Tous les blancs d’Afrique ne sont pas des expats surprotégés. Certains zonent sur le continent comme dans un labyrinthe dont ils ne peuvent plus sortir. Texte et dessin inédits de Damien Glez.
© Damien Glez, tous droits réservés.
Sur la terrasse d’un maquis joyeusement populeux, il est assis sur une chaise en ferraille décatie. Les effluves des sanitaires à ciel ouvert couvrent les fragrances de houblon. Mais qu’importe «Madame pipi» pourvu qu’on ait «Madame whisky». Miracle de l’acclimatation: à mesure que l’alcool diluera le sang, la concurrence des odeurs tournera étonnamment à l’avantage de la bibine.
Les clients locaux boivent leur mousse ici par défaut. Parce qu’ils n’ont pas accès aux tavernes climatisées des «môgôs puissants», là où on vous sert des beignets de crevettes. Mais, lui, l’allogène à la peau claire, il revendique sa fidélité à ceziggurat du dieu bière. Il répète à l’envi que l’orchestre afro-cubain du samedi soir sublime les grésillements de la sono. Que l’enivrante musique mandingue, même saturée et surtout imbibée, conduit à l’orgasme tout aussi sûrement que la chair. Si vous le poussez un peu, il pourra poétiser les parfums d’urine, ultime gage que l’aseptisation de son pays d’origine a —encore— épargné les quartiers «poto-poto».
Même s’il finance rarement la tournée de cannettes, il sera reçu, la nuit tombée, à la table des maquisards (clients des maquis, les bars) professionnels. Ceux-ci le regarderont gloser sur son âme plus africanisée que celle des Africains. Avec un intérêt toujours renouvelé, ils observeront son front tanné révéler, sous les effets de l’alcoolémie, ce reste de rougeur qui fait comparer les nouveaux arrivants à des «cochons grattés». Ils rempliront son verre en lui jetant un regard finalement moins moqueur qu’attendri.
Oui, ce blanc-là est un objet de saine curiosité. Comme tous ses congénères que les enfants hèlent naïvement dans la rue, en criant «Toubab! Toubab!». Mais aussi parce qu’il se démarque des expats, dont les quatre roues motrices aggravent, en soulevant des nuages de latérite, l’insalubrité de ce fier maquis. Ce blanc-là, «leur blanc à eux», il quittera le bar à pied. «Roots» par vocation ou désespérément fauché? Le mystère est entier. Un blanc n’est-il pas censément riche? Si c’est le cas, celui qui s’éloigne en titubant sur des tongs trop usées est visiblement «gâté». On le baptisera donc «blanc moisi».
Blanc fauché, blanc gâté
Son polo est si délavé que la marque au crocodile paierait pour le retirer du circuit. Il faut dire que ce tissu a rarement eu affaire à la lessive. Dans une chanson de zouglou ivoirien, Petit Yode & l'enfant Siro n’expliquent-ils pas «Quand tu vois un noir, il est propre, mais sa maison est sale» alors que«quand tu vois un blanc, sa maison est propre, mais il est sale»?
Ce blanc à la peau grillée par le soleil serait alors plus blanc que blanc! Comme son visage, son tricot est passé par toutes les couleurs. Véritable relique, il en garde traces: le col est gris-de-lin, les aisselles aubergine, la poitrine parme et l’ourlet améthyste.
L’homme porte alternativement un pantalon baïfall —qui a l’avantage d’homologuer les variations de couleurs— et un vieux jean râpé au fond un peu trop affaissé, même à l’ère des tailles basses. Quand le «blanc moisi» est français, il gardera, pour les réceptions du 14-juillet, de vieilles chaussures bateau qui semblent être passées sous un rouleau compresseur et des chaussettes rouges de l’époque zogoda (mode ivoirienne qui consistait à s'habiller en rouge et noir).
Sous le polo qu’il a renoncé à «fourrer» depuis la dernière dévaluation, il arbore une bedaine naissante que semblent vouloir rejoindre ses épaules plongeantes. Signe de l’âge ou symptôme du renoncement qui voûte ceux que l’Afrique n’envoûte plus qu’en théorie? Les poches sous ses yeux attestent de la quarantaine asthénique d’un homme souvent mis en quarantaine de son milieu d’origine. Lui à qui de mauvaises langues prêtaient pourtant une carrière d’infiltré pour le compte des services de renseignement occidentaux…
L'avantage de la couleur
Derrière ses discours africanistes, le «blanc gâté» souffrirait d’un manque d’alternative. On susurre qu’il ne peut plus repartir dans son pays. Il dément, clamant qu’il ne veut plus de cette Europe égarée dans le tourbillon d’un rythme déshumanisant. Serait-ce l’Europe qui ne veut plus de lui?
