas que cet antagonisme entre le Sud et le Nord. À l’ouest, les Bété font remarquer qu’ils sont les premiers habitants de la Côte d’Ivoire. Et que les autres, les Akan, groupe auquel appartiennent les Baoulé, sont venus du Ghana. Ce sont donc des envahisseurs au même titre que les Dioula ou les Malinké issus du lointain Sahara. Ce tribalisme est fortement teinté de racisme et il n’est pas fortuit qu’un des intellectuels Bété qui propagent cette thèse soit un laudateur du Front national français!
Les antagonismes se traduisent rapidement sur le terrain. Fin 1994, par exemple, la police envahira la grande mosquée d’Abidjan au prétexte que les autorités religieuses soutiennent Alassane Ouattara. Lors, des contrôles policiers, les papiers des hommes portant des noms à consonance musulmane seront systématiquement déchirés.
L’agonie d’Houphouët-Boigny a pris fin en décembre 1993. L’élection présidentielle peut avoir lieu. En vertu du nouveau code électoral, Ouattara est éliminé de la compétition. Il se refuse à essayer de passer en force. La lutte aura donc lieu entre Bédié et Gbagbo. Le climat est alors très tendu et on observe de nombreux actes de violence. Des bagarres éclatent entre les différents clans. On compte plusieurs morts. Dans ces conditions, et pour manifester une certaine solidarité avec Ouattara, Gbagbo appelle au boycott des élections.
Bédié sera donc mathématiquement élu. Mais juste avant le scrutin, un nouveau venu fait parler de lui: le chef d’état-major des forces ivoiriennes, un saint-cyrien, le général Gueï. Accusé de préparer un putsch, Gueï est embastillé tandis que Bédié est élu avec un score stalinien, plus de 90 % des voix. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus car le pays est divisé et fragilisé.
La crise ne manquera pas d’éclater un jour ou l’autre. D’autant que le régime ne donne guère de signes d’apaisement. Bien au contraire. L’économie stagne, la corruption progresse et le brûlot tribal, alimenté par une presse progouvernementale haineuse, produit ses funestes effets. Des travailleurs immigrés sont pourchassés à la machette, tombent sous les coups de leurs adversaires et fuient par milliers. Ceux qui restent, hommes, femmes et enfants sont tués par ces assassins qui ont subi la propagande des tenants de l’ivoirité.
Car ce sont des Ivoiriens aussi démunis qu’eux qui pourchassent ces malheureux. Des gens qui, poussés par la crise économique, reviennent dans leurs villages où ils constatent que des immigrés, souvent d’origine burkinabé, exploitent les terres qu’ils ont abandonnées.
Colette Braeckman, journaliste :
Le PDCI forge alors le concept d’ivoirité, que M. Jean Marie Le Pen nommerait « préférence nationale» : la Côte d’Ivoire aux Ivoiriens (de souche). Des intellectuels s’emploient à peaufiner un concept identitaire qui mène tout droit à la xénophobie et à l’exclusion.
Car il est vrai que le pays compte 26 % d’étrangers, originaires du Burkina Faso, du Mali et du Ghana. Employés dans les plantations de cap et de cacao, ils ont assuré le développement du pays. Houphouët-Boigny, après les avoir invités, les avait protégés, et les documents d’identité avaient été très libéralement distribués, à tel point que M Gbagbo, alors principal opposant, dénonçait ce qu’il appelait« le bétail électoral». En fait, la présence de ces travailleurs immigrés n’a posé problème qu’au moment où les ressources se sont raréfiées, où les fonctionnaires, nouveaux chômeurs à cause de l’ajustement structurel, sont rentrés au village et ont découvert que les terres ancestrales étaient mises en valeur par des étrangers: ces derniers s’en considéraient les propriétaires légitimes puisqu’ils les avaient achetées et défrichées.
La France, tutrice traditionnelle, se garde d’intervenir. Pourtant Paris est parfaitement informé grâce à nos services secrets toujours très présents en Côte d’Ivoire. Grâce aussi à tous ces Français qui ont des intérêts là-bas et y font de formidables profits. Certes l’Élysée a essayé de calmer Bédié et les siens. Toutefois, Paris s’est surtout entremis auprès des institutions financières internationales pour alléger la considérable dette ivoirienne et venir en aide à la Côte d’Ivoire. Une initiative qui produit paradoxalement des effets néfastes car il en résulte des détournements de l’aide internationale. Ainsi, des dizaines de millions de dollars de fonds européens alloués par Bruxelles, destinés au secteur de la santé, disparaissent. Tant et si bien qu’en 998, toutes les aides européennes sont suspendues. Les finances ivoiriennes sont alors exsangues et la situation politique empire encore dans la perspective d’une nouvelle élection présidentielle prévue en 2000.
