Par JEAN-FRANÇOIS KAHN Journaliste, écrivain, fondateur de «Marianne»
Extrait de la vidéo de l'interview faite dans le cadre d'une série d'entretiens à l'occasion des élections européennes 2009. (LIBELABO)
La traque inquisitoriale et compulsive de tout propos «non conforme», comme dans l’extravagante affaire Eva Joly (à propos du défilé du 14 juillet), a-t-elle atteint en France une telle intensité qu’on en arrive à ce constat inquiétant ? Depuis près de six mois, à l’instigation de la présidence française qui s’est lancée dans cette aventure improvisée sans préparation sérieuse, l’Otan poursuit en Libye une intervention militaire qui tourne au fiasco, détruit les infrastructures du pays et accentue l’exode des populations civiles. Elle apporte de l’eau au moulin des délires propagandistes du dictateur, sème la zizanie au sein d’une rébellion qui fut originellement exemplaire mais risque de plus en plus d’apparaître comme supplétive d’une intervention «impérialiste» occidentale en partie financée par les monarchies les plus tyranniques du golfe Persique, brouille l’image de ce sublime printemps révolutionnaire arabe dont on voit bien que cette initiative mal pensée lui a donné un coup d’arrêt au profit des seules forces islamistes, paralyse le Conseil de sécurité de l’ONU au seul profit de Bachar al-Assad qui peut ainsi mener impunément son effroyable politique répressive.
En Italie, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, médias et élus, consternés par l’amateurisme de l’opération, tirent le signal d’alarme ; les révolutionnaires tunisiens et égyptiens la condamnent, de même que les démocrates algériens et les opposants syriens.
Mais en France, rien. L’opinion, lucide, est, certes, de plus en plus majoritairement hostile, mais les politiques se taisent, la direction du PS, qui n’en est pas à une démission près, apporte son soutien, les journaux font généralement profil bas ou, au mieux, s’interrogent,Marianne y compris, l’AFP ne couvre que la version officielle - qui ignore que les obus de Kadhafi ciblent les petits enfants alors que nos bombes leur distribuent des bonbons ? -, tandis que radios et télévisions font preuve d’autant d’esprit critique que les médias audiovisuels américains au début de la guerre d’Irak.
Pourquoi cette prudence, cette autocensure, parfois même cette soumission à une rhétorique officielle de plus en plus déconnectée de la réalité ? Conviction ? Ce serait respectable. Qui ne souhaite en effet l’effondrement du système kadhafiste et son remplacement par une démocratie, fût-elle libérale-islamique à la turque ? Mais non. En privé, la majorité des politiques, experts, intellectuels, journalistes admettent la bévue, intègrent l’échec, s’alarment des conséquences. Mais on se tait. On n’ose clamer que «le roi est nu !».
Pourquoi ? La peurde provoquer une hystérie criminalisante semblable à celle dont Eva Joly vient de faire les frais ? Craindre d’être traité de complice de Kadhafi comme d’autres qui réprouvèrent le déclenchement de la guerre d’Irak furent qualifiés de complices de Saddam Hussein ?
J’ai approuvé les frappes destinées à clouer au sol les troupes kadhafistes qui fonçaient sur Benghazi. Il eût été alors légitime, outre l’instauration d’un no man’s land aérien, de fournir des armes et des instructeurs aux rebelles et de permettre à des volontaires arabes de les rejoindre. Mais quelle folie que de s’être engagé dans ce conflit, de s’être substitué au peuple concerné en indiquant, en violation de la résolution du Conseil de sécurité, qu’on cherchait à renverser un pouvoir pour en substituer un autre qu’on avait choisi parce qu’il nous complaisait.
Si encore on avait fixé comme objectif l’engagement d’organiser dans les trois mois des élections libres sous contrôle international, il y aurait moindre mal. Mais non : on a préalablement désigné les légitimes représentants du peuple libyen, comme les alliés de 1815 avaient choisi, à la place des Français, le souverain qui devait remplacer leur tyran. Au risque de disqualifier d’avance le gouvernement qui sera parvenu au pouvoir dans les «fourgons de l’étranger». Et à qui a-t-on confié cette mission attentatoire au droit international ? A l’Otan, comme en Afghanistan, avec le succès que l’on sait. A quand l’intervention de la Ligue arabe pour régler la question belge ?
Kadhafi tombera. Nous l’espérons. Mais toutes les conditions ont été réunies pour que lui succèdent, après quelques jours d’euphorie, le chaos, puis les islamistes qui se servent largement en armements de toutes sortes. Au lendemain de l’assassinat du général Younès, chef militaire du CNT, on nous a expliqué que cet ancien ministre de l’Intérieur de Kadhafi, complice de toutes ses turpitudes, était un individu finalement peu recommandable. Cela, Bernard-Henri Lévy (lire ci-dessus, ndlr) avait omis de nous le préciser. Au demeurant, le chef du CNT fut, lui, ministre de la Justice de Kadhafi. De la justice !
Désarmés, des insurgés ont pris le pouvoir en Cyrénaïque. Lourdement armés, soutenus par les frappes de la coalition des plus performantes puissances, face à un adversaire ostracisé et qui ne peut plus utiliser avions ni blindés, ils ne progressent plus. La raison ? Apparemment la question n’a pas lieu d’être posée. Et si, comme l’expédition du Mexique pour le Second Empire, cette intervention, ou plus exactement la façon dont elle a été conduite, constituait l’une des plus lourdes erreurs du quinquennat ?
