Certains se sont indignés, avec raison, devant l’hypocrisie et l’imposture que constituaient les hommages de nos dirigeants à Nelson Mandela.
En effet, comment rendre hommage à cet homme, que l’on associe au noble combat des populations noires d’Afrique du Sud contre un système d’exploitation injuste et raciste, alors même que l’on alimente le chaos et la barbarie dans de nombreuses régions dans le monde, notamment en Afrique et au Moyen Orient ?
La remarque est juste, mais pendant qu’on se dispute la mémoire d‘un de ces héros dont les médias raffolent, c’est à côté de la réalité, passée et présente, que l’on passe.
Le peuple noir d’Afrique du Sud est une nouvelle fois aux premières lignes du combat contre l’impérialisme et l’exploitation.
Face à lui, les forces de l’ordre du gouvernement tripartite composé de l’ANC (parti de Nelson Mandela), de SACP (Parti communiste d’Afrique du Sud) et la centrale syndicale COSATU.
A la lumière de la situation actuelle, il est dans l’intérêt de tous de porter un regard froid sur l’action politique de Mandela, de la clandestinité à sa gestion du pouvoir, et de tirer du passé les leçons qui nous permettront de nous organiser aujourd’hui.
Exploitation, assassinats, massacre : le miracle économique de l’Afrique du Sud
De concert avec les éloges de nos politiques, la presse économique salut l’ouverture de l’Afrique du Sud, première économie du continent africain au sous sol extrêmement riche. La revue capitaliste Challenge publiait vendredi l’interview de Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI) :
« Qu’est ce que Nelson Mandela, décédé le 5 décembre à Johannesburg, a apporté à l’économie sud-africaine ? Quand il a été élu président en 1994, il a contribué à ce que l’ANC (Congrès national africain) change sa politique économique.
Elle a abandonné le communisme. Cela a permis au pays de ne pas nationaliser toute l’économie du pays.
Cela a-t-il ensuite permis à l’Afrique du Sud de décoller économiquement ? Il est sur que si tout avait été nationalisé, si on était revenu à une politique économique des années 50, l’Afrique du Sud ne serait pas devenue un pays émergent. [...]
Quand il est arrivé au pouvoir, le mur de Berlin était tombé, il a réalisé que l’histoire avait tourné et en a tiré les conséquences. Et pour prendre le pouvoir, il a dû aussi composer avec l’élite blanche des affaires, libérale. [...] Oui, il s’est adapté à l’air du temps. » (1)
Le journal Les Echos affirme sur le même ton :
« C’est certainement l’un des symboles dont l’Afrique du Sud est la plus fière. Vingt ans après l’abolition de l’apartheid, elle est parvenue à se hisser au sein du groupe très fermé des BRICS, aux côtés du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine. [...] Sans doute son ouverture vers l’extérieur, favorisée par son activité portuaire, n’est pas étrangère à ce rayonnement. » (2)
Partout, on célèbre l’ouverture du pays comme la deuxième réalisation du grand Mandela. Mais à l’instar des autres pays émergents, le miracle économique sud-africain cache une réalité dérangeante.
Entre la coupe du monde de football en 2010 et la mort de Mandela, tous les prétextes sont bons pour ne pas parler des sud-africains.
Pourtant, depuis les politiques de libéralisation de l’économie mises en place à la fin des années 90 et plus encore depuis la crise du capitalisme à la fin des années 2000, les travailleurs et le peuple noir d’Afrique du Sud ont engagé une lutte de résistance face aux appétits des firmes multinationales étrangères et au gouvernement tripartite, pour le droit à une vie digne.
La répression est terrible. En août 2012, la police du gouvernement tire sur les grévistes de la mine de Marikana, tuant 34 d’entre eux et en blessant des dizaines d’autres. C’est un massacre.
La centrale syndicale COSATU, membre du gouvernement, couvre ce dernier et parle de tragédie. Les assassinats de responsables syndicaux ne sont pas rare. Le site Jeune Afrique publiait vendredi 6 novembre une dépêche de l’AFP :
« Un nouveau syndicaliste a été assassiné à la mine de platine sud-africaine de Marikana (nord), théâtre de violences depuis la grève meurtrière déclenchée par des rivalités entre syndicats en 2012, a indiqué mercredi la confédération syndicale Cosatu. [...] en moins de trois mois, quatre membres du NUM [syndicat des mines, l'un des composants de la Cosatu], ont été tués dans la région de Rustenburg, le coeur de la ceinture de platine sud-africaine dont fait partie Marikana. »(3)
Dans ce climat de misère et de terreur, la grève ne cesse de s’étendre de mine en mine, d’usine en usine. Plus de cent milles mineurs et ouvriers sud-africains se dressent contre les grandes corporations anglo-américaines et européennes qui accumulent de gigantesques profits sur l’exploitation quasi esclavagiste des travailleurs.