Comme Ouattara entend revenir dans le jeu, il faut à nouveau édifier des pare-feu. À la hâte Bédié amende la Constitution. Désormais, le président peut différer l’élection à sa guise.
Ouattara, réfugié à l’étranger, décide de revenir en Côte d’Ivoire. La tension monte encore d’un cran. Le propriétaire d’un journal d’op: position est abattu à bout portant. Un autre échappe à une fusillade. Quant à Ouattara lui-même, ayant osé montrer sa carte d’identité ivoirienne au cours d’un meeting, il est inculpé pour faux et usage de faux et trouve plus prudent d’aller trouver refuge à Paris. Mais ses sympathisants se mobilisent et manifestent. De violents incidents éclatent. Un prétexte pour le pouvoir qui en profite pour jeter en prison tous les dirigeants du parti de Ouattara, le RDR.
C’est alors que les militaires ivoiriens vont intervenir. Et Paris n’est sans doute pas étranger à cette action qui vise à éliminer un Bédié qui n’est décidément plus présentable! Malgré les pressions qu’il subit, le président se refuse en effet à libérer les dirigeants du parti de Ouattara. Trois jours avant Noël 1999, de jeunes soldats apparaissent dans les rues d’Abidjan. Ils tirent quelques coups de feu en l’air. Pour le pouvoir, il n’y a pas vraiment de raisons de s’inquiéter. L’armée ne fait pas de politique. Et quand elle manifeste, c’est pour réclamer le paiement des soldes. Mais, pour reprendre une formule célèbre, il ne s’agit pas là d’une révolte mais d’une révolution.
Dès le lendemain, le général Gueï, l’ancien chef d’état-major limogé par Bédié, apparaît à la télévision. En uniforme, entouré de solides gaillards bien armés, il annonce qu’une junte vient de prendre le pouvoir, sans effusion de sang. D’ailleurs, bientôt, on établit une comparaison avec la « révolution des œillets» au Portugal.
Bédié a beau lancer un appel à la résistance, il n’est pas entendu. Le putsch de Gueï est bien accueilli dans le pays, à l’exception bien sûr des Baoulé qui ont perdu leur champion.
Si les jeunes mutins sont allés sortir Gueï de sa retraite pour prendre la tête du mouvement, ils ont vraisemblablement agi à l’initiative de certains éléments de nos services secrets. Ou peut-être même d’officiers français présents en Côte d’Ivoire. Gueï, ancien saint-cyrien qui a fait l’École de guerre à Paris, est en effet très bien vu des cercles militaires français.
Paris a donc anticipé. On y savait que le régime ivoirien était prêt à tomber comme un fruit trop mûr. Mais il n’y a pas eu unanimité au sommet de l’État, en cette période de cohabitation! Si, à l’Élysée, on a été tenté d’envoyer des renforts militaires pour sauver Bédié, à Matignon, au contraire, on a laissé faire. Quoi qu’il en soit, la France évacue discrètement Bédié et ne condamne pas. D’autant que le géné ral Gueï, qui dénonce la corruption et l’appauvrissement de son pays, promet la tenue rapide d’élections libres et transparentes, ce que promettent tous l s militaires qui arrivent au pouvoir. Mais le chef de la junte, lui, va tenir parole.
En attendant, pendant quelques mois, on peut penser que la Côte d’Ivoire va recouvrer la paix et en finir avec les conflits tribaux. Toutefois ce calme est trompeur.
D’abord parce qu’il y a eu un putsch, pour la première fois dans l’histoire de la Côte d’Ivoire. Un précédent dangereux même si l’opinion s’accorde à penser que le régime de Bédié était détestable et devait être renversé. Ensuite, les poisons semés par le pouvoir ne peuvent pas disparaître d’un seul coup de baguette magique. Très vite, les conflits ethniques ne tardent pas à réapparaître.