Mais comment diable est-il arrivé là? Ses penchants mythomanes ne permettent pas toujours de retracer avec précision son parcours. Quand on a la gueule cassée, on s’invente baroudeur. A-t-il réellement été enseignant-coopérant, lui qui ne parvient pas à obtenir un poste de pion à l’école française —même au tarif local? A-t-il vraiment traversé le Sahara avec cette vieille guimbarde dont le produit de la vente a fondu comme neige au soleil sahélien? Pourrait-il authentifier cette expertise qu’il revendique en informatique, lui qui continue de croire que les Africains en sont resté au système MS-DOS? Ou en mécanique, lui qui traversa le désert? Ou en journalisme, lui qui, après tout, est né à la source de la langue officielle de l’ancienne colonie?
Peut-on continuer à croire que le moins bien de l’Europe serait toujours mieux que le mieux de l’Afrique? Beaucoup d’Africains continuent de penser que l’épiderme blanc est un meilleur passeport pour une chaire universitaire qu’un diplôme en bonne et due forme. Le blanc n’est-il pas la couleur de l’expert? Sur les écrans des chaînes gouvernementales, l’expertise ne semble-t-elle pas toujours crédible quand elle vient du Nord?
Malgré les avantages théoriques liés à la couleur de peau, l’observation ethnographique du «blanc gâté» démontre que le terme «moisi» fait moins référence à l’apparence physique qu’à la maigreur du portefeuille. Un projet d’export de gomme arabique ou d’import de fripes n’atteindra sans doute jamais le stade du business-plan. L’économie personnelle du «blanc moisi» consistera souvent à vivre aux crochets d’une famille africaine bienveillante. En retour, l’invité abreuvera ses hôtes de discours sur la perte de solidarité familiale dans sa société d’origine où —soit écrit en passant— il a abandonné sa famille.
Il vivra d’expédients quand il ne sombrera pas franchement dans des trafics. Dans la série burkinabè«Quand les éléphants se battent», le personnage au teint blafard accumule les deux clichés: il s’incruste dans un foyer africain d’où il organise ses deals, entre drogue douce et faux papiers.
Au final, le «blanc moisi» a le postérieur entre un fauteuil Ikea et un tabouret subsaharien. Au moindre mouvement, c’est la chute qui le guette.
Damien Glez
SlateAfrique
© Damien Glez, tous droits réservés.
Sur la terrasse d’un maquis joyeusement populeux, il est assis sur une chaise en ferraille décatie. Les effluves des sanitaires à ciel ouvert couvrent les fragrances de houblon. Mais qu’importe «Madame pipi» pourvu qu’on ait «Madame whisky». Miracle de l’acclimatation: à mesure que l’alcool diluera le sang, la concurrence des odeurs tournera étonnamment à l’avantage de la bibine.
Les clients locaux boivent leur mousse ici par défaut. Parce qu’ils n’ont pas accès aux tavernes climatisées des «môgôs puissants», là où on vous sert des beignets de crevettes. Mais, lui, l’allogène à la peau claire, il revendique sa fidélité à ceziggurat du dieu bière. Il répète à l’envi que l’orchestre afro-cubain du samedi soir sublime les grésillements de la sono. Que l’enivrante musique mandingue, même saturée et surtout imbibée, conduit à l’orgasme tout aussi sûrement que la chair. Si vous le poussez un peu, il pourra poétiser les parfums d’urine, ultime gage que l’aseptisation de son pays d’origine a —encore— épargné les quartiers «poto-poto».
Même s’il finance rarement la tournée de cannettes, il sera reçu, la nuit tombée, à la table des maquisards (clients des maquis, les bars) professionnels. Ceux-ci le regarderont gloser sur son âme plus africanisée que celle des Africains. Avec un intérêt toujours renouvelé, ils observeront son front tanné révéler, sous les effets de l’alcoolémie, ce reste de rougeur qui fait comparer les nouveaux arrivants à des «cochons grattés». Ils rempliront son verre en lui jetant un regard finalement moins moqueur qu’attendri.
Oui, ce blanc-là est un objet de saine curiosité. Comme tous ses congénères que les enfants hèlent naïvement dans la rue, en criant «Toubab! Toubab!». Mais aussi parce qu’il se démarque des expats, dont les quatre roues motrices aggravent, en soulevant des nuages de latérite, l’insalubrité de ce fier maquis. Ce blanc-là, «leur blanc à eux», il quittera le bar à pied. «Roots» par vocation ou désespérément fauché? Le mystère est entier. Un blanc n’est-il pas censément riche? Si c’est le cas, celui qui s’éloigne en titubant sur des tongs trop usées est visiblement «gâté». On le baptisera donc «blanc moisi».