Avec elles, le gouvernement du président Zuma, pourtant issu du mouvement de libération nationale. Malgré les obstacles posés par la central syndicale COSATU membre du gouvernement, les travailleurs africains s’organisent en comités syndicaux, dressent leurs revendications, votent la grève : Implats Mine (Johannesburg), Amplats (Limpopo), mines de Marikana, dans l’automobile etc. (4)
Comment comprendre que le gouvernement composé de l’ANC, du PC sud-africain et de la centrale syndicale COSATU permette le maintien des inégalités sociales et raciales en ouvrant brutalement son pays au capitalisme dérégulé et impérialiste ?
Comment expliquer que ce gouvernement issu de la lutte du peuple noir d’Afrique du Sud pour la liberté et l’autodétermination permette aux FMN étrangères d’exploiter dans des conditions indignes les travailleurs sud-africains et aille jusqu’à les massacrer pour insubordination ?
travailleurs en grève dans les mines de Marikana
La lutte de libération nationale et la question de la nationalisation : le rôle de l’ANC et de Mandela
Des grèves et des mobilisations pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, la question de la nationalisation des secteurs clés de l’économie sud-africaine à resurgit sur la place publique, comme en écho à la politique de privatisations massives mise en place par l’ANC à la fin des années 90.
La revendication de la nationalisation est centrale en Afrique du Sud qui est un pays extrêmement riche en ressources naturelles. Selon la l’ANCYL (ligue de jeunesse de l’ANC) :
« l’Afrique du Sud est l’endroit où l’on trouve les réserves de minerais essentiels et les plus diversifiés au monde [...]. L’Afrique du Sud est le plus grand producteur et exportateur de chrome et de vanadium, le leader dans la production d’or et de diamant naturel, de ferrochrome, de platine (88% des réserves mondiales de base des métaux du groupe du platine), de manganèse (80% des réserves mondiales de base de minerai), des carburants liquides de synthèse et des produits pétrochimiques dérivés du charbon. » (5)
Ces dernières sont depuis toujours exploitées par des compagnies occidentales, notamment L’Anglo-American Corporation (basée à Londres) et la BHP-Billiton (basée à Melbourne).
C’est dans ce contexte d’accumulation de profits gigantesques pour les capitalistes blancs et d’exploitation et de misère pour les travailleurs noirs que la question de la nationalisation est revenue sur la place publique aujourd’hui en Afrique du Sud.
La restitution des richesses d’un pays à son peuple est une dimension fondamentale de toute lutte de libération nationale. Dans son combat contre l’establishment blanc, le peuple noir d’Afrique du Sud à consentit de terribles sacrifices pour imposer la revendication de l’expropriation des propriétaires terriens blancs et de la nationalisation des mines, seule voie possible pour arracher le pouvoir et renverser le système d’apartheid.
Tous les mouvement de libération nationale en Afrique du Sud se sont construits autour de ces revendications. Julius Malema est président de l’ANCYL.
Le site News24 rapportait ses propos en 2009 :
« La nationalisation des mines a été inscrite dans la Charte des liberté*, et c’est donc une condition pour la direction dans l’ANC.[...] Si vous n’êtes pas qualifié pour diriger l’ANC. [...] Vous pouvez vous votez des satisfecit mais si vous n’avez pas le pouvoir économique et social, ça n’a pas d’intérêt. [...] Le Black Economic Empowerment** a aussi été un faux semblant, puisque les contrats du BBE étaient financés par des banques détenues par des hommes blancs. [...] Nous avons le droit d’acheter des actions, mais avec quoi ? Nous sommes toujours contrôlés par le capital détenu par des hommes blancs. » (6)
Le discours de Malema reflète les contradictions historiques internes de l’ANC. La Charte des libertés par le bien de restitution des richesses à son peuple, mais jamais le terme nationalisation est employé.
De même, elle affirme que les catégories raciales établis par le régime de l’apartheid forment déjà une nation au sein de laquelle il suffit d’abolir les lois raciales.
Elle est le produit de la pression des masses noires pour la nationalisation et le renversement de la minorité blanche, et la ligne d’acceptation du système d’exploitation économique instauré par la minorité blanche épuré des inégalités en droit civil basées sur la race.
Elle reflète certes les aspirations populaires, mais les bride et les limite immédiatement. Le Black Conscioussness Movement reprochait à l’ANC de nier le problème national spécifique à l’Afrique du Sud, c’est à dire un peuple noir colonisé et exploité par un establishment colonial blanc.
Selon le BCM, le combat du peuple noir pour la constitution d’une nation souveraine et indépendante devait prendre la forme du combat des Noirs (et des Non Blancs car exploités aussi : Indiens et métis) contre les Blancs, pour la république noire, pour le pouvoir de la majorité noire.
Derrière un discours socialisant, l’ANC masquait un programme de soutien au capitalisme, et donc à l’exploitation de la majorité noire.
Au prix du sang, le peuple noir s’est soulevé massivement pour renverser le système de l’apartheid, au nom des revendications ouvrières et démocratiques de distribution de la terre et de nationalisation. Il a porté l’ANC jusqu’à la victoire en 1993.
Tout était possible, mais la direction de l’ANC, dont faisait partie Nelson Mandela ont conclu à Kempton Park en 1994 avec les autorités blanches un accord instaurant l’égalité civiles entre les citoyens sud-africain mais laissant en place toutes les institutions du régime de l’apartheid : police, armée, justice, partis politiques blancs).