Les jeunes soldats qui ont permis au général Gueï de s’emparer du pouvoir rivalisent pour obtenir les meilleures places dans la garde présidentielle. Bientôt cette compétition dégénère en conflit ethnique et religieux: chrétiens du Sud contre musulmans du Nord. Gueï, penchant plutôt du côté chrétien, déclenche la fureur des nordistes qui tentent purement et simplement de se débarrasser du chef de la junte. Mais ils échouent. Résultat, Gueï ordonne une purge sévère. Certains sont capturés, torturés. Les autres fuient dans le nord du pays. On les retrouvera un peu plus tard à la tête du MPCI, le Mouvement, patriotique de Côte d’Ivoire, la future rébellion nordiste. Et parmi eux un personnage qui ne cessera de s’affirmer, le sergent Ibrahim Coulibaly qu’on n’appellera plus que « IB ».
L’élection présidentielle doit se dérouler à l’automne 2000. Le général Gueï, qui n’était là que pour ramener le calme, se sent pousser des ailes de candidat et se trouve un allié de circonstance en la personne, de Laurent Gbagbo car tous deux sont décidés à éliminer Ouattara au nom du poison de l’ivoirité. Le socialiste Gbagbo s’est donc rallié lui aussi à ce concept nationaliste.
Les deux compères sont les deux seuls à pouvoir concourir, le général ayant trouvé des arguties juridiques pour empêcher Bédié, toujours en exil en France, de pouvoir se présenter. Mais ce faisant, Gbagbo et Gueï sont maintenant concurrents. Leur rivalité est féroce. Le socialiste, très bon tacticien, espère l’emporter. D’autant que la population ivoirienne est lassée des militaires et des excès de la garde rapprochée du général qui se croit tout permis. Mais Gbagbo peut craindre un coup de force électoral de Gueï. Ce qui finit par se produire. Constatant que son concurrent est en train de l’emporter dans les urnes, le général Gueï interrompt le décompte des voix, ordonne l’arrestation du président de la commission électorale et se proclame élu.
Gbagbo riposte en appelant les Ivoiriens à manifester contre ce nouveau putsch. Ils sont très nombreux à descendre dans la rue, malgré les bandes de Gueï qui tirent sur la foule ou jettent des manifestants dans la lagune où ils se noient. Toutefois, le socialiste dispose du soutien de la gendarmerie. Le général, se rendant compte qu’il a perdu, regagne son village tandis que Gbagbo est proclamé vainqueur de l’élection présidentielle.
Mais ce n’est pas la paix.
Les partisans de Ouattara estiment que leur candidat a été scandaleusement évincé de la compétition. lis réclament donc de nouvelles élections.
Le jour même où le président Gbagbo prête serment, de jeunes partisans de Ouattara se mettent en marche vers le centre-ville d’Abidjan. Les gendarmes ivoiriens opèrent préventivement des rafles dans les bidonvilles et embarquent des musulmans et des étrangers, Maliens, Burkinabés, Guinéens, etc. Dans une cour où habitent des Dioula, l’ethnie du Nord dont est originaire Ouattara, il se produit une rixe entre les gendarmes et les habitants. Un militaire est tué! Dès que la nouvelle est connue à l’état-major, les gendarmes décident d’opérer des représailles. Un véritable massacre: cinq cents nordistes sont tués. On retrouvera les cadavres d’une soixante d’entre eux enterrés dans un charnier à Yopougon.
Après un tel drame, il est difficile de prêcher la paix et la réconciliation, d’autant que peu après Ouattara est interdit de participer aux élections législatives. Ce qui provoque de nouveaux heurts très violents entre ses partisans et les gendarmes. Désormais dans la moitié nord du pays, des Ivoiriens évoquent ouvertement la partition du pays.
Gbagbo ne fait pas grand-chose pour calmer le jeu. Quelques semaines plus tard, au début de 2001, des militaires Dioula tentent un putsch. Ils échouent après une bataille de plusieurs heures qui les oppose aux gendarmes. Mais ils parviennent à s’enfuir au Burkina Faso.
La suite est connue. Les troupes rebelles triomphent dans le nord du pays, le général Gueï est assassiné. Et dans un pays au bord de la sécession, Paris envoie des troupes. L Opération Licorne doit d’abord consister en une force d’interposition. Un instant, les accords de Marcoussis laissent espérer la paix. Mais ils ne sont jamais vraiment appliqués.
Puis il y a l’attaque aérienne d’un camp français à Bouaké. Neuf militaires français sont tués. Le président Gbagbo est soupçonné d’avoir commandité l’opération. Mais l’enquête, tant du côté français qu’ivoirien, piétine et se heurte de part et d’autre à la raison d’État. En tout cas la riposte de l’armée française est foudroyante: elle anéantit la modeste aviation ivoirienne, ce qui provoque une vive réaction des « Jeunes Patriotes », un mouvement très proche de l’épouse de Laurent Gbagbo. Ces bandes sèment la terreur chez les expatriés, nos compatriotes installés depuis parfois très longtemps en Côte d’Ivoire et qui fuient en nombre vers la mère patrie.