Blanc fauché, blanc gâté
Son polo est si délavé que la marque au crocodile paierait pour le retirer du circuit. Il faut dire que ce tissu a rarement eu affaire à la lessive. Dans une chanson de zouglou ivoirien, Petit Yode & l'enfant Siro n’expliquent-ils pas «Quand tu vois un noir, il est propre, mais sa maison est sale» alors que«quand tu vois un blanc, sa maison est propre, mais il est sale»?
Ce blanc à la peau grillée par le soleil serait alors plus blanc que blanc! Comme son visage, son tricot est passé par toutes les couleurs. Véritable relique, il en garde traces: le col est gris-de-lin, les aisselles aubergine, la poitrine parme et l’ourlet améthyste.
L’homme porte alternativement un pantalon baïfall —qui a l’avantage d’homologuer les variations de couleurs— et un vieux jean râpé au fond un peu trop affaissé, même à l’ère des tailles basses. Quand le «blanc moisi» est français, il gardera, pour les réceptions du 14-juillet, de vieilles chaussures bateau qui semblent être passées sous un rouleau compresseur et des chaussettes rouges de l’époque zogoda (mode ivoirienne qui consistait à s'habiller en rouge et noir).
Sous le polo qu’il a renoncé à «fourrer» depuis la dernière dévaluation, il arbore une bedaine naissante que semblent vouloir rejoindre ses épaules plongeantes. Signe de l’âge ou symptôme du renoncement qui voûte ceux que l’Afrique n’envoûte plus qu’en théorie? Les poches sous ses yeux attestent de la quarantaine asthénique d’un homme souvent mis en quarantaine de son milieu d’origine. Lui à qui de mauvaises langues prêtaient pourtant une carrière d’infiltré pour le compte des services de renseignement occidentaux…
L'avantage de la couleur
Derrière ses discours africanistes, le «blanc gâté» souffrirait d’un manque d’alternative. On susurre qu’il ne peut plus repartir dans son pays. Il dément, clamant qu’il ne veut plus de cette Europe égarée dans le tourbillon d’un rythme déshumanisant. Serait-ce l’Europe qui ne veut plus de lui?
Mais comment diable est-il arrivé là? Ses penchants mythomanes ne permettent pas toujours de retracer avec précision son parcours. Quand on a la gueule cassée, on s’invente baroudeur. A-t-il réellement été enseignant-coopérant, lui qui ne parvient pas à obtenir un poste de pion à l’école française —même au tarif local? A-t-il vraiment traversé le Sahara avec cette vieille guimbarde dont le produit de la vente a fondu comme neige au soleil sahélien? Pourrait-il authentifier cette expertise qu’il revendique en informatique, lui qui continue de croire que les Africains en sont resté au système MS-DOS? Ou en mécanique, lui qui traversa le désert? Ou en journalisme, lui qui, après tout, est né à la source de la langue officielle de l’ancienne colonie?
Peut-on continuer à croire que le moins bien de l’Europe serait toujours mieux que le mieux de l’Afrique? Beaucoup d’Africains continuent de penser que l’épiderme blanc est un meilleur passeport pour une chaire universitaire qu’un diplôme en bonne et due forme. Le blanc n’est-il pas la couleur de l’expert? Sur les écrans des chaînes gouvernementales, l’expertise ne semble-t-elle pas toujours crédible quand elle vient du Nord?
Malgré les avantages théoriques liés à la couleur de peau, l’observation ethnographique du «blanc gâté» démontre que le terme «moisi» fait moins référence à l’apparence physique qu’à la maigreur du portefeuille. Un projet d’export de gomme arabique ou d’import de fripes n’atteindra sans doute jamais le stade du business-plan. L’économie personnelle du «blanc moisi» consistera souvent à vivre aux crochets d’une famille africaine bienveillante. En retour, l’invité abreuvera ses hôtes de discours sur la perte de solidarité familiale dans sa société d’origine où —soit écrit en passant— il a abandonné sa famille.
Il vivra d’expédients quand il ne sombrera pas franchement dans des trafics. Dans la série burkinabè«Quand les éléphants se battent», le personnage au teint blafard accumule les deux clichés: il s’incruste dans un foyer africain d’où il organise ses deals, entre drogue douce et faux papiers.
Au final, le «blanc moisi» a le postérieur entre un fauteuil Ikea et un tabouret subsaharien. Au moindre mouvement, c’est la chute qui le guette.
Damien Glez
SlateAfrique
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