La propriété privée n’étant pas attaquée, les grands moyens de productions sont restés entre les mains de la minorité blanche. Le paiement de la dette était garantie auprès des institutions financières et les capitaux des entreprises ayant soutenu et profité de l’apartheid n’ont pas été touchées***.
L’ANC arrive au pouvoir en 1994, remportant les premières élections multi-raciales. Après quelques années de vagues politiques socialisantes ayant permis le développement d’une petite classe de patrons noirs, de brutales politiques de privatisations aggravent les inégalités sociales et raciales héritées de 40 ans d’apartheid.
De l’apartheid à la continuation de l’apartheid : sortir du carcan de Kempton Park
Si les inégalités en droit civil ont bien disparu, les inégalités sociales sur lesquelles elles s’appuyaient se sont aggravées. Le système d’exploitation ayant été maintenu par l’ANC, la situation du peuple noir n’a guère changé.
Si bien que les questions et les revendications qui ont été à la base du mouvement de libération national se posent à nouveau dans une Afrique du Sud gouvernée par des organisations issues de ce mouvement, à la tête desquelles l’ANC.
Les combats actuels des travailleurs sud-africains sont une question de survie pour la classe ouvrière et le peuple noir d’Afrique du Sud. 43% des sud-africains vivent avec moins d’un dollar et demi par jour.
Le taux d’analphabétisme est de 14%. 80% des terres appartiennent à une minorité blanche. Et comme partout, gouvernement et multinationales, pour faire baisser le coût du travail et stimuler les investissements (la fameuse ouverture tant chantée mais qui ne profite pas au peuple noir), précarisent encore plus le travail et aggravent les conditions de vie.
La question de la nationalisation se pose donc, alors que depuis 1994 personne n’osait critiquer la gouvernance des libérateurs de l’apartheid. Et comme moyen pour y parvenir, la nécessité de l’indépendance des organisations ouvrières. Indépendance vis à vis du gouvernement et des institutions de l’Etat sud-africain au service des multinationales occidentales.
Indépendance vis à vis des organisations politiques qui participent à ce gouvernement. En effet, dans cette situation, l’ANC et le PC sud-africain n’ont pas d’autre choix pour appliquer leur politique que de s’appuyer sur la centrale syndicale COSATU et de tenter d’étouffer par en haut les mobilisations des travailleurs sud-africains.
Toute la portée internationale des grèves actuelles en Afrique du Sud est dans le combat des travailleurs sud-africain non seulement contre leurs patrons mais contre leurs direction syndicale, dépendante du gouvernement.
Rétablir l’indépendance de la centrale syndicale est la première étape nécessaire à la sortie du traité de Kempton Park, à la restitution effective des richesses du pays à son peuple et à la souveraineté nationale.
Ce qui à fait tomber le régime de l’apartheid fera tomber sa continuation sous la direction de l’ANC et de Mandela.
Les hommages de la classe capitalistes à la mémoire de Mandela ne sont pas si inopportuns. En même temps que les inégalités civiles tombaient devant le mouvement révolutionnaire du peuple noir, Nelson Mandela et l’ANC ont sauvé les capitaux, les intérêts et les institutions du système d’exploitation capitaliste en Afrique du Sud.
Le pillage de l’Afrique du Sud, et l’exploitation de son peuple, n’ont jamais cessés et se sont même développés. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est traversée par un grand mouvement de révolte et de grèves.
Elle adresse un message bien différent des éloges consensuelles que l’on entend sur Mandela : seul les travailleurs et le peuple rassemblés en front unique de leurs organisations, en toute indépendance, pourront mettre à bas l’oppression de capitalisme partout sur la planète.
___________
Simon Assoun
* la Charte des libertés est une plate-forme de revendications communes et de principes adoptée en 1955 par l’ANC et ses alliés. Toutes les organisations de libération du peuple noir n’en sont pas signataires, dont le Black Conscioussness Movement.
** le Black Economic Empowerment (BBE) est un programme économique visant à faciliter le développement d’une classe de patrons et de financiers noirs
*** British Petroleum PLC, Chevron Texaco Corporation, Crésit suisse, Daimler-Chrysler, Deutsche Bank, Exxon Mobil, Ford, General Motors, IBM, Shell, Total-Fina-Elf.
(1) http://www.challenges.fr/economie/20131206.CHA8069/ce-que-l-economie-sud-africaine-doit-a-nelson-mandela.html
(2) http://www.lesechos.fr/economie-politique/monde/actu/0202825997501-l-afrique-du-sud-un-pays-emergent-en-quete-de-cohesion-sociale-635053.php
(3) http://www.jeuneafrique.com/actu/20131106T152756Z20131106T152731Z/
(4) http://parti-ouvrier-independant.fr/2013/09/10/vague-de-greves-en-afrique-du-sud/
(5) http://www.politicsweb.co.za/politicsweb/view/politicsweb/en/page71654?oid=158357&sn=Detail
(6) http://www.news24.com/SouthAfrica/Politics/ANC-must-nationalise-mines-Malema-20091023
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