Ce terrible début de siècle voit aussi l’assassinat du journaliste de RFI es Jean Hélène et la disparition de l’un ses confrères, Guy-André Kieffer, très certainement assassiné par des proches de la présidence parce qu’il en savait trop sur la corruption des cercles proches du pouvoir, mais également sur l’utilisation des revenus du cacao pour acheter des armes.
Quel a été le rôle du Burkina Faso, dans ces événements? À maintes reprises, il a été accusé d’ingérence. Et il est vrai que les dirigeants burki nabés se sentaient d’emblée proches de ces nordistes qui appartenaient aux mêmes ethnies que les leurs. En outre, rien n’empêchait Ouagadougou d’envisager un jour une modification des frontières à son profit.
Ce qui est certain, c’est que le Burkina Faso a fourni aux rebelles une hospitalité très confortable. Et on ne peut pas ne pas s’interroger sur !a qualité de l’équipement de ces mêmes rebelles lorsqu’ils ont; traversé !a frontière burkinabé pour venir combattre en Côte d’Ivoire. D’où venait l’argent? Le Burkina Faso a-t-il financé seul ces équipements? Ou d’autres pays africains qui voulaient déstabiliser la Côte d’Ivoire ont-ils ouvert leur porte-monnaie?
Nombreux étaient en effet ces États africains qui auraient bien voulu reprendre le rôle de la Côte d’Ivoire, chouchou de l’ancien colonisateur. Quant à celui-ci, généralement bien informé, il a été beaucoup plus impliqué qu’il ne l’a prétendu.
Première constatation: les services secrets français ne pouvaient pas ignorer les préparatifs des rebelles présents au Burkina Faso. C’était suffisamment voyant. Par conséquent, l’armée française, qui, au nom des traités passés avec la Côte d’Ivoire, était responsable de sa sécurité, aurait très bien pu se prépositionner, comme on dit dans le jargon militaire. C’est-à-dire empêcher l’action des rebelles ou, au minimum, la limiter.
La France a donc probablement laissé faire l’explication tient dans une déclaration de Laurent Gbagbo. À peine arrivé au pouvoir, il affirme qu’il veut ouvrir le marché national. La Côte d’Ivoire ne doit plus être chasse gardée de la France. Et il cligne de l’œil en direction des États- Unis où, depuis longtemps, on veut tailler des croupières aux Français en Afrique.
À Paris, les propos du président ivoirien sont reçus très défavorablement. Alors de là à penser qu’on n’a pas été mécontent de voir le pouvoir de Gbagbo menacé par les rebelles... Un chantage dont Paris détenait peut-être les clés.
Il faut simplement observer que depuis, les grandes entreprises françaises, Bouygues, EDF, France-Télécom, Bolloré, etc., ont signé de très juteux contrats avec la Côte d’Ivoire. Et sont donc revenues en force dans le pays. Comme si Gbagbo avait reçu le message.
Mais il reste que la Côte d’Ivoire demeure un État fragile où, à tout moment, la guerre peut reprendre malgré la réconciliation intervenue entre les belligérants. Et même si les tensions locales se sont aujourd’hui déplacées vers le centre de l’Afrique.
Laurent Gbagbo, longtemps soupçonné de vouloir reporter ad vitam aeternam l’élection présidentielle, a enfin fixé la date du scrutin à la fin du mois de novembre 2008. Et, parallèlement, pour donner satisfaction aux instances internationales et apparaître dans son propre pays comme le « Monsieur Propre» de la Côte d’Ivoire, il a donné un grand coup de balai dans la filière cacao, allant même jusqu’à jeter en prison des notables de son propre parti. Mais jusqu’où pourra aller cette opération vérité, puisque dans son entourage proche des personnes sont suspectées d’avoir participé à l’élimination physique du journaliste Guy André Kieffer, coupable à leurs yeux de s’intéresser de trop près au commerce des précieuses fèves, et que la propre épouse du président, Simone Gbagbo, refuse toujours de déférer aux convocations du juge d’instruction français chargé d’enquêter sur cette mystérieuse affaire?
Tiré de «Le dessous de la Françafrique», Monsieur X Patrick Pernot
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