Extrait de la vidéo de l'interview faite dans le cadre d'une série d'entretiens à l'occasion des élections européennes 2009. (LIBELABO)
La traque inquisitoriale et compulsive de tout propos «non conforme», comme dans l’extravagante affaire Eva Joly (à propos du défilé du 14 juillet), a-t-elle atteint en France une telle intensité qu’on en arrive à ce constat inquiétant ? Depuis près de six mois, à l’instigation de la présidence française qui s’est lancée dans cette aventure improvisée sans préparation sérieuse, l’Otan poursuit en Libye une intervention militaire qui tourne au fiasco, détruit les infrastructures du pays et accentue l’exode des populations civiles. Elle apporte de l’eau au moulin des délires propagandistes du dictateur, sème la zizanie au sein d’une rébellion qui fut originellement exemplaire mais risque de plus en plus d’apparaître comme supplétive d’une intervention «impérialiste» occidentale en partie financée par les monarchies les plus tyranniques du golfe Persique, brouille l’image de ce sublime printemps révolutionnaire arabe dont on voit bien que cette initiative mal pensée lui a donné un coup d’arrêt au profit des seules forces islamistes, paralyse le Conseil de sécurité de l’ONU au seul profit de Bachar al-Assad qui peut ainsi mener impunément son effroyable politique répressive.
En Italie, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, médias et élus, consternés par l’amateurisme de l’opération, tirent le signal d’alarme ; les révolutionnaires tunisiens et égyptiens la condamnent, de même que les démocrates algériens et les opposants syriens.
Mais en France, rien. L’opinion, lucide, est, certes, de plus en plus majoritairement hostile, mais les politiques se taisent, la direction du PS, qui n’en est pas à une démission près, apporte son soutien, les journaux font généralement profil bas ou, au mieux, s’interrogent,Marianne y compris, l’AFP ne couvre que la version officielle - qui ignore que les obus de Kadhafi ciblent les petits enfants alors que nos bombes leur distribuent des bonbons ? -, tandis que radios et télévisions font preuve d’autant d’esprit critique que les médias audiovisuels américains au début de la guerre d’Irak.
Pourquoi cette prudence, cette autocensure, parfois même cette soumission à une rhétorique officielle de plus en plus déconnectée de la réalité ? Conviction ? Ce serait respectable. Qui ne souhaite en effet l’effondrement du système kadhafiste et son remplacement par une démocratie, fût-elle libérale-islamique à la turque ? Mais non. En privé, la majorité des politiques, experts, intellectuels, journalistes admettent la bévue, intègrent l’échec, s’alarment des conséquences. Mais on se tait. On n’ose clamer que «le roi est nu !».
Pourquoi ? La peurde provoquer une hystérie criminalisante semblable à celle dont Eva Joly vient de faire les frais ? Craindre d’être traité de complice de Kadhafi comme d’autres qui réprouvèrent le déclenchement de la guerre d’Irak furent qualifiés de complices de Saddam Hussein ?
J’ai approuvé les frappes destinées à clouer au sol les troupes kadhafistes qui fonçaient sur Benghazi. Il eût été alors légitime, outre l’instauration d’un no man’s land aérien, de fournir des armes et des instructeurs aux rebelles et de permettre à des volontaires arabes de les rejoindre. Mais quelle folie que de s’être engagé dans ce conflit, de s’être substitué au peuple concerné en indiquant, en violation de la résolution du Conseil de sécurité, qu’on cherchait à renverser un pouvoir pour en substituer un autre qu’on avait choisi parce qu’il nous complaisait.
Si encore on avait fixé comme objectif l’engagement d’organiser dans les trois mois des élections libres sous contrôle international, il y aurait moindre mal. Mais non : on a préalablement désigné les légitimes représentants du peuple libyen, comme les alliés de 1815 avaient choisi, à la place des Français, le souverain qui devait remplacer leur tyran. Au risque de disqualifier d’avance le gouvernement qui sera parvenu au pouvoir dans les «fourgons de l’étranger». Et à qui a-t-on confié cette mission attentatoire au droit international ? A l’Otan, comme en Afghanistan, avec le succès que l’on sait. A quand l’intervention de la Ligue arabe pour régler la question belge ?
Kadhafi tombera. Nous l’espérons. Mais toutes les conditions ont été réunies pour que lui succèdent, après quelques jours d’euphorie, le chaos, puis les islamistes qui se servent largement en armements de toutes sortes. Au lendemain de l’assassinat du général Younès, chef militaire du CNT, on nous a expliqué que cet ancien ministre de l’Intérieur de Kadhafi, complice de toutes ses turpitudes, était un individu finalement peu recommandable. Cela, Bernard-Henri Lévy (lire ci-dessus, ndlr) avait omis de nous le préciser. Au demeurant, le chef du CNT fut, lui, ministre de la Justice de Kadhafi. De la justice !
Désarmés, des insurgés ont pris le pouvoir en Cyrénaïque. Lourdement armés, soutenus par les frappes de la coalition des plus performantes puissances, face à un adversaire ostracisé et qui ne peut plus utiliser avions ni blindés, ils ne progressent plus. La raison ? Apparemment la question n’a pas lieu d’être posée. Et si, comme l’expédition du Mexique pour le Second Empire, cette intervention, ou plus exactement la façon dont elle a été conduite, constituait l’une des plus lourdes erreurs du quinquennat ?
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