samedi 21 décembre 2013

Pour comprendre la guerre au Congo, lisez John Le Carré


Kivu : un soldat rebelle garde des prisonniers (James Akena/Reuters).

Chaque jour, je reçois un e-mail de la Coordination des affaires humanitaires des Nations Unies à Goma, dans la province congolaise du Nord-Kivu, m’informant de l’état des combats et des populations déplacées dans cette région de l’Est du Congo. 


Ces e-mails ont commencé à devenir obsédants alors que je terminais la lecture du « Chant de la Mission », le dernier roman de John Le Carré.

Les e-mails de l’ONU, c’est-à-dire la réalité, me parlent des combats qui opposent l’armée congolaise aux partisans du général tutsi Laurent Kunda et aux maï-maï, faisant quelque 350 000 personnes déplacées dans la région. 


Le dernier communiqué fait état de combats « substantiels » dans le district de Masisi, d’un quartier de Goma encerclé et fouillé par l’armée qui a trouvé des armes et arrêté quatre personnes, etc.

Le livre de John Le Carré, une fiction donc, me parle de la même chose, revue et corrigée par un romancier, maître du roman d’espionnage au temps de la guerre froide, recyclé dans les conflits de l’après-guerre froide. 


Un monde dans lequel les guerres du Congo ne sont plus le sous-produit des affrontements Est-Ouest, mais des conflits aux raçines ethniques ancestrales, doublées des appétits que suscitent les richesses du sous-sol.

Dans « Le Chant de la mission », les services britanniques fomentent, sous prétexte d’amener la démocratie et la paix, une entente avec un chef maï-maï, un prophète charismatique, et un chef de guerre banyamulenge, dans le but, évidemment, de livrer les minerais du Kivu à un consortium occidental...

Le romancier est le seul à raconter une guerre oubliée

Cet aller-retour entre la réalité et la fiction est assez fascinant. Non pas tant parce que Le Carré a placé son roman dans un contexte bien réel -il l’a toujours fait. Mais parce qu’il est le seul, aujourd’hui, à tenter de donner un éclairage à une guerre africaine oubliée. 


Cherchez bien, vous ne trouverez pas d’analyse dans vos grands quotidiens, et encore moins à la télévision, sur ce qui se passe au Kivu et qui affecte la vie de centaines de milliers de personnes.

L’espace consacré dans les médias aux enjeux internationaux se réduit d’année en année, et pas seulement en France. En revanche, John Le Carré, en raison de sa notoriété et de son talent, sera lu par des milliers de lecteurs qui auront sa grille de lecture, certes discutable, de ce conflit.

Plus troublant encore, je me trouvais ce weekend à Ferrara, magnifique ville d’Emilie Romagne, en Italie, pour le premier festival international du magazine italien Internazionale. Une grande réussite avec des débats de grande qualité sur les enjeux internationaux, comme on rêverait d’en avoir aussi en France...

A l’un de ces débats, quatre intervenants, des romanciers de pays « du Sud » (cette formule est devenue un peu désuette, non ?), ont défendu l’idée que le roman était devenu le lieu privilégié pour décrire la réalité sociale et politique de leurs pays, plutôt que des médias décrédibilisés. 


L’indienne Arundhati Roy, la Turque Elif Shahak, la Marocaine (installée aux Etats-Unis) Laila Lalami, et le Colombien Efraim Medina Reyes, ont exprimé, chacun à sa manière et dans son contexte, cette idée du romancier qui remplace le journaliste. 

Le « modérateur » du débat, le critique italien Goffredo Fofi, a lui aussi enfoncé le clou : « le roman permet d’entrer dans la complexité d’une manière que le journalisme ne permet plus aujourd’hui », a-t-il dit.

« Les villageois avaient besoin d’un conteur pour raconter leur détresse »

Arundhati Roy est évidemment la plus connue des quatre auteurs présents, et la plus représentative de cet engagement. Elle a expliqué à Ferrara que le Prix Booker qu’elle a reçu en Grande Bretagne en 1997 pour son célèbre « Dieu des petits riens » lui a assuré une telle « plate-forme » dans son pays qu’elle a pris la parole pour ne plus la quitter. 


Elle s’est retrouvée en première ligne pour défendre les populations déplacées par la construction d’un barrage géant : « Les villageois avaient besoin d’un conteur pour raconter leur détresse », a-t-elle dit.

Le cas de John Le Carré n’est pas similaire à celui d’Arudhati Roy, évidemment. L’indienne est devenue militante et porte-voix des sans-voix, tandis que le romancier britannique reste dans son art traditionnel. Mais tous deux apportent du sens à des situations complexes.

On peut être en désaccord avec leur grille d’analyse, mais il faut leur reconnaître une contribution au débat pubic que les médias ont de plus en plus de mal à faire. 


Les communiqués qui me parviennent de Goma avec la réalité du Kivu n’ont plus le même écho depuis que j’ai lu le roman qui m’explique le Kivu.
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► Le Chant de la Mission de John Le Carré - éd. du Seuil - 347p.,21,80€.


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Arundhati Roy (Pierre Haski
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